Fille des deux rives du fleuve Congo, avec deux grands-pères français et belge, Émilie Flore Faignond publie son autobiographie. A travers son histoire se profile celle de bien d'autres métis qui ont dû construire leur identité, trouver une place entre les Blancs et les Noirs. Surtout ne demandez pas à Emilie Flore Faignond quel est son pays d'attache. Je suis une « Congolo congolaise », vous répondra t elle, je suis la « femme aux quatre drapeaux »! |
Emilie Flore Faignond, à qui s'adresse votre livre? Le pronom « tu » dans le titre « Afin que tu te souviennes », désigne-t-il quelqu'un en particulier? Pourquoi écrire le récit de votre vie?
Ce pronom s'adresse à chaque lecteur, comme si j'interpellais chacun à travers ce récit pour qu'il se souvienne de ces temps jadis qui font partie de notre histoire commune. Écrire le récit de ma vie a été comme revenir sur l'histoire de notre vie familiale liée à notre métissage pluriel tant génétique que culturel. Je le destinais en priorité à ma descendance, pour qu'elle sache d'où nous venons, afin de pouvoir avancer dans le futur. Un ami métis, Georges Lao, m'a exhortée à le faire éditer pour la multitude, persuadé que ce n'était pas uniquement l'histoire de ma famille mais celle de tant d'autres métis.
On voit dans le roman combien votre grand-mère maternelle, du Congo Kinshasa, Bajana, a occupé une place importante dans votre vie. Elle a joué plusieurs rôles parmi lesquels la transmission de la culture et des langues congolaises. Peut-on dire que vous ne vous seriez jamais sentie autant Congolaise sans elle?
Sans aucune hésitation. Je confirme que si je me sens aujourd'hui Congolaise c'est parce que cette aïeule du Congo Kinshasa m'a non seulement transmis le verbe de l'Afrique, mais aussi ses us et coutumes et cultivé cet amour viscéral pour mes racines congolaises. Jadis je m'identifiais à cette femme dont j'avais la peau couleur d'ébène et non à mère qui était une métisse à la peau très claire.
C'est également cette grand-mère qui a conforté en vous cette fascination, cette admiration pour le fleuve Congo. Ce fleuve traverse votre roman de part en part. Serait-ce une part de votre identité?
Toute personne qui lira mon autobiographie et mes autres ouvrages comprendra dès les premières lignes que le fleuve Congo représente pour moi la partie essentielle de mon identité puisqu'il baigne les deux nations congolaises dont je suis originaire. Je clame à cor et à cri que je suis une Congolo-congolaise, et sur cette terre des hommes, ce cours d'eau reste l'élément naturel pour lequel je ressens une fascination puissante et un amour infini comme si je faisais corps et âme avec lui! « Il est mon credo, il est mon hymne, il est mon drapeau, il est ma patrie ».
Vous appartenez aux deux Congo, puisque votre mère est une métisse du Congo Kinshasa et votre père un métis du Congo Brazzaville. Vous revendiquez l'appartenance à ces deux terres congolaises séparées par le fleuve Congo, mais les hommes, déplorez-vous dans le livre, en font une barrière (page 185). Comment vivez-vous les tensions qui se sont élevées entre les deux Congo?
La tension qui s'est élevée entre mes deux Congo me plonge dans une tristesse profonde et une grande incompréhension. Pour moi ces deux pays sont pareils à deux sœurs portées par la même matrice et donc alimentées par le même cordon ombilical sacré: le fleuve Congo, dont elles portent le même nom. Est-il besoin de rappeler que ces deux nations appartenaient au grand Royaume Kongo et que ce sont les colonisateurs qui se sont servis du fleuve comme d'une frontière? Nous parlons la même langue, nous mangeons les mêmes mets et nos us et coutumes sont identiques dans la plupart de nos régions.
On perçoit à travers votre roman combien le fait d'être métis posait des problèmes d'identité, non seulement par rapport à la race (les Blancs vous disent Noirs et les Noirs vous classent parmi les Blancs), mais aussi en ce qui concerne le pays auquel se rattacher. Dans votre cas, vous êtes liée au Congo Brazza, au Congo Kinshasa, à la France et à la Belgique. Aujourd'hui, à l'âge mûr, comment vous sentez vous par rapport à ces multiples attaches?
L'histoire du métis, autrefois appelé « mulâtre », reste un parcours très difficile, souvent douloureux, complexe, et trop longtemps occulté car il a été un réel problème pour les colons et pour les colonisés, et avant tout pour le métis lui-même sans cesse ballotté entre deux entités génétiques et culturelles qui n'ont pas été des plus tendres avec « cette race nouvelle » qui gênait les communautés blanche et noire. Aujourd'hui, à l'âge mûr et forte non seulement de mes épreuves et de mes expériences en ma qualité de métisse, je vous assure que je suis fière et heureuse d'être ce que je suis une car le métissage représente à mes yeux une richesse infinie dans bien des domaines et surtout il symbolise pour moi la couleur de l'amour entre les peuples de la terre! L'écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor avait prédit que l'avenir appartiendrait au métissage et nous ne pouvons nier qu'il avait raison. Personnellement je me sens sans aucune ambiguïté une Franco-Congolaise et une Belgo-Congolaise. Ne m'appelle-t-on pas « La femme aux quatre drapeaux »?
Vous racontez les conditions de votre naissance, que vous n'avez apprises que bien plus tard: vous étiez une enfant non désirée dont on a voulu se débarrasser: comment vivre après une telle révélation?
Sans doute une enfant non désirée, vu les circonstances dans lesquelles j'ai été conçue (hors mariage), mais aimée et chérie par mes parents quand j'ai ouvert les yeux sur le monde. J'avoue avoir été surprotégée par ma mère, mon père et particulièrement par mon aïeule Bajana Marie parce que physiquement je n'avais pas cette pigmentation blanche tant prisée par cette société métisse d'antan. Au fil des années j'ai compris que les mentalités d'autrefois jugeaient et condamnaient sans appel ces hommes et ces femmes qui étaient bourrés de complexes et vivaient aussi avec le « paraître » imposé par cette société d'autrefois...
Ce qui explique que le complexe de la peau soit très important dans le roman: trop foncée, pas assez claire... Et cela ne concerne pas seulement les métis, fiers quand leur peau était presque blanche; aujourd'hui encore, ce complexe est présent dans les communautés et de nombreux Noirs, par exemple, se décapent la peau. Que pouvez-vous dire aujourd'hui à nos lectrices, par rapport à la couleur de peau?
Mon Dieu, la couleur de la peau! Combien j'en ai souffert quand j'étais une enfant haute comme trois pommes: des adultes blancs me l'ont reprochée tant ils la percevaient comme une tare. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un très lointain et mauvais souvenir pour moi. Si vous saviez combien je suis fière de mon teint bien ambré que plusieurs m'envient (sourire)! Je déconseille vivement aux femmes africaines de se décaper la peau, d'abord pour leur santé mais aussi pour qu'elles prennent enfin conscience que belle est cette couleur ébène qu'elles se doivent de porter avec panache. Elle souligne avec éclat leur appartenance à ce continent de lumière qu'est l'Afrique noire.
Propos recueillis
par Liss Kihindou