Ken Bugul, de son vrai nom Mariètou Mbaye, est née en 1947 à Malème Hodar, dans le Ndoucoumane, au Sénégal. Ancienne chargée de Programme à la Fédération Internationale pour la Planification Familiale, elle a vécu et voyagé dans plusieurs pays d'Afrique et du monde. Ken Bugul compte une dizaine de romans traduits dans plusieurs langues. « Cacophonie », le dernier en date, est un roman en partie autobiographique qui jette un regard lucide sur le monde contemporain, l'Afrique et la construction de soi. Ken Bugul partage avec nous ses réflexions sur les rapports hommes-femmes en Afrique. |
L'histoire de Sali pourrait-elle illustrer l'adage: « On est souvent le jouet de sa propre imagination... »?
Dans ce roman, le fruit de l'imagination est dépassé par la réalité. Ce que cette femme a vécu dépasse de loin ce qu'elle a pu « imaginer ». Elle n'imagine rien, elle narre une partie de ce qu'elle a vécu. Mais on veut lui faire croire que c'est son imagination. Des personnes peuvent dire des choses vraies, mais on leur dira toujours que c'est le fruit de leur imagination. Et souvent ce reproche est fait en direction des femmes. « Où vas-tu chercher ces histoires? » leur reproche-t-on.
Comme on le voit dans « Cacophonie », les femmes qui sortent de la voie traditionnelle du mariage en Afrique, en refusant de se marier et d'avoir des enfants avec un homme choisi par leur famille, dérangent...
Il en fut ainsi. Avec les mutations socio-économiques de l'Afrique, les femmes participent aux choix, surtout en milieu urbain et quand la femme est émancipée économiquement. Il y a de plus en plus de divorces, de plus en plus de femmes chefs de famille, de plus en plus de mères célibataires. Les femmes s'émancipent mais le nœud gordien est l'indépendance économique. Dans les pays où les femmes sont économiquement indépendantes, comme dans le Golfe de Guinée ou ailleurs, il y a moins de mariages forcés et moins de dépendance économique par rapport à l'homme. Il suffit d'avoir de l'argent, un certain statut pour briser le joug du poids social. Cependant les femmes veulent encore des maris même si elles sont aisées, pour avoir un statut social. Les femmes écrasent ce genre d'hommes qui acceptent de les épouser pour leurs moyens. L'homme est humilié. Parmi les mutations profondes que connaît l'Afrique, il y a l'humiliation de l'homme quand la femme domine. Avec le temps, les relations s'équilibreront avec plus d'harmonie. Les femmes doivent bénéficier des mêmes opportunités en matière d'éducation, de travail, de salaires, d'accès à la propriété et au crédit bancaire, et les lourdeurs de certaines croyances doivent être levées. Les sociétés doivent être plus tolérantes et plus respectueuses vis-à-vis des femmes. La position de la femme devrait être promue.
Un homme à la place de Sali se serait senti bien plus libre du regard d'autrui, famille et société, non?
Les hommes n'en arrivent pratiquement pas à cette situation. C'est à la femme qu'on impose de ne pas s'afficher avec un homme qui n'est pas son mari ou son frère ou son père. Une espèce d'infantilisation de la femme pour faire prévaloir des valeurs qui nécessitent soumission, patience et endurance. Jusqu'à aujourd'hui, on dit: « Une femme qui se soumet à son mari aura de bons enfants », « Une veuve, ceci ou cela », etc. Les hommes ont établi des échelles de valeurs et les sociétés en exigent beaucoup des femmes, jusqu'au sacrifice suprême.
Avez-vous déjà rencontré une femme comme Sali?
À part moi, non, mais des Sali, il y en a de plus en plus. Elles ne se sont pas encore exprimées, mais elles le feront. Elles témoigneront de ce jeu de cache-cache avec soi même, épuisant et intenable.
Le cheminement intérieur de Sali fait penser à une mélopée lancinante, à une parantha puis enfin à de la folie, non?
Plaintes, complaintes, mélopée, paranoïa peut-être, mais du vécu. Mais il n'y a pas de folie, car la conscience est omniprésente et la recherche d'une solution s'impose dès qu'elle a pris la décision d'aller se déclarer à la mairie comme « décédée ».
Ses malaises physiques sont surtout psychiques...
Sali est d'un certain âge aussi: arthrose, ménopause, ostéoporose, etc. Mais tout cela est amplifié par le bouleversement psychique, le rejet et l'isolement.
Quel est le point de départ de votre roman?
Un vécu et un besoin de trouver une solution. Ne pas se laisser emmurer et essayer de s'en sortir, d'abord de quitter la maison jaune, de partir et de survivre, de dépasser la vie au quotidien dans ses pesanteurs et ses cloisonnements. Partir... repartir toujours s'il le faut.
Vous soulignez les aspirations matérialistes dans l'Afrique d'aujourd'hui. Avez vous noté une évolution depuis l'indépendance des pays africains?
La fascination pour l'argent et le matériel est un phénomène mondial. Ce ne sont pas seulement les Africains, c'est tout le monde qui est concerné. Mais avec la crise mondiale, tout s'est effondré. Les gens s'accrochent désespérément et tous les moyens sont bons jusqu'aux crimes abjects. Cela va changer. Le XXIe siècle et le XXlIe siècle, seront dédiés à la spiritualité. La transition sera douloureuse, mais elle est inéluctable. Pour paraphraser André Malraux, « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Tout est question de pouvoir.
De par le vide de la vie de Sali, ses voisins, le gardien, le chauffeur de taxi ont une grande importance. Est-ce parce qu'elle vit dans une petite ville ou bien parce qu'il en est ainsi en Afrique?
Cela peut arriver partout, même à Paris ou à New York. Quand un être humain est isolé, où qu'il soit, il va s'attacher au pilier de comptoir du bistrot du coin, au facteur, à un voisin qu'on rencontre dans la cage d'escalier. Ces rencontres éphémères constituent des aérations dans le vertige du monologue intérieur et de l'isolement. On finit même par être ami avec un nuage, un oiseau, la voix d'un enfant. Tout devient important. En Afrique, les gens vivent en général ensemble et des garde-fou veillent à l'équilibre du groupe. Les problèmes sont très tôt pris en charge et réglés. Mais comme l'Afrique subit des mutations profondes, avec l'urbanisation galopante et un type d'habitat exigu, les gens sont de plus en plus isolés; et là comme ailleurs, le boulanger, le boucher deviennent très importants: on traîne un peu plus chez eux pour entrebâiller les barreaux de l'enfermement.
À un moment, Sali prend conscience de son avantage de ne pas avoir d'attaches, d'être libre, de posséder tout son libre-arbitre. Elle peut se refaire une vie ailleurs comme le fit sa grand-mère. Mais cela ne dure pas...
C'est un sursaut, mais pas un saut. Elle veut partir comme sa grand-mère. Elle n'était pas encore décidée au moment où elle l'évoquait, mais elle en avait le souhait et devait partir ou mourir. Elle ne voulait pas mourir. Elle voulait être « décédée » pour les autres mais ne pas mourir pour elle-même.
Avant son accident, les réflexions de Sali sur la vie, la mort et la marche du monde, nous font beaucoup réfléchir sur notre rôle sur terre. En quoi notre existence est-elle utile?
À vivre au dessus de la vie. Il faut dépasser les contingences de la vie orchestrée, organisée jusqu'à l'uniformisation, socialement, économiquement, en genres, etc., Il faut aller au-delà et sur-vivre; avoir la capacité de se remettre en cause, de remettre en question ses convictions, ses certitudes, et se libérer totalement.
Avez-vous déjà été traversée par certaines réflexions de Sali sur la vie, la mort, le poids de la famille et le regard de la société?
Je suis Sali. « Cacophonie » est une autobiographie romancée, comme mes autres livres, « Le Baobab Fou », « Riwan », ou dans un autre style, « De l'Autre côté du Regard ». Donc tout ce que j'y dis, je l'ai ressenti, pensé, vécu, connu ou un peu « imaginé » et là aussi la réalité dépasse l'imagination.
La fin est une allégorie, la mort qu'elle aurait aimé avoir...
La mort n'est pas la fin. C'est le commencement. Quand Sali est heurtée par le taxi-moto devant le portail de la maison jaune, elle laisse sa vie, confortée par des certitudes et des convictions. L'accident a hâté son départ. Elle est enterrée là, déclarée comme « décédée » mais non pas comme « morte ». Dans cette région où elle vit, les morts ne sont pas morts. Il y a une différence entre être mort et être décédé. C'est pour cela qu'elle veut aller se faire déclarer « décédée » à la mairie. Elle fait une transmutation et se retrouve ailleurs, à Ngor, sur une plage, au bord d'un océan où elle plonge et comme les courants qui partent de la pointe la plus avancée du continent africain vers le Nouveau Monde, elle plonge et se laisse emporter dans une dynamique de sur-vie perpétuelle. Ce n'est pas la mort, c'est plutôt le renouveau, l'espoir et si Sali atteint Haïti..., elle ira frapper discrètement à la porte de Dieu.
Propos recueillis
par Pascale Athuil