Voilà un livre qui fait beaucoup de bruit depuis sa sortie en mars 2015 aux éditions La Cheminante. « Lisez le! » recommandent vivement lecteurs enthousiastes et critiques littéraires séduits par l'ouvrage. Il faut dire que son auteur, Hemley Boum, marque profondément les esprits. Sa plume est maîtrisée, pleine de justesse et d'émotion. Elle offre une galerie riche de personnages, hommes et femmes aux destins entremêlés, aux passions vives et à la détermination farouche. |
Hemley Boum, qu'est-ce qui a motivé le choix de ce thème sur la lutte pour l'indépendance?
La décision de travailler sur cette période de 'Histoire du Cameroun naît d'un vide. La lutte pour l'indépendance du Cameroun a duré plus de vingt ans. Bien après l'indépendance théorique, des résistances ont persisté et de terribles exactions ont été passées sous silence. Cette période à la fois tragique et glorieuse s'est trouvée ensevelie sous un monceau d'hypocrisie et de désinformation. Des personnes qui y ont contribué sont encore vivantes, des familles traquées ont dû changer de patronyme pour échapper à la répression. Certains ont fini par pactiser, d'autres se sont tus ou se sont exilés. L'amertume est toujours un traumatisme à l'échelle d'un pays à peine effleuré par les livres d'Histoire, à peine connu des nouvelles générations. Et comme souvent lorsqu'il est question de non-dits, la plaie suppure en secret, le passé pollue le présent. J'ai éprouvé le besoin de disséquer, de m'approprier cette histoire, pas seulement le combat, mais également le quotidien des hommes et des femmes qui se sont engagés et qui en ont payé le prix.
Les femmes sont des personnages clés de ce récit. Mères, épouses, amantes. Elles auront chacune un rôle à jouer dans le dénouement de l'intrigue. C'était important pour vous de mettre en avant des figures féminines?
Les figures féminines sont incontournables dans toute grande bataille, pourtant, elles disparaissent presque systématiquement des récits historiques. L'apprentissage et la transmission sont avant toute chose un choix idéologique. Les peuples transmettent ce qu'ils souhaitent voir perdurer ou mettre en avant. En ce qui concerne la lutte pour l'indépendance du Cameroun, les combattants, les personnes qui se sont impliquées, qui ont risqué ou perdu leur vie ne bénéficient d'aucune reconnaissance, n'apparaissent nulle part. Ce sont des guérilleros, des hors-la-loi dont le combat a longtemps été discrédité et la parole disqualifiée. Cette bataille-là a été perdue. L'indépendance offerte n'était pas celle espérée, une escroquerie a été perpétrée et acceptée. Si ces hommes ont été éradiqués du paysage officiel, que dire des femmes qui ont combattu à leurs côtés? J'ai recherché une certaine vraisemblance dans ce roman. De nombreuses femmes instruites ou non se sont engagées et ont même créé une branche féminine de l'UPC. Il s'agissait ici de mettre en lumière leur juste place, auprès de leurs camarades de combat, non par essentialisme, parce que ce sont des femmes et que j'en suis une, mais bien pour l'exemplarité, pour la mémoire et la nécessaire transmission.
Au-delà même de la thématique centrale du livre qui est la lutte pour l'indépendance, on remarque que vos personnages ont des itinéraires de vie parsemés de séparations douloureuses, de deuils, de choix difficiles à faire.
« Les Maquisards » dit les violences souterraines et intimes, les ruptures induites par la longue et complexe cohabitation avec la puissance coloniale, mais aussi le prix à payer pour une liberté même hypothétique. Les personnages vont au bout de leur ambiguïté, de leurs doutes et de leurs souffrances, de leur perversité-même. À ce titre, l'exemple de la femme d'Amos ou de Pierre Le Gall est emblématique. Il s'agit moins de retranscrire une réalité rigoureusement exacte et factuelle que d'écrire une vérité émotionnelle, « une narration qui fait sens » dirait Siri Hustvedt. Entrer de plain pied dans les désordres humains pour en dire à la fois l'absurde et le sublime, là est toute mon ambition littéraire.
Est-ce facile de se documenter quand on veut écrire un roman comme celui-ci, de transcrire des événements historiques qui remontent à plus de cinquante ans?
De nombreux essais existent. Des historiens, sociologues et autres ont analysé et étudié cette période. Jusqu'à présent, il y avait néanmoins très peu de fictions majeures traitant des luttes pour l'indépendance au Cameroun: deux livres de Mongo Béti, « Remember Ruben » et « Perpétue », l'ouvrage de Patrice Nganang « La saison des prunes » et maintenant « Les Maquisards ». Mais je sais que d'autres romanciers camerounais y travaillent en ce moment et je pense que nous n'avons pas fini d'explorer cette période de notre Histoire. Je m'en réjouis, car telle est la responsabilité de la fiction. Je pense, en tout cas, de la fiction telle que je l'aime. Être au plus près de la réalité, partir de l'unicité, de la singularité des personnages pour dire l'humanité. Dans la fiction historique, l'Histoire, la Grande, se met au service du roman à travers des personnages qu'il est possible d'habiter, auxquels il est possible de s'identifier. Nous sommes dans la trame même de l'existence, avec des informations sur le passé, le présent et l'avenir, un recul que la vie n'offre pas mais qui permet de comprendre sans juger en accordant une humanité même aux pires figures littéraires, .
A votre avis, les littératures africaines ont donc davantage besoin de livres qui abordent ces questions relatives à notre histoire...
A toutes les rentrées littéraires, nous avons un livre sur la première ou la deuxième guerre mondiale, sur la Shoah, et autre période tragique de l'Histoire. Tous ces évènements sont essentiels dans la vision-même qu'une nation, un peuple donné a de lui. Que nous, Africains, travaillions sur nous-mêmes afin d'édifier notre propre construction mentale me semble une excellente initiative. J'espère qu'il y aura encore beaucoup de livres comme le « Ventre de l'atlantique » de Fatou Diome sur les migrants, si prémonitoire que cela fait froid dans le dos, ou comme l'excellent « La saison de l'ombre » de Léonora Miano qui traite, de l'intérieur, des prémisses de la traite négrière, de l'insoutenable désarroi des premiers africains qui y furent confrontés et, impuissants, virent leur monde se désagréger sous leurs yeux, ou encore le très beau livre d'Emmanuel Dongala « Le feu des origines ». Je citerais aussi « Les Algériennes du château d'Ambroise » d'Amel Chaouati qui, là encore, met en lumière un pan délaissé de la si controversée histoire de l'Algérie. Que nous nous emparions de l'Histoire déformée qui est la nôtre et lui offrions un écho, une tessiture personnelle, différente, me semble un minimum en ces heures troubles où nous, Africains, avons l'impression que l'air même que nous respirons et l'endroit où nous choisissons de le respirer est en soi un engagement politique.
Vos œuvres sont denses, captivantes, avec des intrigues habilement ficelées. Vos lecteurs sont unanimes sur une chose: vous êtes la nouvelle voix percutante de la littérature camerounaise. Quel effet cela vous fait-il?
Cela me fait très plaisir, je ne veux pas le nier. D'autant plus que la littérature afro-caribéenne est traversée aujourd'hui comme hier, par une force qui à mon sens n'existe pas ailleurs. Nous sommes dorénavant plus nombreux à l'exprimer bien que pas encore assez à mon goût. Longtemps la parole a été cloisonnée, les sujets que nous pouvions aborder et la manière de les traiter limitée. J'observe que les digues se fissurent: les thématiques foisonnent, les centres d'intérêt se diversifient et la puissance, l'esthétique, l'intensité de cette écriture plurielle deviennent d'une grande évidence.
Propos recueillis
par Ralphanie Mwana Kongo
Hemley Boum. Les Maquisards. Ciboure: La Cheminante, 2015. 392 pages.