Née en Belgique d'une mère suisse et d'un père gabonais, Bessora voyage en Europe, aux USA et en Afrique. Après HEC et une carrière dans la finance, elle obtient un doctorat en anthropologie et écrit son premier roman en 1999. En 2001, son roman Les taches d'encre reçoit le prix Fénéon puis pour Cueillez moi jolis messieurs (2007), elle est récompensée par le grand prix littéraire d'Afrique noire. Elle a aussi écrit Et si Dieu me demande, dites lui que je dors (2008). En s'inspirant du quotidien et de l'art Bessora aborde l'exclusion, la lutte des classes, les réseaux sociaux, les stéréotypes et les recherches identitaires. Son roman graphique Alpha, a un ton très personnel, réaliste par les détails et onirique par son phrasé. Les faits n'en ressortent que mieux. Bessora nous confie sa vision d'Alpha. |
Votre roman, Alpha Abidjan gare du Nord est un roman graphique, illustré par Barroux. Compte tenu des détails, vous êtes-vous beaucoup documentée pour écrire ce roman?
Oui. Rires. Je n'ai pas pris l'avion pour écrire ce roman, je n'ai pas été partout. Ce sujet est assez éloigné de mon univers et de mon expérience. Je me suis servie de ma formation d'anthropologue et j'ai visionné pas mal de documents, lu des d'articles de chercheurs, pour retracer et raconter cet itinéraire. Je ne peux pas prétendre avoir vécu une expérience si extrême. Je suis née en Europe, ma mère est européenne, je n'ai jamais eu à parcourir quasiment 6 000 km à pied. Mais cela n'empêche pas l'empathie. J'ai fait de l'anthropologie de salon, comme on dit. je me suis documentée comme un historien à travers des livres et des documentaires.
Le style graphique de Barroux a un trait très fort, plaçant les personnages, et juste quelques éléments de décors pas trop détaillés. Cela laisse la place à l'imagination, mais votre phrase aussi. Vous ne dites pas tout...
Je voulais raconter cette histoire de l'intérieur d'Alpha. Par les journaux télévisés on voit des bateaux échouer avec des immigrés sombrant en pleine mer. C'est très court, c'est très froid et vu de l'extérieur. Moi je voulais raconter ce qui se passait avant et un peu après. Il me fallait donc un personnage qui ait vécu cette expérience et qui soit dans l'urgence et dans la nécessité: il est brut. Il ne fait pas de belles phrases. Il est réaliste, à sa façon.
Vous faites des répétitions voulues dans son langage, cela crée une sorte de mélopée...
Alpha a une langue simple et très dépouillée, mais aussi très métaphorique et presque poétique. Et ses métaphores décrivent la situation dans laquelle il se trouve. Au consulat, il répète «en outre, en outre, en outre»; il reprend le langage administratif car il ne peut rien faire d'autre qu'ironiser.
Il en ressort une sorte de fatalité et de philosophie chez Alpha qui peut s'apparenter à une sagesse populaire africaine: «C'est ainsi».
Il fait le choix de partir à la recherche de sa femme et de son fils. Et quand il a fait ce choix-là, il ne peut pas retourner en arrière parce qu'il a tout lâché, son ébénisterie, sa maison; il n'a plus personne à Abidjan.
Il n'a plus sa femme, il n'a plus son enfant, c'est toujours mieux de partir que de rester. Et il se débrouille puisqu'il se débrouille pour arriver jusqu'à la gare du Nord mais il y a aussi beaucoup aussi de naïveté et de désespoir.
Oui, il est devant un horizon complètement bouché et il voudrait l'éclaircir. Pour cela il n'a pas d'autre choix que de s'en aller. Mais en chemin, il se lie avec d'autres émigrants, comme ce jeune sportif qui tous les matins tait son footing dans l'espoir d'intégrer le célèbre club de foot professionnel de Barcelone, mais aussi pour tenir la route, pour son mental. C'est pour cela qu'il protège Habibi, cette jeune femme qui se prostitue depuis deux ans à Gao pour gagner l'argent du voyage. Et qu'il protège aussi Augustin, un petit Sénégalais dont la maman est en prison. Il a six ans et pense retrouver sa mère. Ils font un noyau dur tous les quatre.
Comment expliquer cette fascination des Africains pour l'Europe. Rien ne les décourage, ils savent quelles sont les difficultés et la réalité européenne...
On reçoit des informations d'Europe en Afrique, mais le mythe continue d'exister car on a besoin de rêver. Quant aux gens qui reviennent, je ne suis pas sûre qu'ils parlent, car ce serait trop humiliant. Et c'est très aventureux. Il y a une ambivalence et des sentiments différents mêlés.
Avez-vous rencontré des candidats à l'immigration?
Non. J'ai vu un documentaire sur un jeune homme du Liban qui voulait émigrer. Cétait un peu la même histoire.
Vous-même, vous avez beaucoup voyagé en Europe et en Afrique, et vous y avez vécu. Vous avez des connaissances sur ces deux continents. Quelle issue voyez vous à l'émigration?
Le monde n'est pas stable. Il n'est pas fixe. Il y a toujours eu des mouvements migratoires. Quand on regarde l'histoire, au XIXe siècle, ce furent les juifs d'Europe centrale, les Irlandais, les Italiens et les Polonais qui émigrèrent vers les USA. Et quand ils arrivaient, ils n'étaient personne. On les regardait de haut. Aujourd'hui les Africains arrivent en Europe. A la base, les civilisations humaines sont migratoires. Cela a toujours été ainsi.
Ce roman graphique est-il pour vous le moyen le plus efficace de dénoncer la souffrance des protagonistes?
L'écriture ici est plus sèche et plus rapide que dans mes romans où le mot occupe toute la place. Dans ce projet, je voulais laisser sa place à l'image, pour qu'elle fasse plus qu'illustrer mon propos. Mais il fallait que le texte soit suffisamment incarné pour qu'Alpha prenne de l'épaisseur et que son parcours soit un fil conducteur.
Malgré de nombreuses tentatives pour régler les problèmes des «sans papiers», les pays occidentaux ferment les yeux sur les raisons qui précipitent d'innombrables hommes dans les dangers de l'exil. Quel angle vouliez-vous prendre pour faire entendre leur histoire?
Je n'ai pas écrit Alpha comme le porte parole d'une cause. A titre personnel, je suis outrée de notre frilosité et de nos fantasmes au sujet des mouvements migratoires, mais ce n'est pas le problème d'Alpha: il est juste un petit commerçant d'Abidjan, qui cherche à retrouver sa femme et son fils. Mais pour lui, il ne suffit pas d'acheter un billet d'avion.
En quoi l'écriture pour la bande dessinée est-il un exercice différent pour un écrivain ?
La bande dessinée n'est pas si éloignée du roman: nous partageons le même répertoire, celui du livre. Cela dit, je suis très friande de nouvelles expériences, et j'aime jeter des passerelles entre les différentes formes d'art. Je m'adapte à ces nouveaux univers avec beaucoup de plaisir.
A la fin on se dit: «Tout ça pour ça», comme cela arrive à nombre d'immigrants. Vous évoquez aussi tous les Africains qui se sont battus pour la France. C'est un constat ou un jugement?
C'est une ironie de l'histoire, un constat malheureux. Les grands pères se sont battus mais leurs petits enfants ne peuvent pas en profiter.
L'Europe est vue comme une citadelle à prendre...
Les chiens, les miradors et le reste concrétisent cette citadelle. Ce qui est paradoxal, c'est qu'en marchant vers l'Europe, ils peuvent croiser des touristes qui font le tour de l'Afrique, qui ont les meilleures intentions du monde, et qui ne s'imaginent pas une seconde la réalité de ces immigrants. J'ai des cousins qui sont ainsi partis de Suisse en voiture pour rallier le Gabon en passant par le Maroc, etc.
Allez-vous au Gabon de temps en temps?
Oui tous les deux ans à peu près. Quand je peux.
Propos recueillis
par Pascale Athul
Bessora et Barroux. Alpha Abidjan Gare du Nord. Paris: Gallimard, 2014.