Entre 800.000 et un 1.000.000 d'hommes, de femmes et d'enfants ont
été victimes d'extermination, il y a six ans au Rwanda.
Après moult tergiversations de la communauté internationale, la
Commission des Droits de l'Homme de l'ONU se décide enfin
d'enquêter sur les violations du droit humanitaire international commis
dans ce pays des Grands-Lacs. Le 28 juin 1994, le rapport est publié. Le
verdict est sans appel : génocide, le mot est lâché. Pour
la première fois, il s'applique à l'Afrique pour qualifier les
massacres des populations africaines faisant ainsi jurisprudence.
|
Comment décide-t-on de se pencher sur une question dont la gravité dépasse l'entendement humain et qui peut entraîner des conséquences psychologiques et morales difficiles à assumer?
(Petite hésitation). La principale difficulté, c'était de prendre la décision d'y aller. C'est une question qui m'interpellait depuis longtemps. Mon précédent livre intitulé : "Champs de bataille et d'amour" (Présence Africaine), comporte en effet, un chapitre sur le Rwanda. Quand Noki Djedanoum, président du Festival "Fest'Africa" m'a demandé de participer à la résidence d'écrivains organisée par son association à Kigali, j'ai immédiatement accepté. La peur surmontée, j'ai voulu confronter les images diffusées à la télévision à la réalité que je pouvais toucher du doigt sur le terrain. J'en étais restée aux images atroces diffusées à la télévision. C'est la première fois que j'avais des impératifs de délai. Le livre devait en effet sortir à une date précise. Ce qui m'a obligée à travailler de manière intense. Je l'ai rédigé en moins d'un an.
Combien de temps êtes-vous restée au Rwanda?
Je suis partie deux fois quinze jours pour y animer un atelier d'illustration et d'écriture pour la jeunesse. J'ai commencé à rédiger entre les deux voyages. Il fallait d'abord lire des documents historiques, mais aussi des dépêches et des coupures de presse. Tous ceux qui se sont intéressés à ce pays connaissent ce pavé de 600 pages réalisé par l'Organisation de Défense des Droits de l'Homme, "Human-Rights."
Quels sont les symptômes d'un pays post-génocide?
Je pensais trouver des gens avec des mines particulières dans l'avion qui me transportait à Kigali. C'est une ville tranquille en période de paix. Les gens y sont courtois et souriants, comme dans n'importe quelle capitale africaine. Évidemment, les impacts des balles sont encore visibles sur certains bâtiments. C'est en visitant les sites qu'on réalise ce qui s'est réellement passé.
Comment cela a-t-il pu être possible?
Les gens pensent que le génocide a commencé en 1993 ou 1994. Ils ignorent que celui-ci a été préparé. L'histoire récente du Rwanda est jalonnée de massacres qui ont poussé beaucoup de Tutsis à l'étranger. La preuve : l'élite actuelle a été formée en Ouganda. Tous ces pogroms impunis ont encouragé les "génocidaires en herbe" à mettre à exécution la "solution finale", des massacres généralisés à grande échelle après l'attaque de l'avion du Président Juvenal Habyarimana.
C'est la manipulation ethnique à des fins politiques qui fait basculer un pays dans la folie meurtrière. J'ai lu à ce propos une analyse affirmant que les problèmes en Afrique résidaient dans le fait que pouvoir politique et pouvoir économique sont intimement imbriqués. On entre en politique pour amasser des fortunes colossales. Tant qu'il en sera ainsi, les gens se battront pour conserver le pouvoir, quels qu'en soient le prix et les souffrances infligées aux populations civiles.
D'autre part, la frayeur est un élément déterminant dans un génocide. Si vous ne tuez pas, vous serez peut-être tué. Il y a des Rwandais qui allaient tuer à l'extérieur et qui assuraient la protection des Tutsis en les cachant à leur domicile.
Comment cela s'explique-t-il?
C'est la complexité de l'être humain. En situation de conflit, on en vient à des extrémités et on ne sait pas exactement qui on est. La personne qui tue sait que ce qu'elle fait est haïssable, mais elle pense qu'elle risque peut-être de se faire tuer...
Quelle est la situation actuelle des Rwandaises?
Beaucoup d'entre elles se retrouvent chefs de famille. Il revient aux femmes d'assurer la survie de la famille ou même d'aller nourrir leurs maris actuellement emprisonnés. Certains détenus se trouvent dans des situations économiques terribles. Elles se battent avec un courage exceptionnel.
Vous racontez une histoire aussi invraisemblable que bouleversante. C'était celle de cette Rwandaise qui s'est mise en ménage avec l'assassin de son fils unique?
C'est un fait qui a marqué tout le monde à Kigali. Je me suis interrogée si c'était une histoire vraie. Je pense que oui. Je me suis demandée : "Pour quoi cette histoire circule-t-elle?" Est-ce pour décourager les mariages inter-ethniques ou pour dire aux uns et aux autres: "Attention, les choses ne sont pas si simples. Celui qui a été mon bourreau hier peut très bien être mon sauveur demain...". Cette dualité fascine et montre la complixité de l'être.
Peut-on redevenir humain, quand on a subi ces horreurs?
Quand on visite Kigali, on voit des gens mener une vie normale en apparence. Petit à petit, la vie reprend ses droits. Mais il ne faut pas oublier. On a trop tendance à souffrir d'amnésie en Afrique.
Vous voulez dire par là, que la vie est plus forte que la mort?
C'est le titre que j'ai initialement donné à mon livre.
La réconcilliation est-elle possible selon-vous?
Qui dit réconcilliation suppose justice. Or, ce problème n'est pas encore résolu. Ils ont trop de prisonniers pour un petit pays. Dans un siècle, ils n'auront pas encore fini de les juger. Il réfléchissent à l'établissement d'une "justice" inspirée du droit coutumier.
La majorité des prisonniers sont des gens qui ont été pris au piège de l'engrenage de la violence ethnique. Les grands criminels et les condamnés à mort sont ceux qui étaient en position d'autorité et ont incité les autres à tuer. La responsabilité d'un détenu s'évalue en fonction de l'influence exercée sur les autres.
Est-il possible qu'un génocide se produise dans un coin de la planète sans qu'on ne s'en rende compte?
Dans le cas du Rwanda, la communauté internationale n'a pas voulu voir. Elle a fermé les yeux, les oreilles et sa conscience.
Ce qui s'est passé au Rwanda peut se répéter ailleurs sur le continent, car les Africains n'ont toujours pas la maîtrise de leur destin?
Il faut également que nous puissions reconnaître nos responsabilités, notamment les hommes politiques. Ils sont certes manipulés, mais eux-aussi dressent leurs administrés les uns contre les autres. L'erreur des puissances occidentales, c'est de soutenir les plus mauvais en Afrique. Dans le cas du Rwanda, c'est la majorité Hutue qui a commi le génocide sur la minorité Tutsie. Elle était soutenue pour cela par la France. Elle a d'abord soutenue les Tutsis contre les Hutus, avant d'appuyer les Hutus qui leur semblaient plus dociles et malléables...
Étes-vous informée d'un génocide en cours que la communauté internationale refuse de voir ou de reconnaître?
Au Libéria, en Sierra-Léone et au Burundi, les tensions ethniques sont très fortes. En ce qui concerne la situation du Congo-Brazzaville, tous les symptômes d'un génocide sont réunis. Pour l'instant, on refuse de voir la réalité, en ne parlant que de "catastrophe humanitaire".
L'écrivaine qui côtoie l'innommable, en revient-elle intacte?
Ma vie a changé parce que j'ai énormément appris. J'ai ouvert les yeux sur certaines situations, affiné mes analyses sur des situations susceptibles de dérapages au point de provoquer des conflits. C'est surtout sur le plan humain que j'ai appris en me rendant au Rwanda. Je me penche de plus en plus sur l'histoire africaine, à travers notamment la traditon orale, en réfléchissant sur nos mythes fondateurs.
Parlons à présent de votre pays. Tous les ingrédients sont réuinis pour que la Côte-d'Ivoire bascule dans la violence?
Il y a un problème extrêmement préoccupant qui est celui de la redéfinition de nos frontières. On n'ose pas en parler.
Regardez le cas des Akhans (populations que l'on retrouve dans le Centre et le Sud de la Côte-d'Ivoire qui se déterminent par leur appartenance à lignée matrilinéaire et leur identification à la reine Pokou - 1731-1742). L'histoire révèle que cette dernière a sacrifié son nouveau-né en fuyant l'Ashanti (actuel Ghana) afin que son peuple et le roi (son frère) puissent traverser le fleuve Comé séparant les deux pays. C'est ce qui explique qu'un Baoulé (ethnie du groupe akhan) se sente plus proche d'un Akhan du Ghana que de son compatriote musulman du Nord. Cela montre qu'un travail reste à faire sur la notion de citoyenneté dans nos pays.
Le moment n'est-il pas venu de réfléchir à l'établissement de nouveaux rapports économiques et politiques entre l'Afrique et les anciennes puissances coloniales ? N'est-ce pas en définitive la question fondamentale en ce début du XXIe siècle?
Bien sûr, mais il est aussi important de faire un travail sur nous-mêmes. Ne pas se servir de la politique pour piller le pays à volonté et exterminer les autres ethnies.
Quelle est la situation actuelle des Hutus à Kigali?
Ce que je trouve grave, c'est qu'on ne les entend pas. Ils souffrent d'une énorme culpabilité et sont victimes de persécutions de toutes sortes. Dans le génocide, il y a eu aussi l'avidité. Les victimes ont été dépouillées de tous leurs biens (villas, voitures, appareils électroménagers... mais aussi les viols collectifs de jeunes filles et des femmes en âge de procréer, massacres collectifs, cadavres déshabillés et promenés dans la ville, etc...
Vous écrivez : "Sur la route sinueuse de Butaré, les collines font l'amour au loin avec le ciel". Comment conserve-t-on son sens de l'humour, quand on traite un sujet d'une extrême gravité?
Une chose est certaine, le Rwanda est un beau pays. Ces collines vallonnées, cette brume au moment du coucher du soleil... c'est absolument magnifique. Tout le monde s'accorde à le dire. Et pourtant, c'est là que s'est produit l'irréparable.
Propos recueillis
par Florence Dini