La mémoire afro-brésilienne a une voix. Celle de Conceiçao Evaristo qui n'a de cesse de raconter la souffrance et la résistance du peuple noir brésilien. Son premier roman, « L'histoire de Poncia », a connu un énorme succès au Brésil lors de sa parution en 2003. Racontant le parcours, les rêves et les désenchantements de Poncia, petite fille d'esclaves, il a été vendu à plus de 20 000 exemplaires. Traduit en français aux éditions Anacaona, ce roman lui a permis de venir au Salon du Livre de Paris dont le Brésil était l'invité d'honneur cette année. Amina a eu le privilège de rencontrer Conceiçao Evaristo, une belle occasion de découvrir un autre Brésil et l'héritage culturel que les Afro-descendants ont reçu de l'Afrique, la terre mère. |
« L'histoire de Poncia », publié en 2003, est votre premier roman. Il a connu un grand succès... qu'est-ce qui a tant touché le public selon vous?
La marque de fabrique de mon personnage Poncia, c'est la solitude. Je crois que c'est cela qui a touché tant de monde. Tout le monde, que l'on soit homme, femme, blanc, noir, peut vivre ce sentiment. D'autre part, le livre est sorti en 2003 dans un contexte particulier: Lula venait d'être élu et avait fait voter une loi obligeant à enseigner l'histoire et les cultures africaines à l'université. Les Afro-brésiliens étaient en demande de ce type d'ouvrages et le livre s'est fait connaître grâce à de nombreux réseaux alternatifs.
Votre roman est d'ailleurs au programme du baccalauréat brésilien...
Oui, dans cette atmosphère de revalorisation des cultures afro-brésiliennes, il a été inscrit au programme de cinq universités dans les états du Minas Gerais et du sud du Brésil.
Cette loi est-elle vraiment appliquée?
Une loi peut obliger mais cela ne change pas les mentalités. Cela dépend des professeurs, certains ont plus envie d'enseigner les cultures africaines que d'autres. Cette loi existe depuis dix ans et si elle n'est pas appliquée, les parents peuvent faire des recours, ce qui est très rarement le cas.
Il y a des similitudes entre l'histoire de Poncia et la vôtre... vous aussi êtes née dans une famille pauvre et avez quitté le Minas Gerais pour l'état de Rio de Janeiro. Comment avez-vous construit ce personnage?
Nous n'avons pas tout à fait le même parcours, mais il est vrai que beaucoup de lecteurs nous confondent et m'appellent Poncia quand nous nous rencontrons (Sourire). Je suis née dans la capitale du Minas Gerais, à Belo Horizonte que j'ai quittée plus tard pour Rio et mon personnage, Poncia, quitte la campagne pour la ville. Ceci-dit, dans le roman, même s'il y a beaucoup de fiction, je me suis aussi inspirée d'histoires entendues dans mon enfance: notamment celle de mon arrière-grand-père né sous la loi du ventre libre. J'ai utilisé tout ce contexte qui peut ressembler à l'histoire de Poncia. J'ai également transformé en fiction des expériences collectives pour construire ce personnage: le fait qu'elle se sente étrangère à son nom, par exemple, fait écho aux noms imposés aux esclaves par leurs maîtres.
A la lecture du livre, on est frappé par les va-et-vient incessants des personnages: Poncia, son frère Luandi, sa mère et même son père qui s'absentait tout le temps pour travailler sur les terres du Blanc. Comme s'il leur était impossible de se fixer, d'appartenir à un lieu. Est-ce quelque chose que les afro-descendants ressentent au Brésil?
L'errance de Poncia représente le manque d'espace non pas géographique mais émotionnel sur le territoire. L'écrivain Edouard Glissant dit que la diaspora expérimente une sorte d'exil. C'est pourquoi j'ai voulu créer dans ce roman un univers africain basé sur les cultures bantoue et nago. Les allées-et-venues de la mère de Poncia représentent un rite de passage avec des étapes jusqu'à ce qu'elle retrouve sa fille. Cela concerne aussi le frère de Poncia qui ressent ce que lui dit une vieille guérisseuse, à savoir qu'il y a un temps pour tout, que tout arrive au bon moment. Je raconte aussi l'histoire de l'arc-en-ciel car, petite, ma mère disait toujours qu'une fille devenait un garçon si elle passait sous un arc-en-ciel et vice-versa. A ce sujet, quand je suis allée à Rio et que je me suis intéressée à la cosmogonie africaine, j'ai découvert un orisha (divinité afro-américaine originaire d'Afrique, ndlr) à la fois homme et femme qui vivait dans un arc-en-ciel.Vous voyez, ma famille avait perdu l'origine du mythe mais il restait des traces de nos cultures africaines. A la fin du livre, j'utilise le terme angorô pour décrire l'arc-en-ciel. J'ai découvert que c'était le même orisha que chez les Bantous.
Etes-vous allée en Afrique?
Oui, au Mozambique, au Sénégal, en Afrique du Sud et à Sao Tomé et Principe.
Qu'avez-vous ressenti la première fois?
Quand je suis allée au marché à Sao Tomé et Principe, une vendeuse de poissons s'est levée et m'a prise dans ses bras. Elle m'a dit: « Où étais-tu? Cela faisait longtemps qu'on ne t'avait pas vue ». J'ai répondu « Moi aussi! ». Au Mozambique, je suis allée dans une association de femmes mozambicaines, et quand je suis rentrée elles ont commencé à jouer du tambour et à chanter. Elles disaient dans leur langue qu'elles étaient heureuses de retrouver leur sœur qui habite de l'autre côté de l'océan. Je suis émue à chaque fois que j'y pense. Quand je vais en Afrique, c'est comme si je rentrais chez moi. Je ressens aussi cela lorsque je rencontre des Afro-américains et des Noirs de Cuba.
A travers vos livres, un fil conducteur: parler du peuple noir, de sa contribution à l'histoire du Brésil, le rendre visible. Quelle est la situation des Noirs qui représentent 51 pourcent de la population du Brésil?
Je vais paraître radicale, mais la place des Afro-brésiliens est la subalternité. Le Brésil est très contradictoire: l'image qu'il exporte est celui d'une démocratie raciale et métissée. Concernant le métissage, plus on a la peau claire et plus il est célébré, malheureusement l'inverse n'est pas vrai. Mais il y a eu du changement pour le Noir urbain depuis le président Lula, grâce à la discrimination positive qui va, je pense, améliorer la situation des Noirs. Cela étant, l'application efficace de ces lois est difficile, il y a des controverses. Par exemple dans le Minas Gerais, il y a des quotas pour les enfants issus d'écoles publiques, mais pas par rapport à leur couleur de peau car il y a une tendance à penser que la question raciale est juste une question sociale. Je ne suis pas d'accord, car la race et la pauvreté sont étroitement liées. Il est plus facile pour un Blanc pauvre que pour un Noir pauvre de prendre l'ascenseur social. Le Blanc sera toujours perçu comme le plus capable. Il y a encore beaucoup de personnes qui pensent que le Noir est plus bête. Le problème que nous devons surmonter, c'est qu'après des années d'infériorité, le Noir lui-même doit se persuader qu'il peut y arriver. C'est le combat de n'importe quel peuple qui a subi l'esclavage: non pas oublier son histoire mais réussir à l'expulser. Même chez les intellectuels brésiliens on entend dire: « Les esclaves sont venus d'Afrique ». La lutte en matière de langage, c'est de dire plutôt que « les Noirs sont venus d'Afrique ». Ce n'est pas bon pour la propre estime du Noir brésilien de toujours parler de lui comme d'un esclave car on oublie les luttes et résistances des quilombos, (esclaves marrons, ndlr), les prouesses culturelles ou historiques des Noirs. Beaucoup de Brésiliens blancs se vantent de leurs origines portugaises, italiennes ou françaises. Parfois ils disent qu'ils sont d'origine indigène, mais jamais vous ne les entendrez dire qu'ils ont des origines africaines. Une anecdote: lorsque j'enseignais, il m'est arrivé de me déplacer dans l'état de Rio de Janeiro avec ma secrétaire, une blonde aux yeux bleus. Dans les hôtels où nous descendions, on la saluait en pensant que c'était elle le professeur. Et cela continuait même après les avoir détrompés. Cela peut être très douloureux à vivre et même provoquer des maladies émotionnelles. Il faut le vivre pour le comprendre.
Récemment, la télénovela « Sexo e as Negas » a provoqué la colère des femmes noires... en avez-vous entendu parler?
Oui, cette série dépeignait la femme noire en objet sexuel. Je fais partie d'un groupe d'intellectuelles qui écrit sur les difficultés rencontrées par les femmes en général, la misogynie, le racisme, les difficultés du couple. En tant que femme noire, on attend de moi que je sois bonne au lit, bonne cuisinière, bonne danseuse mais sûrement pas écrivain, intellectuelle et productrice de savoirs. C'est peut-être un peu pour cela que j'ai attiré l'attention au Salon du livre.
Les femmes noires brésiliennes se rebellent-elles de plus en plus ces dernières années?
Effectivement, depuis quelques années cela s'est amplifié. Malheureusement, j'ai des amies actrices dont la carrière a décliné car elles refusaient les rôles subalternes qu'on leur proposait. Ceci-dit, quelque chose se passe en ce moment au Brésil car Blancs et Noirs ont conscience que cette histoire de démocratie raciale, dont les journaux parlent tous les jours, est fausse et qu'il y a un problème.
Après les soulèvements de Ferguson l'année dernière, les Noirs brésiliens ont manifesté leur soutien aux Noirs américains car eux aussi sont victimes de violences policières dans leur propre pays. Que font les autorités brésiliennes pour lutter contre cela?
Voici les statistiques: 30.000 jeunes meurent chaque année au Brésil. Parmi eux, 76 % sont noirs, victimes de guerres de gangs ou de violences policières. Nous n'en sommes pour l'instant que dans la dénonciation mais pas encore dans l'action. Les morts arrivent beaucoup plus vite que les solutions qu'on peut apporter au problème. Bien sûr les policiers peuvent être jugés mais cela ne va pas encore assez vite.
Même si la visibilité des Noirs aux plus hauts postes est encore timide, je pense à Joaquim Barbosa le premier Noir à siéger à la Cour suprême, il y a maintenant une politique de quotas dans les universités et dans l'administration publique. On peut avoir espoir qu'à l'avenir la situation des Afro-brésiliens s'améliore...
En tous les cas, il nous revient de créer cet espoir! En ce qui concerne Joaquim Barbosa et les exemples de personnes qui arrivent à s'élever, cela peut aussi être quelque chose de dangereux qui confirme la règle d'exclusion de la société brésilienne car ça donne l'impression que ceux qui s'en sortent ont beaucoup travaillé, ont fait beaucoup d'efforts pour y arriver mais pas les autres. Je connais une pléthore de gens qui travaillent beaucoup, en fait la majeure partie de la population noire travaille énormément mais n'arrive pas à s'en sortir. Si certains n'y arrivent pas, il faut se demander ce qui cloche dans le système! Récemment, une femme noire de 90 ans a décidé de rentrer à l'école primaire. Tout le monde la félicitait: « C'est génial que vous alliez à l'école! ». Mais n'aurait-on pas dû plutôt demander: « Comment cela se fait-il que vous n'y alliez que maintenant? »
Quelle impression gardez-vous de votre passage au Salon du livre de Paris?
J'ai adoré, même si cela a été une lutte d'arriver ici. Je voudrais dire que derrière moi, il y a beaucoup d'autres femmes qui écrivent et qui mériteraient d'être ici. Un des critères pour être sélectionnée au Salon du livre était d'être traduite en français. Pour moi c'était le cas avec les éditions Anacaona mais cela pousse à se demander pourquoi c'est si difficile pour les femmes afro-brésiliennes d'avoir cette visibilité. Le problème, c'est que souvent elles sont publiées par de toutes petites maisons d'édition et ne sont pas présentes dans les médias. En 1995, pour la première fois, je suis allée dans un festival littéraire à Vienne. Des écrivains très célèbres sont venus, dont des Noirs. Nous avons tous été traités de la même manière à l'étranger. Mais à notre retour, les médias brésiliens n'ont parlé que des auteurs blancs et n'ont pas même cité les Afro-brésiliens une seule fois. Il y a vraiment un racisme, dans la société brésilienne, qui nous empêche d'aller ailleurs. Certaines personnes estiment que ces endroits ne nous appartiennent pas. Vous voyez, c'est un cercle vicieux: les textes n'arrivent pas au bon endroit, ils ne sont pas traduits, et en conséquence leurs auteurs ne sont pas invités dans les salons à l'étranger.
Quels sont les auteurs francophones dont vous vous sentez proches?
J'ai lu les écrits théoriques d'Édouard Glissant pendant mon doctorat et j'ai aimé lire tous les auteurs de la Négritude: Senghor, Aimé Césaire mais aussi Maryse Condé ou encore Patrice Chamoiseau. Ces écrits m'ont aidée à penser la question de la diaspora.
Sur quoi travaillez-vous actuellement? Quels sont vos projets?
Je suis retraitée depuis quinze ans mais de temps en temps je fais des conférences et donne des cours de formation. Vous voyez, je suis encore très travailleuse! (rires). J'ai commencé deux livres, un recueil de nouvelles et un essai sur la représentation de la femme noire dans la littérature brésilienne parce que cela m'intéresse, mais aussi parce qu'on me le demande souvent.
Propos recueillis
par Kadidiatou Bah
Conceiçao Evaristo. L'histoire de Poncia (2003). Traduction française: Editions Anacaona [[email protected]], 2015, 128 pages, disponible sur www.anacaona.fr ou sur commande en librairie