Tous les livres de Khadi Sy Bizet tendent à démontrer que la beauté est un concept universel. Son dernier ouvrage « L'Odyssée de l'ethno-cosmétique française » ne déroge pas à cette règle d'or. Parce que « nous sommes tous ethniques et égaux », le rêve de cette spécialiste de la beauté noire est de voir se créer des gammes multi-ethniques de qualité que l'on pourrait acheter dans les mêmes endroits afin de ne pas segmenter les femmes. Ecrite avec pudeur et justesse, cette odyssée raconte sept parcours de vie jalonnés de succès, mais aussi d'échecs. Un bel hommage à ces génies créateurs, précurseurs dans le domaine de la cosmétique dite « ethnique ». Rencontre. |
Comment est né ce projet de livre, et pourquoi l'avoir mené comme une enquête journalistique, avec des interviews à l'appui?
J'ai eu envie d'écrire ce livre parce que depuis plusieurs années on parle beaucoup de l'ethno-cosmétique et je n'aime pas ce terme. J'ai le sentiment qu'on revient sur des termes racistes avec l'échelle des races: la race blanche en haut et nous en bas de l'échelle, alors qu'il n'existe qu'une seule race, la race humaine. Nous sommes donc tous ethniques. Alors, pourquoi coller une étiquette ethnique à la communauté africaine, caribéenne et maghrébine, pendant qu'on utilise une autre étymologie pour la communauté blanche? Cela n'a pas de sens. De même, je suis agacée de voir que l'on veut faire croire que ce sont les grandes compagnies qui sont à l'initiative du marché des cosmétiques pour les Noires. Or, depuis 30 ans, je suis dans la beauté noire, de façon médicale. J'ai donc été témoin de tous ceux et celles qui ont initié des choses dans la beauté en France. Je trouve que ce n'est pas juste de parler de l'ethnique en oubliant ceux qui en étaient les précurseurs. C'est sur leur travail que se basent les grands groupes pour avoir une idée de la consommation des femmes noires. Nous devons énormément aux personnes dont je parle dans ce livre. J'ai donc voulu les réhabiliter, par équité, et aussi pour leur rendre hommage. Je suis partie du vécu que j'avais avec ces personnages et de ce qu'ils ont bien voulu me dire en entretien, que j'ai retranscrit avec leur accord.
L'exercice est en effet particulier. Ne trouvez-vous pas un peu déroutant, pour un lecteur qui s'intéresse au monde de la beauté noire, d'avoir ce mélange entre leur parcours privé et leur côté visionnaire? Ce mélange entre vie privée et vie professionnelle a-t-il une importance pour comprendre votre propos?
Ce que j'ai voulu montrer, c'est qu'aujourd'hui on est dans une dimension complètement commerciale et marketing. En d'autres termes, ce que les grands groupes aiment, ce n'est pas nous, mais notre portefeuille. Or les précurseurs dont je parle, avaient comme motivation première et d'ailleurs ils n'ont pas fait fortune la créativité et une réelle envie de nous apporter un plus. C'est pour cela que pour que l'on sente cette envie profonde, il fallait aussi que je puisse raconter leurs parcours de vie, car derrière leur envie, il y avait des êtres humains. Je voulais que les gens sachent que derrière une étiquette, un flacon, un pot de crème et une palette de maquillage, il y avait des êtres humains qui ont vraiment eu envie de nous offrir quelque chose, à une époque où il n'y avait rien pour nous.
Vous mettez en lumière le parcours de sept précurseurs. Quelle est la personnalité qui vous a le plus surpris par les découvertes que vous avez pu faire tout au long de votre enquête?
Ils sont sept, en effet, en plus c'est un chiffre très symbolique pour moi qui suis croyante. De ces sept personnes toutes des femmes sauf Fabrice, le créateur de Black Up chacune m'a impressionnée et émue. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'écris que je les trouve admirables. Quand vous ne connaissez que l'aspect professionnel des gens, vous ne voyez qu'une facette. Mais en les laissant se dévoiler, ce qui n'est pas un exercice facile, il y a eu des larmes. Je revois Sandrine Jeanne-Rose, une femme si forte, me raconter Kanellia... Et quand la carapace tombe, c'est beau. Monique de Diouda n'accorde pas d'interview. C'est une femme que j'adore et que je connais depuis longtemps. Elle a beaucoup de mal à se raconter, mais elle s'est beaucoup ouverte, et j'en ai été sidérée. Le fait qu'elles aient eu envie de parler de leurs origines familiales, comme Régine Ferrère, par exemple, et de leur parcours, cela m'a beaucoup plu. C'est un livre hommage, et j'espère que ce côté positif ressort bien.
A quel lectorat pensiez-vous en écrivant ce livre?
A trois générations. J'ai pensé d'abord à ces femmes, un peu comme moi, c'est-à-dire la génération des 50-60 ans qui ont « galéré », jeunes, à Paris, pour trouver le bon maquillage. Ce sont surtout des parcours d'entrepreneurs et de personnes courageuses que je raconte. J'ai aussi eu envie de m'adresser à tous ces jeunes qui hésitent à se lancer, à créer leur propre entreprise. J'ai voulu leur montrer que même après un échec, on peut rebondir. Et qu'il est important d'aller au bout de son projet, au bout de soi. Enfin, à la génération des 15-20 ans, ce livre leur montre qu'il faut qu'ils continuent. La communauté noire en France n'est pas encore suffisamment structurée, elle reste quelque peu marginalisée. La jeune génération ne doit pas éteindre la flamme que les précurseurs ont allumée. J'ai donc écrit ce livre avec ces trois générations en tête, et ces trois ambitions.
Aujourd'hui, avec les grands groupes qui écrasent les petits, est-ce encore possible? Vous racontez d'ailleurs bien comment Dieynaba et Cécile ont dû revendre Colorii. N'est-ce pas le signe que les temps ont changé et que ce que l'on pouvait tenter à l'époque de Régine Ferrère, par exemple, n'est plus possible aujourd'hui?
Justement! C'est la raison pour laquelle j'axe ma conclusion sur ce point précis. Il est certain que cela va être difficile, désormais, car c'est devenu un gisement de croissance, surtout qu'en plus, le marché de la cosmétique caucasienne est saturé. Il leur faut de nouveaux débouchés, et nous sommes justement ces nouveaux débouchés-là. Ce n'est que du marketing: par exemple, le Black-Up que nous connaissons aujourd'hui n'est plus celui de son créateur Fabrice. Et c'est là que nous, consommatrices noires, nous devons agir. Car si demain, il y a un autre Fabrice qui crée une marque de qualité, c'est à nous de le soutenir. C'est comme cela que fonctionnent les communautés plus structurées. Aux États-Unis, cela s'est passé comme ça aussi. Mais ce que vous soulignez sur les grands groupes est la triste réalité du monde des affaires: quand on veut aller vers la dimension internationale, il faut avoir une bonne surface financière, sinon vous faites rentrer des gens dans le capital, et en général ils finissent par faire une OPA sur l'affaire.
Cette année, au salon « Boucle d'ébène », on a pu voir la naissance de nombreuses marques destinées aux cheveux afro. Mais on peut se demander ce qu'elles vont devenir dons quelques années ...
J'ai, à ce sujet, un petit reproche à faire à notre communauté: c'est bien d'avoir des idées, mais l'idée ne suffit pas. Il faut avoir un business-plan solide. Malheureusement, une bonne partie de ces petites marques vont disparaître, et on ne les verra plus au prochain salon. Il serait intéressant que des entrepreneurs de notre communauté puissent monter une structure pour aider, de façon bénévole, les jeunes qui ont envie de se lancer, à structurer leurs projets pour qu'ils ne se dispersent pas dans des choses inutiles.
Quel est le produit que vous auriez aimé voir créer, et qui n'existe pas encore?
Dans la cosmétique, on arrive maintenant à trouver les crèmes qui répondent à nos besoins. Donc je dirais plutôt dans le capillaire où il reste énormément de choses à faire. On n'a pas encore réussi à mettre au point des produits traitants bien conçus pour les cheveux crépus. Il faut de la recherche sur ce cheveu qui est à la fois particulier et très varié.
Propos recueillis
par Claire Renée Mendy
Livre en vente sur Lulu et Amazone