Artiste-peintre naïf reconnue, décoratrice florale, Môguy recèle de nombreux talents. Dernièrement elle a choisi de s'exprimer dans l'écriture avec un premier roman autobiographique. Dans L'orteil de mon père - dédié à sa fille Géraldine disparue dans un accident de la route - elle raconte son enfance meurtrie par l'inceste. Une histoire forte et émouvante où l'auteur a le souci de ne jamais peser sur le lecteur. Un très beau livre plein de vie. |
Pourquoi avoir choisi de témoigner sur l'inceste ?
J'ai voulu dire les mots de l'indicible, c'est-à-dire l'inceste, et faire comprendre aux lecteurs et lectrices que l'on peut tout transformer dans la vie.
C'est votre premier roman...
Oui, même si avant "L'orteil de mon père", je m'étais déjà essayé à l'écriture avec "Le souffle", une histoire d'amour avec l'Afrique en toile de fond. La mort de ma fille y était très présente. La narratrice s'appelait également Myriam, comme dans ce nouveau roman.
Comment vous est venue l'envie d'écrire ?
J'ai vécu, comme toute femme, une histoire d'amour et de désamour et j'avais envie d'inventer un personnage en dehors de l'homme, de montrer que les femmes ont leur propre regard sur les choses de la vie et qu'elles ont besoin de se retrouver elles-mêmes.
Pourquoi avoir intitulé votre roman "L'orteil de mon père"? Ce n'est pas à première vue un titre très parlant...
Nombreux ont été ceux en effet qui m'ont demandé ce qu'avait de particulier l'orteil de mon père. C'est pour moi une symbolique cruelle mais je ne voulais en aucune façon qu'elle pèse sur mes lecteurs. Je ne voulais pas écrire l'inceste ou la mort. A partir d'une perversité, j'ai fait une création. Si je n'avais pas subi cela au départ, je ne serais pas devenue écrivaine, je n'aurais pas eu cette mélodie - je l'appelle mélodie parce que je ne veux pas victimiser. J'aurais pu faire un livre plein de détails horribles, impudiques pour les voyeurs et qui n'aurait nourri personne. Ce que je voulais, c'était l'inverse.
L'orteil c'est une façon de dire l'inceste avec beaucoup de pudeur ?
Oui, en même temps, je parle au début du livre de l'orteil en termes très explicites. Je ne sais pas si on peut appeler cela une transgression ou une transformation mais je le ressens comme une victoire de la vie sur l'horreur.
Qu'est-ce qui vous a amenée à parler de cet événement ?
Il y a une grande différence entre la parole et l'écriture. Comme beaucoup de ceux qui ont subi l'inceste, j'ai été très marquée par l'indifférence de l'autre. Quand j'ai essayé d'aborder la question, on ne m'a pas cru, on n'a pas voulu entendre. C'est beaucoup plus confortable de rester dans le déni que de s'impliquer dans un tabou suprême. Je suis restée des années dans le silence. Ce n'est qu'au bout de la maturité, de souffrances extrêmes - car la mort d'un enfant interpelle - que j'ai choisi d'en parler. Peu importe le qu'en dira-t-on, la société. Ce qui m'importait c'était de faire du bien à un enfant, à une mère, à un homme qui peut se faire soigner et se transformer. Dans un de mes poèmes, je dis que la vie est une grande jarre qu'il faut remplir d'audace. J'ai essayé d'en avoir. Il en faut pour dire les mots de l'indicible, se dénuder avec "une pudeur impudique". Je crois que je l'ai fait avec beaucoup de générosité. Je ne me suis pas économisée.
Pensez-vous que votre mère était au courant de cet inceste avant que vous ne lui annonciez ?
Je le pense. Pour maman, cela a été très dur. Papa me faisait un chantage terrible et je n'aurais jamais supporté que ma mère souffre. Je sais qu'elle m'aimait et le reste n'a plus d'importance.
En avez-vous parlé à vos enfants, comment ont-ils réagi à la lecture du livre ?
Mon fils m'a pris dans ses bras. Il m'a fait comprendre combien je les avais protégés et aimés. Quant à Brigitte, la jumelle de Géraldine, elle a été très loin dans la reconnaissance et pour une mère, c'est le plus beau des cadeaux.
Et Géraldine, votre fille décédée dans un accident de la route à 20 ans, pensez-vous qu'elle savait ?
Géraldine avait deviné beaucoup de choses juste avant sa mort. Nous étions très proches. Huit jours avant son décès, elle a déposé une lettre sur mon lit. Elle me demandait de rester celle que j'essaie d'être. Cette lettre, qui m'a beaucoup émue, m'habite toujours.
Tout au long du livre, on ressent votre moral de battante. Jamais vous n'acceptez l'inceste. Vous faites tout pour l'éviter. A 13 ans, vous décidez que c'en est terminé.
J'ai toujours eu envie de vivre et je l'ai manifesté très tôt. Petite, je mangeais des roses. Je faisais déjà des décorations florales, je dessinais, j'inventais des chorégraphies.
Après votre père, vous retombez sur un professeur d'espagnol peu recommandable.
Cela a été une période très pénible qui a failli m'achever. Passer de mon père à un autre prédateur s'est avéré très dur. Quand on est une jeune victime, on ne connaît rien de la vie et on croit ce que disent les adultes, surtout quand il s'agit du père, qui est une référence. J'ai longtemps pensé que si je parlais, ma mère en mourrait.
C'est d'ailleurs ce que votre abbé soutient quand vous lui confiez ce secret...
Oui, cet homme que je mettais sur un piédestal m'a tout de suite enfermée dans un rôle de coupable en me condamnant. Il a fait siens les propos de mon père en me demandant de me taire. C'est la première fois que j'ai eu envie de me supprimer.
Puis vous rencontrez votre mari, qui d'une certaine façon vous sauve de l'ambiance détestable dans laquelle vous vivez.
Mon mari a en effet été "mon sauveur". Il m'a beaucoup aimée. Et je l'ai tellement admiré. Etant persuadée que j'étais pourrie, un homme aussi pieux et admirable ne pouvait que me sauver. Pourtant il m'a enfermé dans la culpabilité et le silence parce que c'est un homme de religion, pratiquement intégriste, se privant des joies les plus simples.
Vous dites qu'il vous maintenait dans un état de chrysalide alors que vous aspiriez à devenir papillon. Vous ajoutez qu'il a été le prédateur de votre maturité.
Tout à fait, car ce qu'il souhaitait, c'était me garder femme-enfant. C'était un homme de pouvoir et cette admiration éperdue que je lui portais le confortait dans cette idée. Il a été complètement secoué quand je suis devenue papillon et il n'a pas supporté.
Qu'est-ce qui vous a fait réagir et vous a décidé à ne plus être une chrysalide ?
Je crois que c'est la religion parce que c'était le trop plein. Pour me laver de mon impureté, j'étais devenue celle que voulait mon mari. J'étais une femme très bien qui faisait la catéchèse, animait les réunions de prières conjugales, s'occupait de ses quatre enfants et peignait. Un jour, j'ai dit "non". Je me suis rendue compte que j'étais entrain de "me renoncer". Pour plaire à mon mari pour qui tout était péché (danser, manger, l'amour), j'avais renoncé à être moi-même : une femme de vie, de gourmandise qui aime les enfants et les autres.
Le peinture vous libère de la religion et plus tard, au décès de votre fille, c'est l'Afrique qui vous sauve du désespoir. Qu'avez- vous trouvé au Sénégal ?
Au Sénégal, les gens vont droit à l'essentiel. Ils ne se perdent pas dans des galimatias intellectuels. La vieillesse y est quelque chose de magnifique. Ce n'est pas comme en France où quand on est vieux, on est fini. J'ai aimé cette relation particulière à la mort. Cela m'a beaucoup aidé au décès de ma fille. La brutalité de sa mort sur le chemin d'un de mes vernissages a été horrible. Le Sénégal m'a bercée. On vous prend dans les bras, on crie mais on ne s'éternise pas. La mort n'est qu'une transition et ceux qui sont partis restent dans la vie.
Votre livre est très positif et léger, jamais il n'accable, il y a même de l'humour, était-ce un souhait ?
Oui. J'ai pardonné, il n'y a aucune agressivité ni ressentiment. Je n'ai pas voulu me poser en victime qui se regarde le nombril.
Votre univers est rempli de couleurs. La peinture y est bien entendu très présente, mais aussi toutes les autres disciplines artistiques.
Je crois que j'ai pris tout ce que Dieu m'a offert. "J'ai su saisir mon étoile" comme dit Benoîte Groult. J'ai pris toutes ces étoiles que le destin m'a donné et j'ai su les offrir à ma famille mais également aux autres. Car il faut être généreux.
Qu'est-ce que vous a apporté ce livre ?
Avant, je gardais tout pour moi, même si je peignais l'indicible. Maintenant, je me suis déculpabilisée à travers le regard des autres. Depuis que mon livre est sorti, de nombreuses femmes sont venues me voir. Un homme m'a également confié avoir été violé par son père. J'ai été très émue de tous ces témoignages, preuve que je n'ai pas écrit ce livre en vain.
A la mort de votre fille, vous aviez arrêté de peindre ; vous avez repris à la naissance de votre petit fils : qu'est-ce qui a changé ?
Je ne peins plus du tout en bleu, je peins dans des couleurs plus chaudes : en rouge, abricot, orangé, jaune, rose et fuchsia. C'est l'Afrique qui m'a poussé à adopter ces tonalités que je n'avais jamais employées. Quant aux thèmes, ils restent très africains.
Avec l'écriture, vous avez trouvé un nouveau mode d'expression, continuez-vous parallèlement la peinture et la décoration florale ?
Non, je me consacre à l'écriture. Je ne peux pas mener convenablement de front toutes ces activités. Je suis assez perfectionniste et passionnée et j'ai besoin d'aller au fond des choses.
Vos projets ?
Je viens de terminer un conte qui s'appelle "Histoire extraordinaire d'une jumelle blanche et d'une jumelle noire". C'est un conte contre le racisme. Il y a beaucoup de péripéties et de couleurs. Je l'ai raconté à mon petit fils qui a été complètement passionné.
C'est une nouvelle voie que vous allez explorer ?
Tout à fait. Je suis d'ailleurs en train d'en écrire un autre. Il sera tout à fait différent. Il m'a beaucoup surpris car j'y "tue" mon père. Je raconte l'histoire de la petite Monique, trois ans, et du serpent rouge. C'est une histoire fantastique, pleine de couleurs.
Faites-vous partie d'une association pour défendre les personnes victimes d'inceste ?
Absolument. Depuis deux ans, je collabore avec SOS Inceste pour revivre. C'est une association grenobloise qui aide les femmes en danger.
Que peut-on vous souhaiter pour 2007 ?
Des contes, et plein de regards de femmes sur ce livre, qui a d'ores et déjà reçu un accueil chaleureux au salon du livre et lors de l'émission "Les matins d'Eugènie" sur Africa No1.
Propos recueillis
par NB
"L'orteil de mon père" : Editions monde global (www.mondeglobal.com)
dans les FNAC, Dilicom, Prisme
Mail : [email protected].
SOS inceste pour revivre : 9 rue Millet - 38000
Grenoble - Tel .04.76.47.90.93