Journaliste, critique de musique classique-lyrique, spécialiste de littératures étrangères, la femme de lettres d'origine togolaise Sophie Ekoué a animé sur RFI « Regards », « La case du cœur », « Cahiers nomades » et « Littératures sans frontière ». Elle est également l'auteure de « Cuisines et traditions, recettes d'Afrique » (Cauris, 2003). Son dernier ouvrage, « Aux noms de la vie » (Editions Afromundi, 2013), est un livre des plus instructifs qui, précise l'auteure, nous invite « à découvrir ces histoires de noms africains, celles des systèmes de nominations et celles, plus personnelles, que m'ont confiées des écrivains d'origine africaine » |
« Aux noms de la vie », quel joli titre ! Comment avez-vous eu l'idée d'écrire sur l'histoire des prénoms africains?
Ce titre m'est apparu comme une évidence,
avant même d'avoir commencé l'écriture du
livre, car au fond , les noms se donnent comme
un serment, un acte quasi-sacré. « Aux noms
de la vie » sous-entend, aux noms de tous les
bons esprits qui vont te protéger tout au long
de la vie, un nom pour toute la vie et, surtout,
pour une belle vie! C'est tout un programme,
un nom. Ce qui est sous-entendu dans un nom
est beaucoup plus fort que ce que l'on entend.
Le nom est un héritage, un présage; regardez tout le mal que se donnent les parents
pour choisir les noms et prénoms. C'est un enjeu extraordinaire! On le veut efficace, car le
nom est une camisole de sécurité, une bouée
de sauvetage, un antidote; il augure d'un destin. Un nom est tout sauf un nom. Les théologiens protestants diront que le nom est plus
grand que le nom, comme ils disent que Dieu
est plus grand que Dieu.
J'ai voulu écrire ce livre pour expliquer tout
cela et enfin livrer à mes amis et à mes enfants,
le sens caché de mes nombreux prénoms. J'en
ai une ribambelle: Sophie, Kaïssan, Suzanne,
Akpédomé. A ceux -ci, s'ajoutent des surnoms
qui ont la même force que les noms donnés
par les parents. Depuis que je vis en France, je
me suis rendue compte que mes prénoms ont
toujours déclenché des commentaires. « Kaissan, c'est la même personne que Sophie? » J'ai
entendu cela mille fois aux guichets des administrations.
Ecrire ce livre est aussi ouvrir à l'Occident un
pan de voile sur la philosophie très sophistiquée des sociétés africaines, et l'attribution des
noms et prénoms en est une belle illustration.
De toutes les recherches que vous avez dû effectuer pour l'écriture de ce livre, quel aspect vous a semblé le plus surprenant, et pourquoi?
L'aspect le plus impressionnant de ma recherche est ce caractère métaphysique des noms et sa dimension prédictive. Comme l'explique Wolé Soyinka : « Le nom de mon père Soyinka est le nom que j'aime par-dessus tout. C'est en soi une véritable contradiction des différentes croyances chrétienne et yoruba de mes parents. [...] Soyinka signifie « je suis entouré par des sorciers ». Lorsque j'étais jeune, j'avais un plaisir narquois et une délectation subversive à prononcer ce nom qui résumait tout mon antagonisme vis-à-vis de ma société partagée entre deux mondes. [...] Pour moi, c'est un nom qui exprime le caractère métaphysique de ma culture yoruba. Cela m'a permis si tôt d'exprimer rien que par un nom, le rejet, ma révolte de ces croyances importées, un nom comme un acte de subversion. »
Votre ouvrage est riche d'histoires personnelles d'hommes et de femmes de lettres et de culture. Comment les avez-vous sélectionnés?
Cela s'est fait naturellement, j'ai demandé à un ami puis à un autre, puis à un autre, et j'ai remarqué, à la fin, que mes amis sont, pour la majorité d'entre eux, des écrivains. Etrange, n'est-ce pas? Tous ont eu un réel plaisir à écrire l'histoire de leur nom caché ou connu, et cela révèle beaucoup de choses sur leur métier d'écrivain. Ce sont des textes savoureux, humoristiques et parfois dramatiques. Dans tous les cas, c'est un enjeu pour tous, les noms délient les plumes et font couler de la bonne encre.
Votre livre montre bien à quel point le Nom est le Moi. J'ai beaucoup aimé le témoignage de Fabienne Kanor, de la Martinique, intitulé « Un peuple sans nom »...
Je suis d'accord avec vous, le nom c'est le moi, c'est le double invisible de l'homme, il chemine avec lui comme son âme et son ombre. C'est pour cela que chez certains peuples, les noms ne sont pas connus de tous, on utilise des surnoms car on pense que pour agir sur quelqu'un, on peut agir sur son nom, le toucher, voire lui nuire. On ne prononce pas les noms à la légère, et on peut changer de noms plusieurs fois dans son existence si l'on veut corriger ou rectifier les présages, réorienter le destin. Nommer c'est aussi exister, ne pas nommer c'est disparaître. Ne dit-on pas cela depuis les Romains? Ne meurent et ne vont en enfer que ceux dont on ne se souvient pas, car l'oubli est la ruse du diable. Tout est dit!
Vous vous appelez Kaïssan, Akpédomé, Sophie, Suzanne. Pourquoi avoir choisi Sophie?
Je n'ai pas choisi Sophie, Sophie est le nom hérité de mon père, mais aussi de notre histoire avec la France. C'est le prénom le plus usuel, qui est sur mes diplômes, mes documents d'identité. Je vous dis tout cela, mais je me rends compte que j'aime mon prénom Sophie! C'est un nom en recto verso qui me va bien et que je porte à merveille. Je suis Sophie, la raison toute grecque, la sagesse. Puis il y a cette Sophie avec un grain de folie ! Je suis à la fois fantaisie et sagesse.
Lequel des prénoms évoqués dans votre livre vous séduit le plus, finalement?
Sahondra, prénom malgache qui se prononce CHA OUN DR. C'est le son que j'aime, ce prénom sonne l'Amour. On a envie de le murmurer, de le susurrer... il signifie "la Fleur d'Aloès", une plante qui a mille et une vertus, comme l'Amour...
Le mot de la fin?
J'ai envie de citer la fin de l'introduction de mon livre: « On porte comme une seconde peau plusieurs noms et surnoms. C'est ainsi que l'on distingue le nom lié au jour de naissance, aux circonstances de l'accouchement, ceux qui se rapportent à la position dans le clan, au rang dans la fratrie, à la place par rapport aux cousins germains, sans parler du nom secret révélé par le devin et seulement connu du père et de la mère. A ceux-ci s'ajoutent le nom d'initiation, le nom religieux, les noms ou surnoms qui renvoient à un usage social, comme le nom de plaisanterie, le nom de querelle, le nom d'allusion... »
Propos recueillis
par Claire Renée Mendy