Tanella Boni l'une des plus belles plumes de Côte d'Ivoire vit actuellement en France. Elle est à la fois poète, philosophe, romancière, nouvelliste, critique littéraire et critique d'art. Dans ses écrits, elle s'intéresse au partage des savoirs, à la défense des droits humains, au vivre ensemble, à l'idée d'humanité et à la vie quotidienne des femmes... |
Vous avez participé au Salon du livre de Genève en Suisse dernièrement. Y avez-vous passé de bons moments?
Depuis 1994, il m'est arrivé plus d'une fois de prendre part au Salon du livre de Genève. Je peux donc dire que j'ai vu évoluer « le Salon africain » qui se tient à l'intérieur du Salon international. L'esprit change d'une saison à l'autre mais je prends toujours plaisir à aller à Genève quand j'y suis invitée. C'est là que j'avais reçu en 2005 le prix Ahmadou Kourouma pour mon roman Matins de couvre feu, publié au Serpent à plumes. J'ajoute que je ne me contente pas seulement de venir écouter ou de prendre part à des débats ou à des signatures sur le stand « Afrique »; j'aime bien me promener ailleurs. Il y a eu par moments, sur ce stand, cette année, quelques combats de «coqs» à propos notamment de la Côte d'Ivoire; cela n'avait rien à voir avec la littérature, certains se trompent de lieu et croient qu'il s'agit d'une arène pour faire passer leurs idées politiques... Cette année, j'ai pu écouter, entre autres, hors des débats houleux du salon africain, sur un autre stand, le poète Joël Des Rosiers (Haïti-Québec) qui présentait son très beau livre de poésie Gaïac. J'ai pu signer sur un autre stand un beau livre de photographies de femmes africaines de Jean Mayerat, Images d'elles, Image d'elle, dans lequel Ken Bugul et moi-même avons publié nos textes. J'ai eu l'occasion de présenter également en débat mon dernier livre de poésie qui a pour titre, L'avenir a rendez vous avec l'aube, publié chez Vents d'ailleurs. Il traite des dix dernières années que vient de vivre la Côte d'Ivoire.
Les choses semblent bouger de plus en plus en Côte d'Ivoire pour la promotion du livre, qu'en pensez-vous?
Oui, les choses bougent mais encore faudrait-il que tout le monde ait à l'esprit que les écrivains de Côte d'Ivoire ne sont pas seulement ceux qui vivent au pays. Ce n'est pas parce qu'on n'est pas à Abidjan qu'on ne fait plus partie du paysage culturel et littéraire de son pays. Pour ma part, je me contente de faire ce que je peux en mon nom personnel sans jamais oublier mon pays, la Côte d'Ivoire. Qu'on se le dise sans détour, nous travaillons aussi pour le rayonnement littéraire et intellectuel de la Côte d'Ivoire. Promouvoir le livre, c'est rassembler autour de débats, de rencontres; dialoguer avec les lecteurs et les critiques, les universitaires et toutes les bonnes volontés. Par le passé, nous avons essayé avec bien d'autres de faire ce travail de longue haleine qui demande une synergie entre les différents maillons de la chaîne du livre. Car promouvoir, c'est permettre aux auteurs de pouvoir aller à la rencontre des lecteurs et des élèves, et aux lecteurs d'avoir accès aux livres. Les auteurs ont leur rôle à jouer, de même que les critiques, les libraires, les bibliothèques, les éditeurs, ainsi que les associations qui doivent prendre une part active à la promotion du livre. Aujourd'hui, à l'heure de l'internet, d'autres possibilités existent, pas suffisamment exploitées...
Dans votre livre Les nègres n'iront jamais au paradis vous dites « un campus, ce n'est ni un camp de réfugiés, ni de détention, ni aucun camp, mais un endroit où l'esprit doit être libre de circuler», que stigmatisez-vous ainsi?
Dans mon roman Les nègres n'iront jamais au paradis, publié au Serpent à plumes, je ne crois pas stigmatiser quoi que ce soit. C'est un roman et, dans le genre romanesque, il peut y avoir parfois des poses réflexives. Je n'ai pas l'extrait en question sous les yeux mais il me semble que je parlais d'un mur de «2,50m». Depuis des années, la clôture, l'enfermement et les frontières font partie des sujets sur lesquels je réfléchis et écris, ainsi, j'ai pu résumer cela de façon lapidaire dans un texte qui circule sur le net: Les poissons ne connaissent pas les frontières, les oiseaux non plus! On ne peut en effet réfléchir aujourd'hui à ce qu'est l'humain (ce que je fais depuis déjà de longues années) en occultant le droit fondamental de circuler, (inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948), le droit à la mobilité qui fait partie de ce que j'appelle l'habitabilité (ici le parle en tant que philosophe). L'esprit humain est libre. Qui peut l'enfermer quelque part? Plus vous l'enfermez, plus il essaie de prendre son envol; de même une université, c'est le lieu où doit se former et s'ouvrir au monde cet esprit, qui doit être critique de préférence. L'université, ce n'est ni le lieu de l'enfermement, ni du sur place, ni du ronronnement improductif ou de la politique politicienne et de la langue de bois. Ouverture sur le monde pour mieux se penser soi-même, ouverture d'esprit, lieu d'accueil et d'hospitalité, de débats, de rayonnement scientifique, artistique et littéraire: voilà ce que pourraient être, en deux mots, une université et le campus qui l'entoure.
Que vivent les Femmes d'Afrique est me semble-t-il votre dernier essai dans lequel vous parlez de bouleversements pour les femmes africaines. Croyez-vous que les femmes africaines ne sont pas assez soutenues socialement et économiquement?
Dans ce livre qui a fait l'objet d'une nouvelle édition chez Karthala en juillet 2011, j'essaie de faire le point, c'est un début. Je ne parle pas des femmes « soutenues » socialement et économiquement, je parle justement de leur liberté à se prendre en main, à prendre soin d'elles-mêmes, de leurs droits, de leurs rapports avec les hommes, de ce qu'elles subissent dans le couple et comment elles «respirent», quelles que soient les situations dans lesquelles elles vivent, je constate aussi que les mentalités évoluent très lentement. La preuve, c'est que récemment en Côte d'Ivoire, une loi a fait couler beaucoup de salive, à propos de la responsabilité partagée dans la famille; c'est tout dire. Je ne peux parler en effet de l'humain et de dignité humaine dans de nombreux textes et occulter l'autre volet de la question car l'humain ne se dit pas, ne vit pas ou n'existe pas seulement au masculin. Malheureusement, le terme «genre» est aujourd'hui galvaudé et instrumentalisé dans de nombreux pays dits du Sud, on utilise le « neutre » pour mieux cacher les problèmes; cela signifie que toute la réflexion théorique reste à faire, notamment dans les pays francophones.
Peut-on avoir une idée de vos projets?
Je suis une écrivaine qui fait de la recherche et je n'oublie pas mon titre de professeure car je prends part à de nombreux débats à travers le monde, de l'Afrique à l'Asie en passant par l'Amérique et l'Europe et je continue de publier en philosophie, littérature ou sciences humaines. Je précise également qu'en tant que philosophe, à part la question de l'habitabilité des humains que nous sommes et la question de la dignité de la personne humaine, celle de son environnement social et politique m'intéresse sans oublier l'environnement naturel. Cela ne date pas d'aujourd'hui, j'en parle dans mes livres et mes textes de réflexion depuis 1992, date à laquelle j'ai publié pour les adolescents, La fugue d'Ozone, livre qui a été réédité en 2011 par Edicef. Par ailleurs, après avoir publié des essais et des recueils de poésie ces dernières années (dont Jusqu'au souvenir de ton visage en 2010 et L'avenir a rendez-vous avec l'aube fin 2011), je vais revenir au roman. Je n'en dirai pas plus, je parle de mes livres quand ils sont déjà publiés.
Propos recueillis
par Momo Louis