La silhouette de la poétesse Mame Seck Mbacké ne passe pas inaperçue dans les cercles culturels de Dakar : "une sculpture noire en mouvement", disent ceux qui savent voir. |
Pourtant, elle cultive la discrétion en souffrant en silence, les terribles épreuves personnelles qu'elle vit et en écrivant des poèmes. Elle est l'auteur de "Le froid et le piment", un roman sur le drame de l'immigré et d'un recueil de poèmes "Chants de Séane".
Vous parlez le wolof en bonne dakaroise, mais aussi le bambara. Quelles sont vos attaches avec cette langue?
Le bambara est un acquis de jeunesse. Mon père, le Docteur Abdoulaye Seck a été affecté à différents postes en Afrique de l'Ouest du temps de la colonisation et sa famille le suivait à chaque fois. Nous avons d'abord été en côte-d'Ivoire, puis en Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), et enfin au Soudan devenu le Mali d'aujourd'hui. Dans ces pays, on parle le bambara ou le dioula, qui est très proche. Malgré la distance dans le temps, j'ai continué de m'exprimer dans cette langue. Je chante encore les mélopées et les comptines bambara apprises au clair de lune à Bamako, et dans mes poèmes, je parle des danseurs bambara du pays Dogon, des crocodiles du fleuve Djoliba que j'ai personnellement vus. En Haute-Volta, j'ai eu la chance de découvrir la cour du Moro-Naba. C'est aussi là que j'ai vu la première et l'unique pluie de grêlons de ma vie, précisément au village de Nouna où j'ai dégusté ma première pintade. Plus tard, de retour au Sénégal à la mort de mon père, j'ai découvert avec fascination la Casamance où l'on parle des langues cousines du bambara. C'est une région à laquelle je demeure viscéralement attachée.
Peut-on dire que votre vocation poétique découle de cette enfance itinérante?
Certes, j'ai vu des pays et cela m'a marquée à vie. Mais j'ai vécu une enfance de rêve grâce à un père vraiment extraordinaire.
Extraordinaire?
Le Docteur Abdoulaye Seck, médecin ORL diplômé en 1929, était un époux attentionné et un père affectueux. Il s'est toujours occupé des autres avant lui-même. Lui, le cadre africain de haut niveau, camarade de promotion et ami des plus grands politiciens africains de l'époque, a refusé tout poste ou activité politique pour s'occuper de sa famille, de ses malades et des pauvres. Il hébergeait des démunis chez lui, distribuait des vivres. Cette réputation d'humanisme lui est restée à Bamako où il est mort et a été enterré quelques années avant l'indépendance. Il n'y a pas longtemps, je suis allée au Mali entretenir sa tombe au cimetière d'Hamdallaye. C'était aussi un homme de caractère affirmé, un opposant avant la lettre. Il a reçu un jour une lettre d'explication de l'administration coloniale pour avoir giflé deux officiers blancs. C'était dans les années 30, époque du travail forcé, du service militaire obligatoire et il suffisait d'une vétille pour anéantir un Africain. Il répondit qu'il avait été offensé par les deux officiers et qu'il avait vengé son honneur d'Africain bafoué. L'affaire fut classée. Voilà quel homme il était. Et malgré son aisance matérielle, voiture berline noire, plus un carrosse tiré par des chevaux dans les rues du Bamako d'antan, mon père nous enseignait la modestie et la générosité dans nos relations avec les plus humbles. C'est cela qui m'a décidée à devenir l'assistante sociale que je suis. C'est ce père, grand, beau, humaniste et fier qui nous a été enlevé dans la force de l'âge, sans un seul cheveu blanc. Sa mort a provoqué une onde de choc à Bamako, où il était aimé et respecté.
Votre mère vit-elle?
Elle a 78 ans et arrive à enfiler une aiguille. C'est une femme sans problème financier. Elle s'est remariée avec un homme très gentil et notre éducation n'a pas connu d'accrocs. Elle aussi m'a marquée parce que très ouverte et très généreuse. Mais à Rufisque où nous nous sommes fixés après la mort de mon père, je n'ai pas pu apprendre le peul, langue de ma mère et je le regrette. Mais je vais m'y mettre Il n'y a pas longtemps, j'ai été à la rencontre de la colonie peule de Saint-Louis à l'occasion du colloque sur l'oeuvre de l'écrivain peul Cheikh Hamidou Kane, auteur de "l'Aventure Ambiguë" et des "Gardiens du Temple".
Quel rapport entre le peul et votre poésie?
Le rapport est évident pour moi, parce que l'inspiration vient du coeur, du sang. Dans mon cas, issue d'un couple lébou-toucouleur (langues wolof et peul), je tiens à rendre ma sensibilité dans les deux langues. Je vais désormais écrire dans ces deux langues mes poèmes, nouvelles et romans.
Mais pourquoi écrire en wolof ou en peul, quand votre lectorat habituel est francophone?
Parce que c'est une nécessité. Une grande partie de notre population est déjà alphabétisée en langues nationales. S'il n'y a pas d'ouvrages de soutien pour eux, ces nouveaux alphabétisés vont perdre leur savoir acquis. Les langues nationales sont des véhicules de messages. Tout écrivain africain fier d'être Africain doit être tourné vers les langues nationales. Il ne s'agit pas d'écrire seulement dans nos langues. On peut écrire aussi en français pour enrichir le français dans le cadre de la francophonie.
Malgré leur nombre, les alphabétisés constituent une minorité relative, surtout en ville. Pensez-vous qu'ils puissent être un public consistant?
Je pense que oui. On ne se rend compte que les gens sont avancés dans ce domaine qu'en allant en milieu wolof, soninké, peul, etc...Les alphabétisés lisent en grand public des textes imprimés en langues nationales.
Quels genres littéraires préconisez-vous pour ces langues dans la mesure où la littérature orale nous a habitués au contre, à la chronique, aux proverbes...?
Il faut écrire sur tout. Tout un chacun est sensible au merveilleux. Les contes servant à embellir notre vie de tous les jours, parce que le conte est magnifique. C'est un monde magique qui nous fait voyager. Il est vrai que le conte grossit la réalité, enrobe le bien en mal et le mal en bien. Mais toujours est-il qu'il comporte un aspect merveilleux qu'il ne faut pas occulter. C'est aussi un parfait véhicule de messages destinés à nous enraciner davantage pour tirer profit des expériences qu'on essaie de faire passer dans ces messages.
Le conte serait-il la seule forme littéraire acceptable?
Au Sénégal, nous avons une littérature orale en prose qu'on appelle "Wesser" et nous avons aussi le "Wove" qui est le poème, le chant. Donc, il n'y a pas de problème de genre littéraire. Nous pouvons tout aussi bien créer sous forme de poème, de chant, de récitation comme nous pouvons créer en prose. On peut aussi amalgamer les différents genres. Chez nous, traditionnellement, quand on dit un conte, on narre et à un moment donné on chante. Le conte ne va pas sans le chant.
Le conte traditionnel est en voie de disparition...
Pour sauver le conte, je crois que tout écrivain africain devrait retourner au village se ressourcer, se baigner dans l'ambiance des campagnes, écouter les grands-mères conter aux enfants. C'est avec ce bagage que nous pouvons continuer à dire les contes et à écrire la prose. Ainsi, le conte sera revivifié.
On ne peut tout écrire en conte et en poème chanté. Quel autre genre préconisez-vous?
Il y a aussi le théâtre dont on peut écrire les pièces en langues nationales. Le femmes-écrivains devraient aussi s'y mettre. J'ai remarqué que les femmes, surtout au Sénégal, n'écrivent pas de pièces de théâtre. Des adaptations, il y en a, tirées de romans, mais pas d'oeuvres écrites spécialement pour le théâtre. Pour ma part, j'ai des pièces de théâtre sous la main. L'une d'elles sera jouée prochainement. Le Théâtre Daniel Sorano et la télévision s'y intéressent. Il faut que les dramaturges féminins occupent aussi le créneau du théâtre. Après ces pièces, je finirai d'écrire un recueil de nouvelles que je traduirai en langues nationales.
Avez-vous reçu des prix?
En 1974, j'ai reçu le prix du Moulin d'Or de la jeune poésie africaine et malgache avec mention spéciale du jury. C'est un prix décerné par Radio Nederlands. Le poème primé est intiulé "Leul" et parle de circoncision.
Laquelle? Celle des hommes ou des femmes?
Il y est question de la circoncision masculine. "Leul", c'est aussi la case de l'homme. On va trouver curieux qu'une femme écrive un poème sur l'initiation masculine. Mais dans les faits, les femmes sont concernées, parce que dans mon poème comme dans la réalité, elles chantent le courage des initiés pour les exhorter à supporter le mal, la sorcellerie. En Casamance, du côté de Bignona dans le Fogny, quand un circoncis meurt dans la case de l'homme, les femmes se rassemblent avec des flambeaux et en costume d'Eve pour conjurer le mauvais sort, protéger les autres initiés contre les esprits maléfiques. Mais il faut préciser qu'aucun homme ne doit voir ces femmes pendant cette cérémonie, sous peine de malédiction.
Tout poète aime déclamer ses vers. Avez-vous participé à des récitals de poèmes?
En novembre dernier, j'ai participé à un Festival de poésie dénommé les "Premières rencontres poétiques internationales" de Dakar, organisées par la Maison Africaine de la Poésie Internationale. A cette occasion, j'ai reçu beaucoup d'ovations du public et la presse en a parlé. On m'a appréciée parce que je suis une poétesse qui ne dit pas ses poèmes, mais les vit véritablement. Un poème intensément vécu est mieux reçu par les autres. Ce qui sort de la bouche atteint l'oreille, mais ce qui sort du coeur atteint le coeur.
Qu'est-ce qui vous a valu tant de félicitations?
C'était le poème "Thiaroye" qui porte sur les soldats martyrs du camp Thiaroye. On se rappelle que les fameux "tirailleurs sénégalais" constitués de Sénégalais, de Soudanais, de Voltaïques, d'Ivoiriens, etc..., une fois rentrés en Afrique après avoir vaillamment combattu les Allemands, ont été massacrés dans le camp militaire de Thiaroye pour avoir demandé leurs pécules, massacrés par ceux-là mêmes, qu'ils venaient d'aider à libérer la France. Et c'est cette tragédie que j'ai essayé de faire revivre cette nuit de récital. Et ce qui a ajouté à l'atmosphère dramatique, c'est que c'était juste un jour après la mort du dernier tirailleur sénégalais de la guerre 14-18, mort en novembre 98 à 104 ans, après avoir vécu dans une misère et un oubli injustes. Mon poème a ravivé l'ambiance de deuil et de ressentiment. Pendant de longues minutes, c'était le silence dans la salle, c'était l'émotion générale, une émotion muette.
Après les récitals, que peuvent apporter de telles rencontres?
Ces recontres sont les bienvenues car elles permettent aussi aux poètes de se retrouver, de mieux se connaître entre eux, car il n'est pas dit que c'est le meilleur poète ou la meilleure poétesse qui sont connus à l'étranger. Malheureusement, il faut déplorer le manque de solidarité entre poètes africains, entre écrivains africains. C'est la même chose avec les cinéastes, avec les plasticiens. C'est vraiment dommage. Le monde de la culture est si vaste qu'il est possible d'évoluer dedans sans gêner qui que ce soit. J'informe mes soeurs poétesses africaines, qu'il existe en France l'Association "La Messagerie du Poème" qui publie une revue et organise chaque année un Festival de poésie.
Propos recueillis par Modibo S. Keita
Poésie
Maro
Je t'aime tant
Maro!
Maro
Me saouler de lait mystique Maro
Maro!
Mame Seck Mbacké
(Poème de l'Amour Sublimé)
Que j'ai tourné le dos
Aux richesses futiles
Pour mourir du frisson de tes mains
Éventail d'Aurore.
Je voudrais marcher avec toi
Sur la terre ocre du Ferlo
Respirer jusqu'aux étoiles
Le silence sucré des nuits du Djoloff.
Je voudrais traire avec toi
Le pis énorme de la déesse-vache.
Devenir ton Eurydice éternelle
Sous le rythme d'une samba à robe diaphane.
Dormir loin des contraintes fallacieuses
quand la nuit se fait chant
Sous mon chapelet de rires nacrés
Vivre la fantasmagorie de la fleur de vie
Ouvrir les prisons de l'âme
Pour que volent les colombes...
Extrait de "Chant de Séane"
Modibo S. Keita «La poétesse Mame Seck Mbacké», Amina 349 (1999), pp.99-100.
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The The University of Western Australia/French
Created: 20 May 99
Last modified: 3 June 99
Archived: 12 October 2016
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