Au seuil de la quarantaine et mère de trois enfants, Marie NDiaye vit paisiblement en France, au bord de la Garonne, dans un café transformé en demeure où règne la joie, le bonheur, la lecture et surtout, l'écriture. Son tout nouveau roman, Mon coeur
à l'étroit, est une véritable radiographie d'une
société en mouvement perpétuel et d'un individualisme grandissant. Fantastique et amer, cet ouvrage ne laisse pas
indifférent le lecteur. C'est l'histoire de Nadia et d'Ange, un couple d'instituteurs ordinaires qui sont
précipités dans une violente et incompréhensible
persécution et se retrouvent dans la tourmente de la vie. Après plus de vingt ans d'écriture et une quinzaine de livres à son actif, Marie NDiaye, qui a bouleversé avec talent le beau monde du roman et du théâtre, pénètre aujourd'hui dans le septième art en tant que co-auteur du scénario "White Material" en tournage au Cameroun. De passage à Paris, elle se livre aux lectrices d'AMINA. |
Vous écrivez depuis l'adolescence. Que pouvez-vous encore nous dire de vous ?
J'ai publié mon premier livre à 17/18 ans. J'en suis à plus d'une douzaine de livres et il ne s'est pas passé de choses très particulières, hormis mes voyages. J'ai vécu dans plusieurs pays d'Europe, notamment à Rome, pendant deux ans, à Barcelone un an, à Berlin un an. Et, maintenant je vis à la campagne, pas très loin de Bordeaux. J'aimerais bien essayer de vivre encore ailleurs, mais les choses semblent plus compliquées aujourd'hui. Il est plus simple de se déplacer, mais il s'avère difficile de louer un appartement. Mon souhait : l'Afrique. J'aimerais passer un an ou deux au Sénégal. Ce genre d'installation se prépare, je suis en train d'y travailler.
Est-ce un rêve d'enfant ?
Oui ? Finalement ! Même si mon père est sénégalais, je n'ai jamais eu l'occasion de vivre dans ce pays. J'y ai seulement été en tant que visiteuse, disons presque en touriste. Je voudrais connaître comment on vit sur le continent, avec les enfants scolarisés.
Pourquoi vous imposez-vous cette vie de nomadisme ?
J'ai l'impression que pour avoir une idée assez vaste de la façon dont les gens vivent, il faut aller vivre au milieu d'eux. Je ne peux pas écrire simplement en lisant des choses sur d'autres coins du monde. Et puis j'aime ça, j'aime vivre ailleurs. La France est trop petite. J'aimerais élargir mon champ d'expérience.
Vous avez obtenu le Prix Femina en 2001 avec le roman "Rosie Carpe". Pourquoi ce livre ?
La Guadeloupe (elle sourit). Ça s'est fait par hasard. J'ai eu envie d'écrire sur cet endroit où j'ai passé plus de six mois. C'est la France, mais en même temps si différent de la métropole. On peut presque se croire à l'étranger, bien que la langue soit à peu près la même. Je peux vous faire une confidence : la Guadeloupe m'a donné envie d'aller vivre en Afrique. La Guadeloupe est un peu africaine.
Votre nouveau roman, "Mon coeur à l'étroit" n'a pas de fin. Est-ce volontaire ?
Oui. J'aime bien l'idée que le lecteur puisse imaginer sa propre fin. Un livre ne doit pas forcément être bien bouclé. C'est un peu ça, la vraie vie. La plupart des histoires qu'on peut vivre ont rarement une fin précise. Ça se perd un peu dans les sables ou dans l'oubli. C'est très rare que les vies soient bien bouclées, bien finies. C'est imprécis souvent.
Pourquoi occultez-vous le nom de Nadia, l'héroïne de votre roman, alors que les autres personnages sont cités ?
Quand des personnages n'ont pas une très grande importance, j'évite de leur mettre un prénom. Je dis simplement qui ils sont.
La ville de Bordeaux que vous décrivez est-elle réelle ?
Ma description de Bordeaux n'est pas tout à fait le vrai Bordeaux. Je vis à côté, mais si je vivais près de Lyon ou de Lille j'aurais fait la même chose. C'est plus une ville imaginaire. Cela dit, je trouve que cette ville de Bordeaux est assez funèbre, assez lugubre. Donc, elle se prêtait assez bien à cette image de ville embrumée, oppressante.
Dans "Rosie Carpe", la place de l'homme est à côté de sa famille. "Mon coeur à l'étroit" décrit plutôt l'individualisme de la cellule familiale. Que voulez-vous montrer ?
Les gens vivent ainsi en France, autour de moi. La famille explose et se recompose. Je ne trouve pas que ce soit forcément mal. Rien n'est vraiment très stable. Les couples, les familles évoluent énormément au cours d'une vie. C'est peut-être inquiétant.
Doit-on toujours se remettre en question ?
J'imagine qu'on peut avoir une vie plutôt immobile et tranquille. J'aime bien l'idée que la vie se renouvelle, que les lieux changent. Ceci dit, une vie d'écrivain est assez monotone. Je passe la plupart de mon temps assise devant mon ordinateur. Ma vie n'est pas trépidante.
Avec votre pièce "Papa doit manger", vous êtes la première femme noire à entrer à la Comédie Française, mais aussi la deuxième femme après Marguerite Duras, que ressentez-vous ?
Une immense fierté. Ça a fini par arriver. Quel symbole ! Oui, je suis fière. C'est aussi la première fois qu'un acteur noir rentrait dans la troupe: Bakary Sangaré. La diversité est en marche mais je n'éprouve aucun sentiment de victoire car je n'ai mené aucun combat, j'ai simplement travaillé. Je suis contente.
Pensez-vous avoir réussi votre vie de couple ?
Je suis satisfaite de la vie que je mène et que mes enfants soient des
enfants de la campagne, tranquilles, calmes, avec de l'espace. Être
mère de famille me rend heureuse.
J'aime énormément faire la cuisine. Je m'intéresse
beaucoup à la nourriture en général, à l'histoire
des aliments, à l'histoire des plats, aux cuisines
étrangères. Je veux que mes enfants apprennent des choses sur le
monde extérieur grâce à la nourriture et qu'ils
apprécient toutes sortes de nourritures. Accepter la nourriture, c'est
accepter l'autre, c'est la convivialité.
Par ailleurs, j'ai co-écrit avec mon mari Jean-Yves Cendrey, trois
pièces de théâtre, une de lui, une de moi et une de nous
deux ensemble. Nous voulions le faire depuis longtemps. Ce livre s'intitule
"Puzzle".
Vous êtes co-auteur d'un scénario de film dont le tournage va avoir lieu au Cameroun. Est-ce un hasard ?
Oui, c'est très intéressant. Claire Denis m'a demandé d'écrire un scénario avec elle, mais je ne sais pas si je vais en écrire d'autres. Quant à nos projets, je vais partir un an ou deux en Afrique avec ma petite famille.
Qu'est ce que votre père vous a enseigné ?
(Long silence). Il ne m'a pas enseigné grand chose, parce que nous n'avons pas vécu ensemble. Je ne l'ai pas vu souvent. Mon père est un étranger pour moi, un inconnu. Je ne sais pas s'il avait un enfant préféré. Je ne l'ai jamais ressenti ainsi.
Avez-vous un message à faire entendre ?
Nous fuyons notre passé si nous refusons de l'affronter. Cette attitude risque de nous revenir en pleine figure.
Propos recueillis
par Alfe Jocksan