Tout le roman se tient sur deux jours. Salie est invitée à dîner chez une amie, et cette invitation, qui aurait pu être banale, provoque en elle un véritable séisme et fait rejaillir les blessures, les humiliations et les souffrances du passé. Fatou Diome sait comme personne, raconter des histoires tirées de sa propre vie, à la fois héroïques et tragiques, fortes et douces. « Impossible de grandir » (Editions Flammarion) est l'histoire d'une enfant qui a grandi trop vite et peine à s'ajuster au monde des adultes. Mais, contre toute attente, la petite Salie a choisi le chemin de la liberté en domptant ses vieux démons. L'auteure sénégalaise, devenue conférencière, a bien voulu revenir sur la genèse de ce roman troublant, une sorte d'hommage à ses grands-parents, écrit avec humour, lucidité et tendresse. |
Quand avez-vous commencé à écrire « Impossible de grandir », votre dernier roman?
Je faisais la promotion de « Celles qui attendent », je l'ai écrit tranquillement. J'ai toujours un texte en avance: ça me permet d'être détendue. Et après un moment, je l'ai relu, je l'ai remis à la troisième personne et ça ne me plaisait pas. Je me suis dit: « ma fille, assume! ». Il y a une partie d'expérience personnelle qui permet d'ancrer tout le livre, mais j'ai aussi fait mon travail de romancière. Je sais que le contenu va encore faire débat, mais j'assume!
Votre héroïne, Salie, est-elle la petite fille que vous étiez?
Salie, c'est la fille du « Ventre de l'Atlantique » qui revient. Et oui, c'est aussi vraiment la petite fille que j'étais. Dans « Le Ventre de l'Atlantique » il y avait l'esquisse de cette naissance illégitime, que je n'ai pas développée, mais qui était là. Tout le monde savait que mes grands-parents comptaient pour moi. Dans ce livre je suis allée plus loin, en montrant pourquoi.
Pourquoi parler de ces sujets-là, maintenant?
A quarante ans passés, j'accepte qui je suis! Je le dis d'ailleurs dans le livre: je ne cherche plus à demander à quelqu'un de m'admettre. Je veux juste me sentir libre. Si quelqu'un m'aime, il doit m'aimer comme je suis et s'il ne m'aime pas, je m'en fiche. Je suis comme je suis, ma naissance ne changera plus. J'ai cette vie-là, elle sera la mienne, que cela plaise ou non. Je suis née comme ça, je vivrai comme ça et ce n'est absolument plus un problème pour moi. On ne pourra plus m'opposer les conditions de ma naissance pour me faire honte. Car mon existence c'est celle-là. Il se trouve que je n'ai pas d'enfant ni de famille en dehors de la famille que j'étais censée mériter, enfin celle où le hasard de l'existence m'a jetée. Je n'ai pas pu en avoir une autre: est-ce un acte manqué? Est-ce le destin qui a voulu ça comme ça? Toujours est-il que c'est une chose qui a été dans mes envies, qui ne s'est pas faite, en tout cas pour l'instant. Je me demande si ce n'est pas la petite Salie qui ne veut pas encore décider de vivre.
Vous tombez le masque, en quelque sorte, pour les autres, mais aussi pour vous?
Vous savez, il arrive parfois que vous soyez, comme condamnée à être là. C'est ce qui arrive à la petite Salie. Moi, pendant longtemps, j'ai vécu parce que mes grands-parents voulaient que je vive. Ils voulaient que je revienne pendant les vacances quand j'étais en ville au Sénégal: ils m'attendaient. Quand j'arrivais, je voyais qu'ils tenaient à moi. Même quand je n'aimais pas la vie, et que tout m'horripilait, ils étaient là pour me soutenir. « Tu n'as pas le droit de laisser tomber! », me disaient-ils. Pendant des années, j'ai donc vécu uniquement pour eux.
Vos grands-parents sont-ils toujours vivants?
Mon grand-père nous a quittés, il y a dix ans, et ma grand-mère, il y a deux ans.
Etait-ce une manière de leur rendre hommage?
Je leur ai rendu un petit hommage dans « Le ventre de l'Atlantique », mais pas autant, par pudeur, car je leur traduisais mes livres. Mon grand-père a assisté à « La Préférence Nationale » et il connaissait un peu le début du « Ventre de l'Atlantique », mais il est parti avant la sortie du livre. Ma grand-mère, je lui ai traduit tous mes autres livres, elle n'a juste pas eu le prologue de « Celles qui attendent ». Tout ce que je raconte dans « Impossible de grandir », elle le savait et on en discutait ensemble. Elle savait aussi tout ce qui concernait l'image de la famille, mais elle me disait toujours: « ne dis pas tout cela, car nous aurions tous honte, ne dis pas tout ce qui te fait mal, ne dis pas tout, ma chérie, parce que nous aurions tous honte ». C'est une phrase que je dis dans le livre. Et quand elle me disait ça, je voyais la dignité. Mais elle avait fini par me donner son autorisation, en me disant que j'avais le droit d'écrire ce que je suis et ce que j'avais vécu. Quand ils sont partis tous les deux, j'ai voulu faire tomber le masque. Je n'ai pas le sentiment de trahir. Je sais que ce livre peut faire mal à des gens mais mon intention n'est pas de faire mal car je n'ai pas un sentiment de revanche.
Cependant, beaucoup en prennent pour leur grade. Y compris les femmes africaines à qui vous reprochez de tomber enceintes trop souvent au lieu de veiller plutôt à acquérir du savoir...
Je pense que faire des enfants est une beauté dans notre vie. Je suis la première à en rêver, depuis mes 20 ans, mais le contexte ne s'est pas encore présenté pour moi. Je l'ai toujours voulu, mais sans jamais m'imaginer avec plus de deux enfants. C'était le maximum que je m'accordais dans ma tête. Je pense que la santé des femmes, le confort de vie des femmes, la jeunesse de la population africaine fait que nous pouvons nous permettre de réduire la natalité et garder un niveau de progression sociale absolument convenable. Cela laisserait à nos sœurs et à nos mamans, la possibilité aussi de vivre d'autres expériences. Mais avoir 18 ans, être en train d'allaiter, de changer les couches, s'occuper de la marmaille jusqu'à 50 ans parfois, trente ans d'une vie consacrée à la maternité, c'était la génération de nos mamans. Cela ne devrait plus être le cas aujourd'hui. Faire son dernier enfant à presque 48 ou 50 ans, c'est pénible! Par contre, je considère la maternité comme un accomplissement dans la vie d'une femme.
Comment vous vient le processus de narration? Comment décidez-vous que votre livre va partir de cette petite voix, de cette petite fille qui est en vous, autour, finalement, de deux jours?
J'aime beaucoup m'amuser! Je suis comme vous voyez en ce moment chez moi, pour écrire ou corriger. C'est quelque chose pour moi de très léger, serein, proche de la méditation, proche d'une quête de vérité intérieure. Et je ne veux pas tricher. A un moment donné, j'ai compris qu'il y avait une petite fille en moi qui faisait des cauchemars. Quand la petite fait des cauchemars, c'est que moi-même j'en fais. Tout part dans le livre d'une invitation. Les invitations provoquent chez moi un véritable séisme dans la vraie vie. le suis souvent invitée, mais pour une question de pudeur, je préfère inviter les gens au restaurant. Quand ils vous invitent chez eux, vous avez souvent droit à des questions sur la famille et cela me met mal à l'aise. Il faut savoir qu'au Sénégal, je n'ai jamais été une fille qui avait beaucoup de copines. Je voyais le regard de leurs parents quand je racontais qui était mon père. Et j'étais la seule au village à m'appeler Diome (« dignité » en wolof). Vous voyez un peu, pour une petite fille née hors mariage. J'ai toujours été une fille très sociable, et en même temps, dès qu'on s'approchait de trop près, je me cachais.
Pourquoi le titre « Impossible de grandir »?
Le titre « Impossible de grandir » est une boutade. Quand elle était petite, elle devait déjà réagir comme une grande, puisque responsable d'elle-même. Devenue adulte, elle est incapable de réagir comme une adulte dans sa vie sociale parce qu'il y a eu une enfant qui a mal grandi en elle. Même maintenant, il m'arrive de me retrouver comme une petite fille qui ne sait pas où elle va, qui a besoin de quelqu'un pour la rassurer. Quand ma grand-mère est partie, je me demandais ce que je faisais là. Ainsi on reste cette enfant, dans l'impossibilité de grandir. C'est aussi l'impossibilité de grandir dans la tête des gens qui pensent toujours à vous comme à la fille illégitime. La petite voix intérieure de Salie vient de sa quête d'honnêteté, et c'est ce que les psychologues appellent la conscience. C'est ma conscience qui m'observe, qui me juge, qui analyse ma vie, et j'en fais un personnage pour mener un dialogue. L'enfant a appris à observer de loin, j'ai voulu retrouver cette gamine que j'étais à 13 ans quand je regardais sans pouvoir dire que je subissais. Je ne sais pas toujours ce qu'on attend de moi, parfois je n'en suis pas capable parce que je n'ai pas appris à le faire. Moi, j'ai appris à lutter pour vivre ma vie et étudier.
D'où vous viennent ces phrases que nous pourrions retenir comme des citations, des maximes?
C'est mon plaisir de la langue, c'est moi qui les fabrique. Au moment où j'écris, c'est comme si je prenais d'un coup conscience de quelque chose que je considère comme une vérité intrinsèque et je veux la garder. Mûrir, grandir, c'est oser regarder les choses en face et assumer les choses que l'on voulait fuir.
Pensez-vous que ce que vous avez vécu, il y a une trentaine d'années, pourrait arriver aujourd'hui à une petite fille?
Eh bien, aujourd'hui encore, nous apprenons par la presse qu'il y a des femmes qui tuent leur bébé parce qu'elles n'ont pas osé assumer. Dans nos villages, nombre d'enfants sont confiés aux tantes ou aux grands-mères par des femmes qui ne peuvent les emmener quand elles vont se marier ailleurs. Ces enfants sont négligés, vivent avec des gens qu'ils ne peuvent appeler ni maman ni papa. Leurs vies sont sacrifiées pour payer ce que l'on reproche aux adultes. J'écris pour tous ces enfants parce qu'il y en a encore, surtout dans les villages. Je tiens aussi à ajouter que je ne fais pas du néocolonialisme, je n'écris pas pour le public européen, je considère juste que je n'ai pas le droit de me taire lorsqu'il y a encore des petites filles qui passent leurs vacances avec leurs tantes qui les tabassent et les font travailler comme des ânes à longueur de journée. Je pense que si le Sénégal veut résoudre ce problème, il faut que certaines personnes osent sacrifier leur dignité ou leur orgueil afin d'en parler sur la place publique.
Ce qu'il faut retenir quand même, c'est que Salie est née de l'amour?
Oui, mais surtout qu'elle a le droit d'aimer, elle aussi. J'ai le souvenir d'avoir été insultée pour leur histoire d'amour et pour la manière dont elle s'est passée. Ça m'a donné l'envie et la force de dire à tout le monde que je fais ce que je veux, une envie de liberté. Si j'étais rentrée dans leurs cases, cela aurait ressemblé à une forme de repentir.
Justement, n'est-ce pas Salie qui libère sa mère dans le livre?
Si, c'est vrai! Parce qu'elle est teigneuse. Et le courage n'est pas mortel. La petite fille a le courage de se redresser et d'aller jusqu'au bout, montrant que ce n'est pas une fatalité. Tout le monde en a ras le bol de cette souffrance par les sentiments.
Finalement, vos grands-parents vous ont donné l'essentiel, car une bonne éducation, c'est ce qui reste même lorsqu'on a tout perdu...
Absolument! C'est les meilleurs parents que j'aurais pu avoir, je le vis comme ça. Ils étaient toujours là. Ce qui était difficile quand j'étais jeune, c'est que je réclamais souvent mes parents, et c'est légitime pour un enfant. Ils donnaient le maximum pour m'élever afin que je supporte, et cela même si leur place n'était pas confortable. Cet amour a été une force, mais aussi un problème puisque j'étais pour les autres enfants, l'enfant préférée des grands-parents.
Fatou Diome, s'il ne fallait retenir qu'une seule chose du livre « Impossible de grandir », ce serait quoi?
Une phrase qui est déjà dans « Le ventre de l'Atlantique »: « J'écris pour dire et faire tout ce que ma mère n'a pas osé dire et faire ». Et c'est pour la même raison que j'ai écrit ce livre: trouver sa légitimité dans la vie.
Avez-vous bouclé la boucle?
Non, je ne pense pas, je continue. Pour moi, c'est un sillage, c'est la navigation. Dans mes livres, la navigation est toujours la métaphore de la vie. Je parle de cette navigation, de nos rêves. Ecrire c'est une matière de naviguer dans la vie. Il n'y a pas de période prédéfinie ni de sujet préétabli, c'est mon mode de réflexion. Publiée ou pas, je vais écrire. Je dois le faire, afin de comprendre les choses. On peut mettre des idées, de la sensualité, des émotions, de la mélancolie sur des mots. Et tout ce travail, c'est comme si on prenait les sentiments, l'état d'esprit pour en composer une œuvre d'art. C'est une manière de tuer tout ce qui est mauvais et de le remplacer par de la beauté. Même en racontant une horreur, on peut créer de la beauté pour que le réel moche ne soit pas victorieux.
Le mot de la fin?
Merci de donner voie et voix à nos livres. Les livres fermés ne disent rien, c'est vous qui les faites connaître. Donc pour moi, nous faisons le même travail et nous menons le même combat. Il faut sensibiliser sur des sujets, ne jamais oublier la poésie. Il y a une créativité dans les livres, ce ne sont pas des témoignages. Je n'aime pas l'idée du témoignage. Et c'est pour ça que je n'aime pas l'idée d'autobiographie brute, mais plutôt prendre des morceaux d'expériences pour nourrir une réflexion plus globale qui concerne plus de gens. C'est ce que j'ai voulu faire là, et je pense que les magazines comme Amina, mènent ce même combat en Afrique. Il y a des tas de sujets que j'ai pu lire en étant jeune fille dans Amina ou d'autres magazines. C'est pareil que l'école. J'y contribue à mon modeste niveau avec les livres.
Propos recueillis
par Claire Renée Mendy