Femme de caractère à l'histoire singulière et au cœur à vif, Maryse Condé est le trésor national de la Guadeloupe. Ses livres, lus dans le monde entier, s'interrogent sur la mémoire de l'esclavage et l'identité fragile de la diaspora noire. À travers son dernier ouvrage « Mets et merveilles », elle nous invite à revivre ses plus grands voyages et nous ouvre les coulisses de près de 40 ans de carrière où littérature et cuisine chantent à l'unisson la même mélodie. Récit aux mille et une saveurs enchanteresses, elle évoque ses failles, ses rencontres, ses espoirs tout en traitant des problématiques sociales chères à son cœur. C'est avec une émotion non dissimulée qu'Amina a rencontré cette grande dame de la littérature. |
« La vie sans fard » semble avoir été une sorte de cheminement identitaire entre la difficulté du rôle de mère, de femme, d'écrivain... Quel a été votre état d'esprit à l'écriture de « Mets et merveilles »?
« La vie sans fard » avait un certain côté sombre, douloureux et s'est achevé de manière abrupte. Il m'a semblé que laisser le lecteur sur l'impression que ma vie avait été un enchaînement de malheurs n'était pas juste. Avec « Monts et Merveilles », j'ai voulu montrer qu'après des années difficiles, d'autres plus douces ont vu le jour. Ma démarche est avant tout d'avoir voulu rectifier le tir et j'en ai profité pour rompre l'image un peu fausse et théorique qu'on m'avait prêtée: celle d'une femme froide, dure et ayant des opinions tranchées sur le monde. Je suis beaucoup plus simple qu'on ne le croit, j'aime faire plaisir; qu'il y ait beaucoup d'enfants et de petits enfants autour de la table! Voilà pourquoi j'ai voulu écrire sur ce pan de ma vie tourné vers la cuisine, une passion de longue date.
« Mets et merveilles » sonne comme un brillant carnet de voyage ou s'entremêlent les souvenirs de vos périples, les gens que vous avez croisés et les saveurs qui vous ont marquée. Comment avez-vous cultivé et travaillé ce goût singulier du détail?
On me demande souvent de quelle manière je travaille et si je dispose d'un carnet de notes. A vrai dire ce n'est pas le cas, c'est avec l'écriture que les souvenirs et les détails qu'on croyait envolés nous submergent tel un puissant raz-de-marée.
Le plaisir des papilles apparaît comme étant le fil conducteur d'un ouvrage aux multiples références littéraires. Expliquez-nous le lien entre ces deux passions.
Très tôt l'art d'assembler les saveurs m'a passionnée et je me suis rendu compte de son importance dans l'apprentissage d'une culture. Jeune, j'ai été en Angleterre où j'ai découvert la plume de Shakespeare mais surtout une certaine idée de la cuisine, inhérente à sa population et son art de vivre. Mon premier mari avait une mère qui était une excellente cuisinière et concoctait des petits plats qu'on ne pouvait manger que là-bas. A vrai dire, le rapport à la nourriture diffère selon les pays et cet aspect est à prendre en compte au même niveau que les grands peintres et écrivains d'une nation. Selon moi, écrire peut prendre différentes formes: qu'il s'agisse de mots, de sons ou d'épices, c'est un mode d'expression à part entière.
L'art de la cuisine n'était pas vraiment « en odeur de sainteté dans votre famille », comme vous le dites. Cela a-t-il contribué à développer vos talents de fine cuisinière « rebelle et aventurière »?
Ma mère professait le plus grand mépris pour la nourriture et il m'a fallu beaucoup de temps pour le comprendre: sa propre mère était une femme illettrée qui était cuisinière-servante dans une famille de Blancs et cuisiner n'était absolument pas un plaisir pour elle mais un simple rappel à cette dépendance qui lui faisait honte et mal. Au début ma mère m'a forcée à mépriser le goût que j'avais pour la cuisine, mais j'ai su rapidement le braver. Ce qui était pour elle une déchéance est devenu pour moi un véritable mode d'expression, un loisir et une passion à partager.
De la Jamaïque au Japon, en passant par l'Inde ou encore l'Australie, vous avez eu la chance de faire un formidable tour des cultures. Que recherchiez-vous à travers vos voyages?
J'ai déjeuné un jour avec mon éditrice de l'époque chez Gallimard. A cette table se trouvait un écrivain connu qui m'a posé cette même question. Pourquoi avoir voyagé? J'avoue que jusqu'à maintenant je n'ai pas spécialement de réponse, et cette dernière resterait imparfaite... Sûrement le désir de se connaître à travers les autres!
Vous semblez entretenir une relation passionnelle mais complexe avec la Guadeloupe. Au fil des pages, nous pouvons ressentir une certaine culpabilité et nostalgie à son évocation. Est-ce vrai?
La Guadeloupe et moi, c'est une véritable histoire d'amour avortée et souvent difficile. J'ai beaucoup aimé ce pays mais j'ai toujours refusé le stéréotype qu'on en donne. L'idée d'en parler comme je le ressentais était primordiale à mes yeux... Les gens n'ont jamais réellement appréhendé mon rapport à la Guadeloupe et à travers la vérité, je me suis approchée de la réalité. Je suis désormais une femme fatiguée, malade et âgée, et mon plus grand rêve serait de fouler une dernière fois ces terres. Pouvoir me baigner, écouter les voix du pays et me délecter de sa cuisine.
Ironie du sort, vous ouvrez grand votre cœur à la petite île d'Ouessant en Bretagne. Très touchée par la douce mélodie des habitants, ils ne sont pas sans vous rappeler les Guadeloupéens et leur attachement à la terre. Êtes vous toujours une indépendantiste dans l'âme?
Oui! Je mourrai indépendantiste. Mon doux rêve de pouvoir voyager, un passeport guadeloupéen en main, ne sera malheureusement jamais réalisé, et j'aime à penser que ce pays pourra un jour gérer le présent, l'avenir et ne pas toujours répondre aux diktats des autres. J'ai beaucoup aimé l'île d'Ouessant parce qu'elle ne ressemble en rien à ce que j'ai vu de la France. Fière, orgueilleuse et un peu arrogante, cette fierté m'a fascinée et cette île restera à jamais dans mon cœur pour la richesse qu'elle m'a offerte.
Lesquels de vos livres disent-ils au plus près la Guadeloupéenne que vous êtes?
Je dirais « La traversée de la Mangrove » que j'ai écrit en 1992. J'ai en effet essayé de peindre au mieux les personnages qui composent la Guadeloupe. Le poids du passé, l'avenir du pays et le grand mystère que sera demain...
C'est avec une pointe d'amertume que vous regrettez de ne pas avoir pu vous intégrer à la communauté afro-américaine. Le bagage culturel est-il différent, tout comme le vécu des problématiques identitaires?
Comme je l'ai précisé à plusieurs reprises, ma mère n'a jamais été cette Rosa Parks qui a subi la violence de la ségrégation raciale. Il me semble que si l'on ne partage pas l'histoire d'un peuple, il n'est pas chose aisée d'être accepté. Le fait d'être de la même couleur et de croire dur comme fer à la « négritude » n'est pas suffisant. Il faut pouvoir jouir d'un passif commun. Je me suis rendu compte qu'aux États-Unis, je n'étais qu'une simple Antillaise et, qu'une fois de plus, le mythe Césarien de la négritude avait quelque chose de beau mais d'illusoire. Nous ne sommes en définitive que des êtres humains aux histoires communes, collectives et individuelles.
A la manière de « La vie sans fard » vous vous prêtez à quelques aveux: « Mes parents, comme je l'ai dit, ne m'ayant jamais parlé de l'esclavage, il n'existe chez moi aucune tendresse, aucune nostalgie en pensant aux souffrances de mes ancêtres. Si j'ai accepté (...) de devenir présidente du Comité pour la mémoire de l'esclavage qui fut créé après la promulgation de la loi Taubira, ce fut précisément pour réparer cette coupable lacune, combler ce choquant non-amour ». Quelle a été votre approche de la chose avec vos propres enfants?
C'est le cœur lourd que j'avoue n'avoir pas été la meilleure des mères. Tout comme mes parents, j'ai évité ce genre de sujets. C'est seulement lorsque j'ai été nommée présidente que j'ai abordé la question de l'esclavage avec eux. Même si parfois je me sens un peu coupable, il n'est jamais trop tard et, contrairement à mes parents, j'estime avoir réparé la chose bien mieux qu'eux.
Cette parole sans détour, incisive, caustique, on la trouve dans toute votre œuvre, une œuvre dans laquelle vous montrez cette volonté d'assumer vos faiblesses, de les dire. Voyez-vous l'écriture comme une forme de catharsis?
Tout à fait. Lorsqu'on tente de faire un exposé réaliste sur soi-même, les points faibles, les hésitations et les manques prennent véritablement un sens. Je suis telle une chercheuse qui se perd à comprendre et à approcher la vérité sur mon identité. Qui suis je? Qu'ai je fait? L'écriture m'a aidée à devenir quelqu'un de meilleur mais ce n'est jamais simple.
Vous apparaissez tourmentée à l'idée d'écrire un autre livre et a contrario de vous jeter à corps perdu dans l'art culinaire, pourquoi?
Le temps passe de manière inexorable et le corps se rebelle au fil des jours. Ma maladie ne me permet plus ou très peu d'écrire et de parler, je dois donc dicter comme cela a été le cas pour « Mets et merveilles ». Aurais je encore la force? Je n'en suis plus très sûre. D'autre part la diction crée une certaine barrière entre la pensée et le résultat final, ce manque de « naturel » me chagrine un peu.
Nous salivons devant vos réminiscences de recettes plus originales les unes que les autres. Seriez-vous tentée d'en faire un jour un recueil? (pour le plus grand plaisir de ces dames)
On m'a justement demandé récemment de mettre par écrit les recettes qui me tiennent à cœur. Je le ferai. (Sourire)
Une recette que vous n'avez jamais osé élaborer?
J'ai toujours aimé innover et braver les interdits en cuisine! En revanche c'est avec hésitation et respect que je n'ai pas touché aux mets japonais. Ils ont le chic d'être à la fois bons et d'attirer merveilleusement l'œil. Je ne suis pas très sûre de moi, et j'aurais peur de dénaturer le plat.
Quelle est votre idée du féminisme?
Je ne cherche pas à rivaliser avec la gent masculine. Je souhaite au contraire que nos forces et nos différences nous aident à construire un monde meilleur. Il n'est pas question de rivalité mais de dialogue et d'une recherche d'harmonie.
Vous dites: « On retient un homme par l'estomac ». Quelle est votre recette fétiche?
Le jambalaya! Un mélange subtil de haricots rouges ou noirs, des morceaux de porc agrémentés de crevettes et d'une purée de tomates.
Que pensez-vous d'un homme qui prend les commandes du fourneau?
Pourquoi pas! Je souhaite simplement dire que les femmes qui cuisinent pour leur famille sont de véritables petites créatrices. Elles ne doivent pas se sentir humiliées ou agacées de faire mijoter des petits plats.
Propos recueillis
par Marine Rebut
Maryse Condé. Mets et merveilles. Paris: JC Lattes, 2015. 300p.