Le flambeau de la littérature sénégalaise est-il passé aux femmes? On est tenté de le croire. Après la percée spectaculaire de Mariana Ba et Aminata Sow Fall dans le genre romanesque, voilà que Ndèye Coumba Diakhaté dame le pion aux poètes. |
Avec son nouveau recueil de poèmes "Filles du Soleil", elle a ébranlé les forteresses de la vieille génération de poètes de son pays. Sa poésie est axée essentiellement sur les problèmes cruciaux de l'Afrique contemporaine. Elle traite du sort des mendiants, des conditions de travail, des bonnes, de l'immigration, de la libération de la femme, des rapports entre Blancs et Noirs, ainsi que du fameux Dialogue des cultures. C'est une poésie qui s'apparente à celle du poète martiniquais Aimé Césaire, non par le style, ni par le choix des thèmes, mais par son amour farouche du continent africain et de la race noire. Ndèye Coumba Diakhaté dans "Négritude-Debout" écrit "je suis griot de ma race, poète, troubadour. Je chante très fort ma race, mon sang qui clame qui je suis".
Cette poésie incite à la prise de conscience, à la lutte contre tout ce qui peut édulcorer notre éthique ou freiner notre mouvement libérateur. Elle marque le début d'une nouvelle ère de la poésie militante en Afrique noire. Ndèye Coumba Diakhaté, femme de l'actuel ministre de la justice, est institutrice de formation. Présidente de l'Action sociale des femmes de Rufisque, elle a publié dans la presse plusieurs articles sur les problèmes de la femme, de l'enfant et l'éducation. Nous l'avons rencontrée pour parler avec elle de sa poésie.
Comment êtes-vous venue à la poésie?
Je ne vois pas exactement à quel moment je suis venue à la poésie. En m'exprimant. Je traduis mes vues intérieures, peut-être de façon assez arrangée, de façon poétique. Dans notre société traditionnelle, nous avons de grands poètes. Nos grands diseurs, nos griots sont vraiment des artistes nés.
Qu'est-ce qui a déclenché en vous ce besoin de s'extérioriser?
Vous avez raison de me poser une pareille question. Jeune, j'avais une vision du monde assez idéaliste. Je me suis trouvée dans des conditions telles que j'éprouvais le besoin de m'exprimer, de parler, de me confier. Une pudeur me retient de me confier à quelqu'un. Je me suis confiée aux papiers. Et ce sont des papiers qu'on garde. Par la suite je me suis rendue compte qu'ils pouvaient intéresser sans pour autant me mettre à nue.
Ce qui vous retient de vous extérioriser est quelque chose de propre à la femme africaine?
C'est vrai, si l'on se replace dans le contexte traditionnel. Je suis assez traditionnaliste, tout en restant très ouverte. J'insiste beaucoup sur nos valeurs. Surtout sur cette pudeur qui a un nom chez nous, la "Kersa". C'est une qualité des femmes de bonne éducation. Est-ce une qualité? Est-ce un défaut? Cette pudeur, à mon avis, ne peut pas nous empêcher de nous extérioriser. Mais il y a tout de même une façon assez nuancée de le faire. C'est comme un voile qu'on met sur les choses pour ne pas les présenter de façon crue ou de façon trop nue.
Quelles sont vos sources d'inspiration?
Les situations que je traverse. Je m'inspire de tout ce que je vois, la nature, les événements, les personnes et les bêtes. Toute chose déclenche en moi une émotion. Je n'ai qu'une soif, celle de coucher tout de suite sur le papier quelques mots que je garde jusqu'au moment où je trouve assez de calme pour coordonner toutes ces idées.
Vous faites de la poésie engagée incitant à l'action?
En quelque sorte. C'est une invite, une prière discrète à mes compatriotes, et tous les autres. Les gens ont à peu près le même sentiment sur tous les problèmes quelque soit la couleur de leur peau. Du côté féminin, nous devons nous retrouver dans un code qui nous incite discrètement à mieux nous ancrer dans notre développement national.
Essayons de décortiquer cinq des poèmes les plus révélateurs de votre recueil "Filles du Soleil". Prenons "l'Aveugle-mère" qui a trait au sort des handicapés physiques et mentaux.
Etre handicapée est un fait du sort. On peut y faire quelque chose. Essayer de faire oublier à ces handicapés, leurs souffrances. Il y a assistance en nature. C'est très important. Lorsqu'on donne une pièce à un aveugle, on s'en va et on se dit soulagé. Alors que son problème est plus que cela. L'aveugle dont je parle dans mon poème n'avait qu'un seul problème: elle n'avait jamais vu son enfant. Un drame se jouait là sous les yeux des passants. Mais pour les gens, c'était quelque chose de très normal. Quand je me suis approchée de l'aveugle, elle a compris qu'il lui fallait d'abord une présence. Celle qui l'a poussée à ne poser qu'une question. Son enfant avait-il des veux comme les autres, et n'était-il pas voué à la nuit éternelle comme elle. Le problème de la mendicité est autre: Dans aucune société, on n'a pu créer l'égalité entre les hommes. Mais on devrait pouvoir dans une societé idéale, faire en sorte qu'il n'y ait plus de mendiants. Que chacun soit nanti. Je suis réaliste: c'est une vision de ma poésie. Je la souhaite. Mais je me demande si on pourra y arriver.
Le second poème "Négresse en laisse" parle des bonnes qui travaillent chez les femmes blanches installées en Afrique.
Ces femmes blanches qui engagent des bonnes, ont pris la très bonne "idée" de les appeler des "Fatou". Alors qu'elles ont chacune un nom, Aminata, Fatoumata ou Khady etc. Mais on les présente comme une chose commune: "ma Fatou", cela me pousserait en Europe, à appeler toutes les femmes blanches des Monique ou des Marie. Pour quelle raison? De quel droit? La femme est dépréciée dès l'instant qu'on lui colle un nom commun. La plupart des Européennes ne se donnent pas la peine de nous connaître. Elles nous voient finalement dans notre grande majorité comme des bonnes, des rustiques sans pensée, sans culture. Il faut connaître la personne pour savoir comment travailler avec elle.
Dans notre mentalité africaine, le chien n'a pas la valeur que les Occidentaux lui donnent. Quand on dit en Afrique, "tu n'es qu'un chien", cela signifie tu es moins que rien. A la bonne africaine qui se croit à bon escient supérieure au chien, la femme blanche donne la corvée de promener les chiens. Ces bonnes n'ont pas de solutions de rechange. Sinon elles n'iraient pas promener les chiens. C'est pourquoi j'ai crié: "Ta détresse est sans voie. La misère en est loi". Ces bonnes se sentent diminuées en promenant les chiens. Une négresse est toujours fière. Quand elle marche, on le voit. Dans le cas des bonnes, leur démarche même prouve qu'elles sont humiliées. Qu'on leur fasse promener les enfants des Blanches, c'est normal, mais non les chiens.
"Frère blanc! Souviens-toi" est également l'un des 26 poèmes constituant votre recueil. Que demandez-vous au juste au Blanc?
De se souvenir de notre passé commun. Au Sénégal il n'est pas une famille où l'on puisse parler d'un ancêtre ayant servi avec des Français, à la guerre ou dans le cadre du travail. De tout ce long passé les Blancs en ont le plus profité. Au moment des indépendances, nos pays ont eu besoin de cadres, qu'il fallait former en Europe. Alors on nous a vus en Europe d'un très mauvais oeil. Les Français ont cru que nous venions chez eux pour les affamer, leur prendre leur pain. On nous méprise dans les rues. On nous fait sentir que nous sommes des Noirs. Je ne veux pas personnaliser le débat. Mais je prends l'exemple de mon père qui est mort il y a deux ans. C'était un grand mutilé de la guerre mondiale. Les Blancs doivent se souvenir. Ils devraient avoir plus de tolérance. Ce n'est pas un cadeau qu'ils nous font mais une justice. Ils nous ont, tant soit peu désaxés de notre civilisation traditionnelle, pour nous faire entrevoir une autre civilisation. Maintenant, ils prennent une position tout à fait égoïste en nous disant: "Puisqu'il en est ainsi, nous n'avons pas intérêt à vous aider, à vous former". Ce n'est pas juste compte tenu du passé.
Peut-on dire que le Blanc est responsable de tous nos maux?
Non. Seulement, il faut situer les responsabilités. Il nous appartient de savoir qui nous sommes, d'en être fiers avant de savoir où nous allons. Il y a des Noirs qui ne jouent pas le jeu. Ils sont une projection du Blanc, une sorte de caricature, ils ne comprennent pas qu'ils ont intérêt à être fiers d'être africains. Que chacun reste ce qu'il est, tout en acceptant de donner la main à l'autre. Si nous étions beaucoup plus ancrés dans nos racines, nous n'en serions pas très souvent à essuyer le mépris. Quand vous recontrez l'autre, montrez-lui que vous êtes ce que vous êtes. A partir de ce moment, il y a respect et tolérance.
Dans "l'Afrique-Coeur", vous vous faites une belle idée de l'Africain. Votre perception rejoint-elle la réalité?
Quand je parle de "l'Afrique-Coeur", je pense à ces ancêtres valeureux, Lat Dior Ngoné Latyr, Cheickh Ahmadou Bamba, Elhadji Malick Sy et autres, ces hommes qui ont fait vibrer les coeurs. Ce n'est pas les moyens, mais leur valeur, leur potentiel moral qui a fait d'eux les héros qu'ils sont devenus. Quand je parle "d'Afrique-Coeur", je me réfère à ces gens qui vivaient au nom d'une éthique. L'Afrique a eu de grands hommes. Mais l'oralité fait que la plupart de nos héros, sont restés inconnus. La propagande de l'époque, a voulu leur donner un autre aspect que le leur. Leur image a été ternie selon la politique du moment. Il faut retourner dans le terroir, voir nos soeurs, nos frères, nos pères et nos mères, vibrer par le sens de l'honneur, vibrer par le coeur, accepter le sacrifice que nous, acculturés vivant dans les villes, nous n'arriverons plus à accepter. C'est une qualité de l'Africain qui m'a fait dire: "L'Afrique est un grand coeur. Mais l'Africain aussi n'est qu'un coeur."
L'Africain d'aujourd'hui a subi un bain, une coloration qui n'était pas pour préserver son authenticité. Lorsqu'on envisage de bâtir sa propre maison, il faut revoir les bases de la construction. Nous aurions dû recenser nos valeurs, sans pour autant méconnaître les valeurs importées. C'est à partir de ce moment-là, qu'il faut faire un choix judicieux, voir sur quelles bases greffer le nouveau. Des Africains qui ont réfléchi et se sont ressaisis. D'autres ont été fascinés, par le clinquant de l'extérieur. En ce qui me concerne, je ne saurais troquer mon authenticité africaine. Mais je demeure très ouverte aux souffles de l'extérieur.
Le dernier poème que nous avons choisi est intitulé "tu n'es rien qu'une femme". Quelle expression!
J'étais à mon balcon et voyais un bus duquel descendait beaucoup de monde. Il y a eu bousculade et altercation entre une femme d'un âge respectable et un jeune homme. Le jeune a dit à la femme de façon désinvolte: "Je n'ai rien à faire avec toi. Tu n'es qu'une femme". Puis il partit. J'ai trouvé ces mots remplis d'injustice. Cela m'a inspiré le poème.
Quelle est la situation de la femme actuellement en Afrique?
Il y a eu beaucoup de retard. Nos responsables ont cru qu'ils pouvaient attendre pour faire appel aux femmes, que nous n'étions pas mûres pour suivre le train. C'était une erreur. Parce qu'on prend le train en marche. Il n'est jamais trop tard. Les femmes dans leur majorité se prennent au sérieux et sont résolument décidées à assumer leur destin. Actuellement, le mouvement des femmes est déclenché. Rien ne pourra l'arrêter. Il fera boule de neige. Avec le temps, les femmes africaines accepteront de se débarrasser de certains freins, qui retardent leur libération totale.