Slam, Coran, polygamie, Afrique, Fatou Diome aborde les différents sujets en toute transparence et sans faux-fuyant, apportant ainsi un éclairage sur le nouveau roman qu'elle vient de publier chez Flammarion, "Celles qui attendent". |
Etes vous au courant d'un mouvement de femmes au Sénégal à travers lequel les mères luttent contre l'émigration clandestine de leurs enfants en Europe, en les incitant à créer des emplois sur le plan local?
Oui, oui, oui, je connais Yayi Bayam Diouf, une dame formidable. Je l'ai rencontrée, on a participé ensemble à des débats en Allemagne. C'est quelqu'un de très bien, qui lutte. Elle a elle même perdu son enfant dans cette émigration clandestine. Elle se déplace beaucoup pour partager ses idées. Et je pense qu'on a besoin de femmes comme elle.
On entend beaucoup la voix du narrateur plutôt que les voix des personnages?
Moi je trouve qu'il y a des monologues intérieurs partout dans le livre. Il y a un narrateur omniscient, évidemment, puisque le livre est toujours à la troisième personne; ce sont les personnages qui sont mis en avant. Il n'y a pas un personnage de narrateur qui dit "je" par exemple. C'est un narrateur omniscient de type balzacien, c'est-à-dire comme une caméra extérieure qui regarde ce qui se passe et qui décrit. Donc ce narrateur-là peut parfois donner un avis, mais c'est un avis de commentaire. On appelle ça une modalisation. En littérature, ça permet une pause réflexive. Ça permet d'analyser d'autres thèmes, de faire des digressions.
Des mères telles que Bougna qui incitent leurs fils à émigrer clandestinement au mépris de tous les dangers, existent-elles vraiment au Sénégal?
Ce n'est pas au mépris de tous les dangers. Aucune mère ne dit à son fils de risquer sa vie de gaieté de cœur. C'est vraiment une femme qui pense au contraire que c'est une solution pour sauver son fils. Que c'est une possibilité pour lui de gagner sa vie, de réussir sa vie d'homme, de devenir quelqu'un. Elle a envie de le voir réussir mais elle ne trouve pas d'autres solutions. Euh... l'encourager à partir pour l'Europe, je dirais presque qu'elle est obligée de faire abstraction des dangers pour oser. Toute mère a envie de protéger son enfant, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, en poussant son fils à partir vers l'Europe, elle croit vraiment l'aider à tracer son destin, parce qu'elle voit qu'il a fait un petit peu d'études, il n'a pas réussi, il n'a pas de métier, il n'a pas de formation, et il n'a pas d'avenir. Quand la maman économise pour financer le départ de son fils, et puis réussit à convaincre son amie Arame aussi de laisser son fils partir, c'est parce que ce garçon est dans la même situation d'échec social. C'est la solution du désespoir, ce ne sont pas du tout des mamans indifférentes à la douleur de leurs enfants. Ce sont des mamans qui pensent que c'est ça la seule voie du salut, parce qu'elles n'ont pas autre chose. C'est malgré elles, je dirais.
Vous n'hésitez pas à critiquer la "culture" du gaspillage en Afrique lors des cérémonies chez ces mêmes Africains, même étant pauvres?
Je ne suis pas la seule! C'est du bon sens. Quand on demande tous les jours aux gens de vous aider, il ne faut pas gaspiller pour des fêtes. C'est absolument déraisonnable et pas respectable du tout. C'est quoi cette arrogance là? Pour le mariage on claque des millions et après on passe l'année à demander aux autres de quoi payer des ordonnances ou un sac de riz. Moi je trouve ça révoltant. La dignité c'est de savoir compter sur soi, ce n'est pas l'exhibition des richesses pour un mariage ou un baptême. Je pense que ce serait plus raisonnable de faire des économies sur ces cérémonies là. Tous les peuples ont besoin de moments d'union et de fête, mais on peut fêter sans ruiner toute une famille, tout un clan. Il y a même des gens qui disent avoir besoin d'aide pendant toute l'année et qui, quand ils ont un mariage, dépensent plus que les gens riches. C'est absolument déraisonnable et je pense qu'il faut oser le dire.
Pourquoi Issa devait-il rentrer au pays accompagné de sa femme blanche et de ses trois enfants métis, tandis qu'une autre femme l'attendait au pays?
L'injustice dans ça, c'est qu'il y a une femme qui s'est sacrifiée pendant sept ans au village. Et un jour, cet homme là débarque après sept ans d'absence avec des petits métis et sa femme blanche. Celle ci découvre l'Afrique avec un regard de colon, elle trouve tout formidable, même tout ce qui est stupide lui semble magnifique. Donc elle est d'accord pour la polygamie, je trouve que c'est un recul pour la cause des femmes. C'est ça, elle a l'argent en Europe, elle a sorti cet homme là de ses conditions difficiles, et c'est comme si on avait acheté un bien. Cet homme est à sa disposition! Donc quand elle dit qu'elle est d'accord pour la polygamie, c'est idiot, elle ne sait même pas ce que c'est, parce que elle, elle a l'homme là onze mois sur douze. Quand on a son homme onze mois sur douze on n'est pas dans la polygamie, on a récupéré égoïstement le mari de quelqu'un. Donc elle laisse cet homme partir en vacances l'été, elle vient avec, et qui est ce qui fait la bonne? C'est la femme africaine qui cuisine, qui va chercher l'eau au puits, qui s'occupe de tout, et pendant ce temps là madame joue les reines d'été avec son mari qui la fait visiter partout. Je trouve que c'est une mentalité de colon, et c'est désespérant, il faut le dire, c'est pas éthique.
Etait ce un bon choix pour une femme comme Arame de se remarier après avoir atteint la cinquantaine, et surtout après avoir perdu son premier mari?
Vous pensez qu'elle doit faire un veuvage éternel et qu'elle n'a pas le droit d'être heureuse? Il n'y a pas d'âge pour refaire sa vie, être heureuse avec un homme qu'on aime. Heureusement pour elle, elle retrouve son amour de jeunesse après avoir subi un mariage organisé pendant plus de trente ans. Cet homme là meurt, elle se retrouve veuve et, seule, elle retrouve l'homme qu'elle aime, et c'est tant mieux. Il se trouve que les dames africaines, quel que soit leur âge, ont le droit d'aimer et d'être aimées. Voilà, il n'y a pas de jugement moral là-dessus, quoi. On peut aimer à tous les âges.
Devrait-on en vouloir au personnage de Bougna qui fait preuve d'opportunisme face à son désir de voir réussir son fils Issa, à l'instar des enfants de sa coépouse?
Le but du roman, justement, c'est d'interroger la conscience de chacun. Voilà, regardez telle situation: est-ce que vous voulez que ça continue comme ça ou est-ce que vous voulez que ça change? C'est une sonnette d'alarme, un roman. Maintenant ce que j'essaie de dire, c'est que les gens utilisent l'argument du Coran pour justifier la polygamie. Et ce que j'essaie de souligner, c'est que ce sont parfois des hypocrites qui ne pratiquent pas du tout la polygamie telle que conseillée par l'islam. Selon le Coran, ils ne devraient pas le faire. Dans le Coran il est dit qu'ils doivent assurer une vie décente à chacune des épouses avec ses enfants. Ça c'est le premier critère. Ça veut dire que, déjà, quand on n'a pas les moyens de faire vivre une première famille, une première épouse, on n'a pas le droit d'envisager d'en avoir une deuxième. La deuxième chose, c'est qu'on doit les traiter à égalité. L'autre chose c'est qu'on ne peut pas avoir une autre épouse si celle qui est à la maison ne donne pas son autorisation. La troisième chose c'est qu'on n'a pas le droit de les faire habiter dans la même maison, sauf leur accord exprès. L'islam, quand il prône la polygamie, le fait dans des conditions tellement restrictives que dans cette sourate, il est dit: "Quand vous craignez de ne pas réunir toutes ces conditions, le mieux c'est de vous contenter d'une femme".
"Certains absents possèdent les femmes mieux qu'aucun amant présent"?...
Mais parce que c'est une évidence! Les femmes qui attendent des gens partis au bout du monde, c'est parce qu'elles les aiment, et parce que toute leur tête est remplie de cet homme là, voilà! Quelqu'un qui aime sincèrement, c'est quelqu'un qui est tout entièrement habité par l'autre qui n'est pas là. Ce n'est pas parce qu'il y a des couples pourris qu'il n'y a pas de beaux couples avec des gens qui tiennent les uns aux autres et qui se respectent. La distance, ça ne veut rien dire, la proximité affective, intellectuelle est plus forte que tout. Bien sûr qu'il y a la nécessité économique qui, parfois, les bloquent dans ces mariages là. Parfois il y a le nombre des enfants qui fait qu'elles n'arrivent pas à leur construire autre chose parce qu'elles n'ont pas une autonomie financière et que, aussi, elles ont le regard social, le qu'en-dira-t-on qui pèse beaucoup sur elles, mais il n'y a pas que ça! Il y a aussi des femmes qui restent fidèles à leur chambre vide, elles ont l'espoir de retrouver l'homme qu'elles aiment. Chacun vit son amour avec sa grandeur d'âme et supporte ce qu'il a envie de supporter!
Propos recueillis
par Firmin Luemba
Fatou Diome. "Celles qui attendent". Paris: Editions Flammarion, 327 p.