Il est des destins qui, sous les coups du sort, réservent mille surprises. Départs en catastrophe, renversements de régimes, séparations, retrouvailles, mise à pieds ou maternité inattendue, changement de pays et déménagements précipités, telle fut la première partie de vie de Maryse Condé. Son autobiographie, La vie sans fards, prend essentiellement place dans l'Afrique des années 60 à la fin des années 70, jusqu'à ce que Maryse Condé rencontre le bonheur. Elle partage avec Amina ses réflexions sur sa vie. Un bilan riche et palpitant ! |
Vous êtes partie d'Afrique il y a plusieurs années pour vivre en Europe, reprendre des études, puis enseigner aux Etats-Unis. Pourquoi ne pas avoir écrit votre biographie plus tôt ?
En général on écrit sa biographie quand on est assez âgé, on n'écrit pas une autobiographie à vingt, trente ou quarante ans. Il faut avoir l'impression qu'on arrive à la fin de sa vie et que l'on fait un bilan. Je crois que c'est normal que j'aie attendu aussi longtemps. Avant je n'y aurais pas pensé...
Vous comparez à différentes reprises le pays qui vous accueille à une « mère », à la terre mère. Dans quel pays vous êtes-vous sentie chez vous ?
Un peu tous, mais pour des raisons complexes à expliquer, c'est en Guinée je me suis sentie le mieux. Les gens y étaient malheureux, il n'y avait rien à manger, ils n'avaient pas de quoi habiller leurs enfants ni les envoyer à l'école mais il y avait une sorte d'humanité profonde malgré tout qui faisait que j'aimais ce pays. Il était riche culturellement; du point de vue de la musique, de la danse, aussi. Sans me sentir chez moi, j'ai beaucoup aimé la Guinée. Condé (ndlr : alors son mari) m'a aidé à connaître son monde culturel.
Vous décrivez des anecdotes racistes qui remontent à votre arrivée à Paris à la fin des années 50. Avez-vous constaté une évolution positive dans le regard des gens vis-à-vis des Noirs ?
A la fin des années 50 nous étions très peu de Noirs à Paris. Quelques-uns étaient à l'université, d'autres étaient d'anciens militaires qui résidaient en France, mais il n'y avait pas de communauté antillo-africaine. On était étonné de nous voir. Il y avait des réflexions de la part d'enfants ou d'adultes qui étaient toujours un peu étranges. Maintenant les Noirs sont entrés dans la vie quotidienne et cela crée moins de surprise.
Les natifs des Dom Tom et vous-même êtes presque unanimes pour dire qu'il vous était très difficile de vous intégrer parmi les Africains. Pensez-vous que pour une personne de couleur blanche, les choses auraient été plus simples ?
Peut-être... En Afrique, on attendait d'un Noir qu'il soit pareil, qu'il parle les langues, qu'il s'habille, mange et qu'il se comporte de la même façon que les Africains. Nous étions étonnés, Africains et Martiniquais, de notre altérité de Noirs. Il est certain que nous étonnions et surprenions plus que d'autres, et plus qu'un Blanc.
Plusieurs fois vous avez constaté l'aide providentielle de la part d'inconnus envers des étrangers. Par ailleurs, on sait qu'il est difficile de s'intégrer quand on décide de s'installer à la campagne en France ou à l'étranger...
Oui, mais je pense quand même que le rapport Antillais-Africains était plus complexe. Ce n'était pas le fait de s'intégrer à un lieu différent mais c'était les rapports avec les gens qui se révélaient différents dans la façon de parler, dans tous les détails... Il y avait une méconnaissance qui rendait la communication difficile. Le divorce était difficile à combler. C'était une prise de conscience qui ne se faisait pas.
Votre engagement est entre autres lié à des lectures fondatrices d'auteurs tels qu'Aimé Césaire, Léopold Sedar Senghor; puis vos influences culturelles se sont incroyablement élargies quand vous avez travaillé à Londres. Avez-vous conservé vos idées de jeunesse pro-socialiste sur l'Afrique ?
J'ai quitté l'Afrique il y a plusieurs années et je n'ai pas d'opinion aujourd'hui sur la solution idéale concernant ce continent. Mes idées se sont considérablement élargies. Je cesse de diviser le monde en deux avec le monde noir d'un côté et le monde blanc de l'autre. Tout ce que je sais, c'est qu'à l'intérieur du monde noir il y a des oppresseurs et des opprimés, et de même pour le monde blanc. La démarcation entre les deux n'est pas une affaire de couleur de peau.
Votre vie a été une suite de bouleversements, tant d'un point de vue géographique que professionnel et privé. Vos enfants l'ont-ils vécu comme une richesse, une ouverture ou comme un handicap ?
Ça dépend des jours. Je leur pose souvent la question. Parfois ils disent qu'ils n'ont pas souffert de tant de changements et de bouleversements; d'autres fois, ils disent que oui, ils auraient aimé avoir une vie plus homogène. Ils ont dû s'adapter à des formes de vie différentes. Ce fut aussi une richesse.
Bien que vous soyez issue d'une famille bourgeoise et cultivée, à la fin des années 50 vous étiez une mère célibataire et vous travailliez. Aviez-vous alors conscience d'être différente des autres et d'avoir une vie assez novatrice pour l'époque ?
Il y a toujours eu beaucoup de femmes mères célibataires. Le problème c'est de travailler et d'avoir des enfants. Aujourd'hui encore. Travailler et avoir quatre enfants tout en essayant de trouver sa voie, c'était très dur.
Ce fut d'autant plus méritoire d'avoir réussi à faire des études avec toutes ces contraintes...
Mais j'ai fait mes études en deux temps. J'ai commencé (ndlr : une licence de lettres modernes en France), je me suis arrêtée, je suis allée en Afrique, je suis revenue à Paris, et j'ai repris mes études, fait un doctorat, puis j'ai commencé à enseigner à l'université, ce que je n'aurais pas pu envisager dix ou quinze ans plus tôt. Il y a eu deux étapes.
Mais passer une licence de lettres avec les moyens que vous aviez à ce moment-là et avec un enfant à charge, c'était déjà très une belle réussite...
... une licence dans un sanatorium, entourée de médecins et de profs compatissants et intéressés par votre condition, c'était faisable. Mais aller plus loin que la licence, c'était impossible !
Pensez-vous que les obstacles que vous avez rencontrés et les bouleversements de votre vie étaient dus à une certaine naïveté liée à votre jeunesse ?
Non, on peut dire que ce fut le fruit du hasard qui occasionna des situations dont je n'avais pas toujours rêvé et que je n'avais pas envisagées. J'ai accepté et tiré parti de ce que je n'attendais pas.
On pouvait quand même se douter qu'il n'y avait pas les mêmes infrastructures en Afrique qu'en France, ni la même abondance en ce qui concerne la Guinée...
Oui, mais je n'y pensais pas. Je suis allée en Afrique chercher une terre où être une autre femme, celle que je n'avais pas pu être à Paris. Je souhaitais retrouver une autre forme de culture et renaître, redevenir moi.
D'où le changement de passeport...
Oui.
Conseilleriez-vous à des Antillaises ou à des Réunionnaises de découvrir l'Afrique ?
Oui, c'est toujours important de découvrir l'Afrique ! Essayer de comprendre sa culture, ce que l'Afrique apporte au monde, ce qu'elle aurait été sans la colonisation, toutes les richesses gâchées par le parcours historique qu'elle a eu. L'Afrique reste un élément important !
Et si c'était à refaire ? Referiez-vous les mêmes choses ?
Oui, je crois. J'aurais peut-être essayé de souffrir un peu moins et de me protéger un peu mieux de la vie et des hommes, mais je crois que je recommencerais pareil...
Vous ne regrettez rien...
Regretter ne sert à rien, il faut assumer sa vie telle qu'on l'a vécue ! Il faut voir le côté positif, ce qui vous a mené à devenir un écrivain. Il faut voir en quoi ces épreuves ont conduit à ce statut, ce rôle d'écrivain.
Vous dites à propos de votre maman, que vous aviez écrit une saynète et l'aviez jouée devant elle et que cela vous avait procuré un sentiment de joie et de puissance qui pouvait être à l'origine de votre vocation d'écrivain.
Oui, mais je dis aussi que c'était un souvenir fabriqué, et que je suis devenue un écrivain, on ne sait pas trop pourquoi. Ce fut une série de surprises, d'allées venues, de retours en arrière. Je ne peux pas définir pourquoi et comment ma vocation d'écrivain est née.
Certains de vos amis croyaient beaucoup en vous. Cela porte aussi.
Non, cela n'a pas tellement influé. Leur foi en moi me faisait beaucoup rire parce que moi, je ne croyais pas en moi.
Ce fut peut-être le désir d'être témoin d'événements, en relatant ce que vous aviez vu à votre façon car votre vie est incroyable...
Quand je vivais ces événements, je ne me rendais pas compte que ma vie était incroyable. J'ai appris à réfléchir sur le monde autour de moi, à devenir philosophe, cela fut plus l'origine de ma vocation.
Propos recueillis
par Jessica Barre
Maryse Condé. La vie sans fards. Paris: Editions Jean-Claude Lattès, 2012. ISBN: 9782709636858.