L'AUTOMNE 1984, A PARIS, UNE JEUNE FILLE PARCOURT DU REGARD ET DU TOUCHER L'ETALAGE D'UNE LIBRAIRIE DU QUARTIER LATIN. |
Des livres, elle sait comment c'est, elle en a tant lus, mais le sien, celui qui enfin est né d'elle, qui lui donne la satisfaction d'un travail réussi et entièrement personnel, sous quelle couverture l'imaginer, avec la marque de quel éditeur? Elle a dix-sept ans, la littérature l'habite depuis l'âge de douze ans auquel elle a commencé à écrire, parce qu'elle lisait, par mimétisme. Chaque grand courant littéraire qu'elle étudia l'inspira pour rédiger un de ses romans d'adolescence qu'elle détruisit par la suite, comme un brouillon ou un miroir cassé. Peu à peu, le travail assidu, la maturation d'esprit, les leçons de la vie, et aussi une grande intelligence, un talent rare firent de la lycéenne de seize ans un authentique écrivain, certes encore un peu influencée par Proust et quelques autres, mais la personalité de l'auteur s'affirmait, son imaginaire s'était épanoui, son style était construit et accompli.
Son permier roman, au titre prémonitoire et interrogateur sur elle-même: "Quant au riche avenir" relate une tranche de vie du jeune Z, qui, au-delà des rapports avec son amie et sa tante qui l'élève, vit sa différence et son isolement progressif parmi ses camarades de classe. Z, un peu gauche, mal assuré, doutant de son physique et de ses capacités s'enorgueillit à juste titre de son esprit, et surtout de "ses propres thèmes latins, qui n'étaient rien moins que des oeuvres d'art"; il lit beaucoup, s'évade dans la littérature, le désir de se différencier est depuis longtemps ancré en lui et il a la conviction qu'il porte en lui une oeuvre. Ainsi, Z est le double de Marie Ndiaye, jeune fille métisse, de mère française - de la campagne beauceronne - et de père sénégalais, différente de ses camarades dans un collège de province ou un lycée de grande banlieue, par sa couleur de peau, l'absence du père, ou ses échanges intenses avec la littérature, tout celà la conduisant à découvrir son destin de créatrice, à sa phase de mutation qui la fait basculer de l'autre côté du mur du "péché originel" la privant d'origines. Quant au riche avenir, il était déjà d'une présence imposante à l'entrée de cette voie dans le monde des lettres, reposant sur une rigueur perfectionniste dans le style, une force et une précision remarquables dans la transcription du détail et des idées.
Deux années plus tard, Marie Ndiaye est étudiante en linguistique à la Sorbonne. Deuxième livre, nouvelle prouesse: "Comédie classique" est une phrase de cent vingt pages dans laquelle le jeune narrateur, toujours voué à la création littéraire, raconte la plus éprouvante de ses journées, en prise avec cinq ou six personnages principaux tout au plus, et parmi eux toujours un cousin, une tante, un amour qui ne mérite pas le nom d'amour, des souvenirs. Au-delà de la performance, il ne faut pas oublier le génie du style qui transcrit en temps réel, dans la simultanéité et les recoupements une multitude de pensées, d'idées, de faits, de remarques, comme un inventaire exhaustif organisé, cohérent et chronologique. Mais cette oeuvre n'a pas été reconnue à sa vraie valeur par la critique et le milieu, trop égratignés par le geste désinvolte de cette jeune métisse de vingt ans qui jetait à la face du monde son diplôme de surdouée, son talent bien plus grand que celui de nombreux parvenus, et la deuxième pierre du nouveau "Nouveau roman".
Tout à fait dans la tradition du conte africain, "La femme changée en bûche" est à la fois voyage intitiatique et onirique, allégorie de la création artistique, fable de l'être, exfoliation des mystères de la vie d'une jeune femme à la recherche de son identité. Et le riche avenir toujours se précisait dans l'originalité du scénario, dans la richesse des détails, des idées, des inventions, du vocabulaire, dans la force de la précision.
"En famille", au seuil de l'année 1991 est venu rassembler l'unanimité des critiques dans la reconnaissance d'un grand écrivain, incroyablement doué de talents, d'intelligence, de vivacité d'esprit, de clairvoyance, de maîtrise de l'art. Une jeune fille, personnage central du roman, revient dans sa famille lors d'une fête pour l'anniversaire de l'aïeule, et se trouve rejetée par les siens qui, pour bien marquer leur dédain, ignorent son identité et lui attribuent un prénom qui n'est pas le sien, Fanny, qu'elle accepte par une humilité expiatoire qui l'amènera jusqu' à vivre dans une niche de chien. Première démarche dans le but de se faire pardonner un passé dont elle n'est pas responsable mais qui lui est un terrible fardeau: partir à la recherche de Tante Léda dont on est sans nouvelles depuis longtemps, et qui détient le secret de l'histoire de Fanny, on l'apprendra par la suite. Durant son long parcours l'héroïne est en butte à toutes les tares d'une humanité dépersonnalisée, aux mesquineries. Les chiens aboient, Fanny passe, assidue et opiniâtre, mue par ses qualités de coeur et son dévouement; les portes se ferment, Fanny se résigne, innocente persécutée, pleine d'espoir car pleine d'amour aussi. Poussée au bout de l'exclusion, Fanny accepte même des tâches très ordinaires, et jusqu'à l'inceste comme le dernier des liens imaginables pour la rattacher à sa famille. C'est l'histoire d'une déracinée, issue d'un mariage dont "pour les raisons que Fanny savait..., nul dans la famille n'avait voulu entendre parler..."(page 255), dont les parents sont séparés depuis longtemps, qui n'a pas connu le bonheur de vivre vraiment "en famille". Et elle découvre que les liens de cette famille-là, comme pour beaucoup d'autres, ne sont que déballage de linge sale. Marie Ndiaye conduit cette quête avec un talent incomparable, dans un récit d'un réalisme si perspicace, si poétique, si riche, qu'il nous transporte dans le surréalisme. Pourtant on ne peut s'empêcher de voir au-delà de ces lignes, des expériences difficilement vécues dans l'humiliation, l'exclusion, des souffrances accumulées, des injustices endurées, et des sources autobiographiques.
La rigueur et le classicisme de l'écriture de Marie Ndiaye, sans la moindre affectation de culturalisme, sans le moindre pédantisme ni formules alambiquées, son originalité surprenante, servent divinement la cause des exclus de toute société, des déracinés, des victimes d'un système économique, et des cibles du racisme. Marie Ndiaye a obtenu une bourse de l'Académie de France dont elle est pensionnaire depuis plus d'un an, à la Villa Médicis à Rome, fleuron de la Renaissance. N'hésitons pas à voir là le symbole d'une reconnaissance immensément méritée pour celle qui apporte le renouveau de la littérature française après une morne période.