Le regard d'Olga Faure-Olory ressemble à un lac noir qui brille d'une douce lueur perpétuelle. Pourtant, l'eau calme et apaisée de son regard est loin de dévoiler son long combat de titan contre la malvoyance. Fille d'un brillant ingénieur des mines du Bénin, disparu quand elle avait à peine deux ans, elle ne cesse de transmettre les acquis de ses engagements personnels: rester avant tout solidaire avec les plus fragiles. Ce qu'elle nous fait vivre dès les premières pages de son ouvrage "Et si le monde n'était que perception". Mise au défi très tôt, elle a voulu à tout prix continuer à voir, malgré l'effacement progressif de la lumière et des formes. Cela a transformé sa vie en un destin riche, intense, avec une vision fertile de la perception de son prochain. Elle nous révèle avec l'acuité d'une souffrance et de bonheur mêlés "comment bien vivre avec une basse vision". Car chercher à voir, c'est une quête sans fin, c'est acquérir peu à peu une perception aiguisée, débroussailler les ornières de son chemin et le rendre praticable. Olga Faure-Olory se livre simplement, dans un style limpide et un ton intimiste, qui nous prend au coeur de la première à la dernière page, avec sur un sentiment de respect fraternel et de reconnaissance. |
Agée à peine de six ans, vous réfutez le premier diagnostic médical qui tombe : vous risquez de perdre la vue. Vous vous insurgez en disant que, vous, vous avez décidé de voir ! Comment expliquez-vous cette façon de défier une autorité médicale ?
Le diagnostic, qui fut annoncé à ma mère, ne me
plaisait pas. J'étais révoltée par la façon de
faire des adultes et, en particulier, des médecins, quand ils optaient
pour le: "Il n'y a rien à faire !". Au nom de quoi, on condamne une
personne sans la laisser se défendre par elle-même, par ses
propres ressources ? J'ai toujours eu la sensation intime qu'on n'avait pas
à dicter ma vie. Chacun a en lui les moyens de faire face à ce
qui lui arrive s'il a envie de s'en sortir.
J'ai été aidée par ma mère, très combative :
il n'est jamais simple d'avoir une enfant handicapée. En me disant : "On
va y arriver", elle m'a confortée.
Elle a donc décidé de changer de pays et de venir s'installer avec votre frère et vos deux sœurs à Lyon...
Si j'étais restée au Bénin, j'aurais été aveugle car le soleil aurait fait mûrir la maladie, la rétinite pigmentaire, provoquée probablement par une dose élevée de Nivaquine, médicament administré dans les pays où sévit le paludisme. Grâce à un ami ophtalmologue de la famille, j'ai pu consulter les plus grands spécialistes en France. Là, j'ai passé une première année dans une pension spécialisée sans ma famille encore au Bénin. Je me suis retrouvée seule au moment où ma vue déclinait le plus. Ce processus s'est arrêté car je luttais énormément contre le noir et contre la mort. Je vivais avec des enfants complètement aveugles dans un univers où on n'allumait pas les lumières. En même temps, j'avais une vie d'enfant : les jeux, les chamailleries dans le courant de la vie quotidienne.
Vous faites tous les efforts du monde pour intégrer les écoles dites "normales". Malgré les embûches, vous travaillez deux fois plus que les autres, en utilisant des loupes pour mieux voir et réviser vos leçons, et vous obtenez de bonnes notes...
J'ai beaucoup hérité de mon père. Depuis mon enfance, j'ai consacré beaucoup de temps pour rester autonome en percevant plus que je ne vois. Je suis amblyope. C'est la vision centrale qui est touchée. Je n'ai pas la vision des détails. J'ai aussi cherché à élargir mon autonomie par le chant, par l'écrit. Avant de jouer de la harpe, je ramenais mes partitions à la maison pour les apprendre par cœur pour rester au même rythme que les autres élèves. La musique m'a aidée à sortir de ma déprime. Cela fait huit ans que je me produis avec mon groupe, au Java, lors de concerts de printemps et d'été. Je chante le répertoire des salsas cubaines traditionnelles, portoricaines et new-yorkaises. Je joue en même temps avec des percussions mineures, les maracas, les claves et les guiros. Et je reprends les airs de l'impératrice de la salsa cubaine, Célia Cruz.
Vous parlez dans votre ouvrage de cécité mentale. Expliquez-nous...
Je me souviens de ce médecin scolaire qui a émis un avis défavorable pour mon départ aux USA dans une famille américaine pour me préparer à mon métier d'interprète. Ce que j'ai appelé la cécité mentale, une fausse note de ce médecin, avant tout bloqué sur le handicap visuel, et qui devait probablement en avoir peur. Une personne n'est pas un chiffre, un organe, c'est ce qu'on en fait. J'ai argumenté en prenant un second avis pour pouvoir partir. Et la malvoyance ? C'est d'aller percevoir au-delà du bruit ambiant de la rue, de la vie, c'est une autre façon de se connecter à l'autre. La malvoyance c'est le recentrage sur ce qui est vrai, au-delà des apparences d'une mèche blonde ou d'une bouche pointue, percevoir la musicalité singulière d'une voix. Je suis un être de perceptions. Je ne sais pas si je l'aurais été si je n'avais pas eu ce handicap. Tous les aveugles n'ont pas automatiquement cette façon de voir. C'est lié à mon histoire. Je n'ai pas une bonne acuité visuelle, mais j'ai celle de la vie.
Les projets d'entreprise que vous avez concrétisés en remportant des concours, vous les avez ainsi consacrés à des actions solidaires...
En m'inspirant de ce que j'avais découvert aux USA, j'ai créé le journal l'Agrandi qui, pendant quelques années, a pu être lu en France avec des caractères visibles par les malvoyants. Les articles reprenaient les principaux articles de la presse nationale. J'y avais inséré des fiches pratiques pour améliorer la vie quotidienne en association avec des spécialistes de la basse vision, Nous avions imaginé un plan de métro en gros caractères (au rebut, hélas aujourd'hui !), et on s'est rendu compte qu'il servait aussi aux nains. En rencontrant ces spécialistes, j'ai découvert d'autres problématiques que je n'avais pas imaginées et qui, une fois résolues, peuvent aider des populations différentes. Pour inaugurer le second millénaire, grâce à des prix décernés par la Mairie de Paris et le Ministère de la Culture, j'ai pu investir au nom de mon association d'alors, "Voir 2000", dans un projet pour faciliter la circulation des malvoyants. Ainsi, le niveau des trottoirs de la rue de Rivoli a été abaissé, au niveau des feux rouges, et cela a aussi été bénéfique pour les personnes en fauteuil roulant et.... les poussettes de bébés. L'investissement a aussi concerné les feux de circulation qui sont devenus sonores pour aider les malvoyants à traverser la chaussée et cela a aussi sécurisé les enfants. C'est la qualité de vie pour tous. Faciliter la vie des personnes handicapées a aussi des conséquences positives sur d'autres groupes. C'est un apport citoyen à la société. Cet apport, hélas !, n'est pas perçu comme tel par une société qui vit dans la rentabilité à tout prix...
Propos recueillis
par Célina Ovadia
Olga Faure Olory. Et si le monde n'était que perception. Boulogne: Transversales Editions, 2008. 170p. ISBN : 2-915798-13-5.