Professeure, philosophe et écrivain. Elle enseigne à la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire). Son oeuvre littéraire comprend plusieurs romans, des recueils de poésie et des livres pour les enfants. Au nombre des très nombreuses études publiées par l'auteur au cours de ces dernières années, on relèvera: La Tolérance (1997); Grobli Zirignon (1998); Carnet de route (1998); Ecritures et savoirs (1998); Internet, le temps et la tradition orale (1999); Entretien avec Tiébéna Dagnogo, peintre et sculpteur (1999); "Nous en avons assez de mourir, nous voulons vivre pour l'Afrique" (2000). Ecrire à Tanella Boni |
La spirale de la violence
par Tanella BONI
11 septembre 2001. Le monde ne pourra pas oublier cette date. Les marges du monde parmi lesquelles se trouve reléguée l'Afrique profonde imagine déjà un conte dans lequel le feu et la fumée sont les personnages principaux tombés du ciel sur une partie de l'Amérique...Car malgré la forte médiatisation de l'événement, je ne suis pas sûre que les images et les commentaires qui ont suivi aient fait le tour du monde comme nous avons tendance à le croire. Voici l'événement type qui nous fait penser que le monde n'est pas une construction parfaite faite de réseaux, composé de figures régulières. Les réseaux sont constitués de lignes en pointillé. Il y a des zones où la communication ne passe pas, où l'information ne parvient pas en temps réel ou pas du tout. Elle s'interrompt, reprend sa course après avoir ignoré quelques points, contourné des vides. Mais ces espaces où les réseaux manquent à l'appel ne sont jamais vides d' humains. Ici, le temps est irrégulier et la diffusion de l'information montre ses limites. Dans ces limites, l'oralité prend le relais. De ce côté-ci du monde, des images ont pu être vues par quelques-uns en direct, par d'autres en différé. L'information est commentée dans quelque langue officielle mais aussi dans des langues locales. Puis elle est racontée. Chacun imagine la scène selon sa propre vision du monde. Chacun conçoit la place du Mal dans cette histoire, propose un châtiment pour le coupable. De quel côté se trouve le Bien ? Pense-t-on un seul instant que l'événement du 11 septembre 2001 vient de changer, symboliquement, la carte du monde ?
Tous les géants ont un talon d'Achille fragile, vulnérable. Et tous ceux qui ont des comptes à régler avec un grand de ce monde mettront tout en oeuvre pour tromper sa vigilance et l'ébranler à partir d'un point sensible. Celui-ci peut être le symbole de toute une civilisation et porter un nom aussi symbolique que World Trade Center ou Pentagone C'est un centre d'affaires et un système mondial qui s'effondrent dans un nuage de fumée plus vrai que nature. Des êtres humains contraints de sauver leur peau s'échappent de toutes parts. Mais chacun a du mal à imaginer les milliers de corps ensevelis sous les décombres... C'est une image de l'enfer que nous ne sommes pas près d'oublier. Qui donc voulait l'enfer pour les Etats-Unis d'Amérique ? Du côté de l'Afrique, il y avait des tas de griefs à formuler contre cette puissance mondiale et ses alliés occidentaux capables de soutenir quelque dictateur, de lui donner les moyens de sa survie pendant que le peuple, lui, croupit dans la misère entre la vie et la mort. Que dire aussi de ces multinationales qui font le tour du monde tout en laissant planer une menace réelle sur l'environnement et la vie de ceux qui subissent les conséquences d'un système mondial inhumain ? Et puis, ces milliers de personnes que l'on laisse mourir, comme au Rwanda en 1994, sans essayer d'arrêter le massacre, sans donner à cette tragédie la dimension médiatique qu'elle mérite... Il fallait se rendre à l'évidence, pour une fois, ce n'était pas du cinéma sur le petit écran. C'était une histoire vraie. Pour une fois, la nouvelle annoncée ne concernait pas une catastrophe humanitaire dans quelque pays pauvre mais un cauchemar vécu dans le pays le plus puissant du monde, le plus surveillé, dans la ville la plus belle....Il y eut une première réaction disant : "ce sont des Américains ! Cela ne nous regarde pas. Quand on a des problèmes chez nous, on nous ignore. La preuve, dans la même semaine, il y a eu plus de cinq cent morts, au cours d'affrontements inter religieux à Jos au Nigeria. Les morts en Afrique n'émeuvent plus personne dans le monde !". Puis on s'est rendu compte que même dans la plus belle ville du monde et dans le pays le plus puissant des hommes et des femmes pouvaient mourir en grand nombre sans raison. Ces hommes et ces femmes pouvaient ne pas être tous américains. Quelques personnes pensèrent à leurs enfants, parents, amis ou connaissances vivant dans ce pays lointain. Oui, l'Amérique, ce n'est pas seulement la terre des Américains, mais un carrefour malgré tout, un lieu de passage d'êtres humains venant d'horizons divers. Oui, l'élan de compassion finit par l'emporter : l'autre se trouvant dans les flammes, luttant contre la fumée, mort sous les décombres pouvait être un humain tout court. Chacun eut une pensée pour les morts et les disparus. Chacun mis en veilleuse sa propre situation de marginal ou de pauvre exclu des ruelles du monde. L'émotion pris le dessus. Compatir à la douleur de l'autre qu'on ne connaît pas est peut-être la meilleure manière d'appartenir à une commune humanité malgré la diversité des cultures, des religions, des lois ; malgré la présence incontournable des frontières. Oui, il y aurait beaucoup à dire sur les rapports qui existent entre l'Afrique et l'Occident. Il est temps que l'Afrique elle-même se réveille et essaie de régler, malgré tout, ses propres problèmes. Maintenant elle veut, comme l'a dit le Président Wade en visite à Paris en septembre, former une coalition africaine contre le terrorisme international. Nos chefs d'Etat ne veulent plus se contenter de faire des déclarations sur les événements du monde. Ils veulent avoir une place dans le monde. Les anonymes les regardent et attendent des actions concrètes. Dans le même temps, trois prix Nobel sud-africains, voix autorisées, déclarent qu'il faut lutter contre le terrorisme international en respectant les dispositions de l'ONU. Mais le vrai problème est, il me semble, toujours ailleurs. Avant de contrer l'action des terroristes, nous nous trouvons face à un scandale au sens premier du terme : la pierre d'achoppement contre laquelle chacun butte sur la place publique. Quelle que soient les raisons de la frappe des terroristes, il y a toujours des victimes qui ne méritaient pas de mourir à ce moment-là, ou de souffrir dans leur chair et dans leur âme. Devant tant d'atrocités commises en un seul lieu, en un seul jour, pour des raisons inconnues, on est en droit de se demander combien pèse une vie d'humain aujourd'hui ? Et quel rapport entretenons-nous avec la mort ?
Il y a eu donc, dans un premier temps, une vague d'émotion et un élan de solidarité qui ont déferlé du monde entier -y compris des marges du monde- en direction de l'endroit où, sans raison formulée, des milliers d'humains ont trouvé la mort. Cette émotion a mis en veilleuse d'abord toutes les rancoeurs, puis a tissé des liens d'une autre nature (diverses actions ont été entreprises : des pétitions, des concerts, des points de vue exprimés sur des sites Internet ou simplement un mot de compassion sur une antenne de radio ou de télévision... ) montrant que notre rapport à autrui, même s'agissant de notre pire ennemi, ne se consolide que dans des cas d' extrême urgence. Devant le poids des événements, le dérèglement mental guettait non seulement les proches des victimes, mais aussi les femmes et les hommes de bonne volonté qui passent leur vie à lutter pour la paix et la tolérance dans le monde. On participe à un élan de solidarité parce qu'il s'agit d'apporter un peu de réconfort aux familles des victimes et aux survivants ; parce qu'il faut se sentir utile à quelque chose, avoir l'illusion d'appartenir à une humanité menacée de toutes parts. Cet élan de solidarité montre que tout n'est pas encore perdu, qu'il y a une lueur d'espoir qui subsiste dans nos coeurs, une étincelle capable de soulever des montagnes en cas de danger contre l'humanité. Bien sûr les télégrammes et autres discours officiels existeront toujours en semblables circonstances, mais ils n'auront jamais la chaleur et l'énergie de quelque parole anonyme venant du bout du monde... Depuis la date fatidique, j'ai l'impression que nous assistons, la mort dans l'âme, au tournage d'un film commercial où tous les ingrédients sont réunis pour en faire un succès mondial. Mais personne ne peut dire, aujourd'hui, quel type de film sortira de là après le montage des images. Nous avons vu l'enfer si près, tout près de nous le premier jour. Nous avons suivi au jour le jour les fouilles sur les lieux de la tragédie et le décompte des morts et des disparus. Gestes tout aussi symboliques qui veulent nous dire qu'un mort n'est pas un objet. Mais nous voyons des fouilles comme sur un site archéologique et nous entendons des chiffres comme si une vie d'humain pouvait se compter. Ce qui compte c'est de pouvoir retrouver tel corps unique, de le rendre, symboliquement, à ses proches. Et il y a des disparus non retrouvés. La douleur, dans cette tragédie, n'appartient pas seulement aux proches parents et aux amis. Il y a un presque rien qui flotte dans l'air du monde, communiqué à l'échelle planétaire, un presque rien qui provoque stress, angoisse et dépression ; ces maux d'aujourd'hui qui s'annoncent quand rien ne va, quand le mal arrive sans déclarer son identité. Oui, le Mal est là. D'où vient-il ? Qui est-il ? Très vite un nom a fait le tour du monde : Usama Ben Laden Un pays a été mis à l'index : l'Afghanistan. Le régime des Taliban est accusé d'abriter l'homme le plus dangereux du monde. Sa tête est mise à prix. Comme dans les meilleurs westerns. Un réseau - même mot, autre sens- imaginé comme une << nébuleuse" fait l'objet d'une attention particulière de la part des occidentaux. Front uni contre le terrorisme international. Déjà, les jeux semblent faits. Les joueurs en présence. Mais comment jouer sur l'échiquier du monde quand, d'un côté, l'argument est celui de la légitime défense et, de l'autre, l'absence de parole, de déclaration ? Tout comme la guerre, le jeu commence toujours quelque part, par une déclaration, le respect d'une règle et personne ne sait à quelle condition ni quand il prend fin. Comment déclarer la guerre à un objet non identifié ?
On pourrait dire un mot de cette nébuleuse qui ne dit mot mais agit. Elle finance, mais quoi donc ? Elle frappe ses cibles sans raison apparente, sème la terreur. Elle attaque les corps, les détruit, installe le désarroi dans les esprits. Elle répand l'insécurité à tout point de vue. Comment cerner une chose invisible imaginée comme étant "le Mal" ? Comment lutter contre elle, l'anéantir ? Il y a des amalgames, vite faits, entre la << nébuleuse" et une religion. Heureusement, des esprits avisés haussent le ton contre toute analyse qui glisse dangereusement vers l'amalgame entre l'individu désigné, la religion à laquelle il appartient et sa culture. Non, le monde ne peut être divisé de manière aussi manichéenne entre le Bien appartenant à ceux qui parlent et diffusent l'information à l'échelle planétaire et le Mal qui frappe, agit mais reste insaisissable, une nébuleuse ! Le Bien et le Mal peuvent, contre toute attente, collaborer, cohabiter, s'entraider. La preuve c'est que cette fameuse nébuleuse semble avoir des tentacules partout en Occident et ailleurs. Sa force de frappe est d'abord financière. C'est la première leçon que nous apprenons de cette histoire macabre. Le terrorisme doit sa résistance et sa survie à une connaissance approfondie des mécanismes de la finance internationale. Le terroriste -celui dont l'image fait le tour du monde- peut vivre dans les régions les plus arides de la planète, dans le dénuement complet. Ce n'est pas un animal sauvage errant dans les montagnes. Il peut être un ascète au visage émacié, à la barbe menaçante. Pendant ce temps, sa ruse et son intelligence calculatrices, qui n'ont peur de rien, imaginent le monde comme une carte sur laquelle les parallèles et les méridiens sont remplacés par des méandres tracés au crayon. Chaque ligne est effaçable à merci. Le terroriste reconstruit des pistes praticables dans un monde quadrillé faisant l'apologie des figures géométriques et régulières. Il sait que l'argent gouverne le monde, que l'intelligence et la science sont des biens inestimable, exploitables à toutes fins utiles. C'est un homme qui suit de près les découvertes scientifiques et les prouesses technologiques de son temps. Ce n'est point un étranger dans un monde globalisé...Il pourrait même avoir une enfance sans histoire, dans une riche famille et passer des vacances de rêve en Suède comme le raconte la petite histoire. Pendant ce temps il a un visage d'ange. Il est loin d'apparaître comme étant le Mal personnifié. Mais après ? Je me pose la question de savoir si, par la suite, l'homme n'était pas bien connu de tous les réseaux de renseignements, s'il n'était pas protégé ; par qui donc ? On savait où il vivait, quelles étaient ses activités, comment il opérait. Peut-être a-t-on suivi de près la métamorphose de l'homme pour savoir jusqu'où il pouvait aller ? Les ramifications du Mal peuvent avoir des visages d'hommes paisibles, sans histoires. Un beau jour, on les appelle pirates ou kamikazes, terroristes, quand il est déjà trop tard, après l'action meurtrière, jamais avant. Quelle est la part de responsabilité d'un système mondial qui repose sur la circulation réelle ou virtuelle des capitaux ? Se pose-t-on jamais la question de savoir d'où viennent certains capitaux et à quoi vont-ils servir ? Par ailleurs, sait-on au juste pourquoi ces attentats ont-ils été commis? Il n' y a pas eu de déclaration. Pas de parole revendicatrice. Cette fois-ci, le Mal cache bien son jeu. Qu'est-ce que le Mal au fond, cette réalité invisible capable d'ébranler le monde en quelques secondes ? Comment le découvrir avant qu'il ne soit trop tard ? Telle est la question. Les attentats du 11 septembre n'auraient-ils pas pu être évités dans le pays le plus puissant du monde, possédant les meilleures technologies d'information et de communication ? Question qui n'a plus sa raison d'être puisqu'une autre page de l'histoire est déjà écrite. D'autres images sont déjà filmées. Le jeu macabre sur l'échiquier du monde s'est transformé en guerre. La riposte est intervenue vingt-six jours plus tard, le 7 octobre, sous la forme d'une opération dénommée "Liberté immuable". Liberté ? La guerre ne libère nullement les hommes des maux qui minent le monde. La Banque Mondiale annonce déjà une augmentation de la pauvreté dans les pays pauvres après les attentats terroristes aux Etats-Unis. Les conséquences économiques n'épargneront aucun pays dit développé. De nombreuses compagnies aériennes subissent déjà les conséquences de cette déstabilisation du monde à tous points de vue. Les violences et les nombreux conflits en cours ne seront pas en recul après la déclaration de guerre du 7 octobre. Celle-ci ne réglera pas, par exemple, le problème palestinien qui semble servir de prétexte, après-coup, pour justifier les attentats du 11 septembre. Cette guerre est-elle déclarée contre le terrorisme international ? Ben Laden ? Les Taliban ? l'Afghanistan ? La spirale de la violence prend un nouveau départ. L'Amérique a le feu vert de l'Europe et des Nations-Unis pour riposter. Le système des Nations-Unis a-t-il oublié ici ses déclarations maintes fois réitérées sur les droits humains, sur l'idéal de la culture de la Paix tant prônée par l'UNESCO ? Mais qui frappe-t-on ici ? La guerre a ceci de particulier qu'elle fait de nombreuses victimes imprévues. Les morts qui commencent à tomber sous les projectiles des Américains sont sacrifiés sur l'autel d'une violence qui se veut légitime. S'il y a un accord de principe sur la lutte à mener contre le terrorisme international, je me demande pourquoi cette lutte doit prendre la forme d'une guerre - une de plus - dans un monde qui veut la paix et rien d'autre. Nous avons, en ce début de siècle, toutes les intelligences artificielles et humaines qui pourraient nous éloigner des chemins de la guerre. Nous avons aussi des intuitions multiples provenant de la diversité des cultures qui, mises à contribution, aideraient le monde à sortir de nombreuses impasses. Le terrorisme est l'une de ces impasses. Il privilégie le chemin de la violence dévastatrice. Les Etats doivent-ils emprunter cette voie après le 20ème siècle, siècle de toutes les violences ? Devant cette guerre qui commence, une autre semble dire ses premiers mots en paroles. Elle se veut "sainte". Le monde se trouvera-t-il bientôt confrontée à deux guerres l'une laïque et démocratique, légitime, ayant la caution des puissances occidentales et du Système des Nations-Unis et l'autre religieuse, d'avance condamnée, illégitime ? On voit déjà l'embarras de certains pays. Comment concilier la défense de la culture et de la religion - partagées avec l'Afghanistan- et le respect des relations et des accords diplomatiques passés avec les puissances occidentales ? Est-il possible de choisir entre deux guerres tout aussi meurtrière l'une que l'autre ? De nombreux Afghans, depuis des années, vivaient dans un pays où les droits humains n'avaient plus de réalité. La guerre déclarée par les Etats-Unis les rendra -t-ils "libres" ? Il est permis d'en douter. Ils connaissent déjà l'exil et la mort. Sait-on où s'arrêtera cette guerre légitime ? et la sainte qui se prépare ? Au seuil de quelle autre catastrophe humanitaire aboutiront-elles l'une et l'autre ? Je trouve particulièrement humiliant pour les populations en détresse, de devoir recevoir dans le même temps, par la même main, du pain et des bombes. L'image peut-être de la nouvelle liberté qui guide le monde... Tanella BONI |