Née en 1977 et originaire du Gabon, Charline Effah a déjà publié en 2011 «Percées et Chimères», un roman remarqué. Avec «N'être», elle entre définitivement dans le cercle des auteurs qui donnent à la littérature africaine tout son éclat. |
Pouvez-vous nous expliquer le titre de votre roman, qui semble jouer avec l'homonymie. En effet, à l'entendre, ce titre fait penser au verbe naître...
Le titre de départ était «En attendant le vol des cygnes» parce que l'histoire de Lucinda, par la thématique de l'exclusion familiale qui la traverse, me rappelait le conte du vilain petit canard d'Andersen. Pourquoi ce titre «N'être»? Parce qu'il est question d'abord de déni. Lorsque le lien qui devrait unir une mère à sa file est rompu, lorsque le silence dans une famille est l'unique diktat et que ce silence, cette cassure, ce désaveu signent la défaite du lien maternel et la mort symbolique d'une enfant qui est bien là malgré elle et malgré sa mère. Face à ce déni, à cette non-existence, il va bien falloir trouver sa voie, emprunter des chemins qui s'inscrivent dans la démarche d'une quête, d'un parcours jalonné par l'amertume, la révolte, l'abnégation, et au bout du chemin l'impasse, le cul-de-sac. Comment poursuivre sa voie lorsqu'on n'a jamais existé à part entière aux yeux de cette personne qui est censée vous donner de l'amour? Comment se positionner vis-à-vis de soi-même et des autres lorsqu'on est une ombre? La solution serait sans doute de convoquer l'histoire originelle de ces deux femmes, de réparer la maille, remplacer le boulon qui manque pour que la relation entre la mère et la fille soit restaurée.
Dans votre livre, le père, ainsi que le personnage d'Amos, ont tous deux la hantise de savoir qui porte la culotte dans leur foyer. L'équilibre de la société réside-t-il dans l'illusion de la domination masculine et de la soumission féminine?
La société a besoin de principes, lesquels définissent un cadre qui permet de maintenir un équilibre. C'est important de laisser croire que c'est l'homme qui porte la culotte dans le foyer. Les rôles sont définis ainsi depuis la nuit des temps. Même si la réalité est autre au sein des familles, les femmes savent que leur silence est d'or, pour ne pas contrarier les egos, mais surtout pour ne pas perturber l'ordre des choses. Jusqu'à quand? C'est toute la question des principes et de leur caducité dans la société moderne.
Le roman porte, en épigraphe, un extrait du roman «L'œil le plus bleu» de Toni Morrison, qui présente la situation de celui qui aime comme plus enviable que celle de celui qui est aimé. L'amour est-il donc lui aussi marqué par ce besoin d'être dans la situation de celui qui a les cartes en mains?
L'amour est égoïste. Dit comme ça, cela peut paraître pessimiste. Mais quand on aime, ce n'est jamais gratuit. On aime parce que la personne aimée comble un vide, un manque, un besoin chez nous. Je ne parle pas de l'aspect financier, mais de cette dépendance émotionnelle qui peut être plus ou moins forte selon les individus et qui crée l'attachement que l'on investit dans une relation. J'ai cité cet extrait de Toni Morrison parce que je m'interrogeais sur cette aventure en eaux troubles qu'est parfois l'amour.
En dehors de la relation entre la mère et la fille, vous abordez plusieurs thèmes dans votre livre: la vie de couple, la situation de l'immigré en France, le chômage, les complexes comme la dépigmentation de la peau, les conventions que vous battez en brèche mais qui, en même temps, semblent confortées...
Plusieurs thématiques gravitent en effet autour du roman mais la thématique principale est celle de l'exclusion familiale sous l'angle des rapports difficiles entre une mère et sa fille. A mon avis, lorsqu'un roman met en scène plusieurs personnages, ces personnages ne sont pas des coquilles vides. Ils ont un passé des rêves et une histoire. Et quelque part, l'histoire ou les histoires de ces personnages vient se greffer sur histoire principale celle de l'héroïne pour créer la cohérence de l'ensemble du roman. C'est pourquoi en lisant «N'être», le lecteur constatera qu'il est question aussi de quête d'amour, de chômage et des rapports complexes que les gens entretiennent non seulement entre eux mais aussi avec les conventions et la morale.
Où est l'avis de l'auteur dans tout ça? Quel est le message que vous avez voulu délivrer?
Ce serait prétentieux de ma part de dire que j'ai un message à faire passer. Lorsque j'écris, j'ai un seul objectif: créer, inventer, raconter une histoire qui trouvera un écho chez les lecteurs. Une histoire avec des personnages et des situations qui interpellent et questionnent la propre histoire du lecteur. C'est seulement comme ça que chaque lecteur, en s'appropriant le texte, trouvera lui même un message.
Peut-on dire que Toni Morrison a nourri votre écriture? Si, de même que vous rendez hommage à Adèle, vous deviez citer des auteurs avec lesquels vous vous reconnaissez une certaine filiation, lesquels nommeriez vous?
J'ai découvert Toni Morrison très jeune à travers son roman «Beloved». A l'époque, l'histoire m'avait émue et c'est bien plus tard que j'ai commencé à m'intéresser à son esthétique. J'avais préparé un projet de DEA autour de son roman «Jazz», projet que j'avais soumis à l'université Sophia Antipolis de Nice. J'avais d'ailleurs reçu un avis positif. Il se trouve qu'après, j'ai du attendre un an pour qu'une bourse me soit octroyée et c'est comme ça que j'ai passé à autre chose. J'aime la plume de Toni Morrison. Ce n'est pas un auteur que je lirai dans le métro ou dans un café. Je lis Morrison le soir, au calme, car elle parle à mon âme. Mais il n'y a pas qu'elle. Je suis une groupie de l'intemporel roman «Une si longue lettre» de Mariama Bâ. J'aime aussi énormément la prose d'Ananda Devi, poétique, imagée et sensible.
Parmi les derniers livres que vous avez lus, lequel conseilleriez-vous aux lecteurs?
«Effacement» de Percival Everett. C'est un bijou littéraire. Et «Indian tango» d'Ananda Devi.
Comment envisagez-vous votre avenir littéraire?
Lorsque j'ai publié mon premier roman en 2011, je faisais mes premiers pas dans le monde littéraire. Je testais ma plume. Après avoir remarqué que le roman plaisait, j'ai décidé de devenir écrivain, c'est-à-dire de me consacrer sérieusement à l'écriture. Pour cela, je me suis posé des questions sur ce qui fait la qualité littéraire d'un texte, sa pertinence, sa singularité. Pour mon avenir littéraire, je continue à écrire, mais à cause d'un emploi du temps chargé, j'ai peu d'occasions. Je m'organise comme je peux.
Propos recueillis
par Liss Kihindou