"Lagons, Lagunes" de Sylvie Kandé
Sylvie Kandé, professeur de littéature francophone qui vit à New-York, fait partie de ces rares écrivains africains qui peuvent se targuer d'avoir été publiés par Gallimard, la prestigieuse maison d'édition française. |
"Lagons, Lagunes", de son propre aveu, s'inspire du "Cahier d'un retour au pays natal" car "on est fait plus de ce qu'on lit que de ce qu'on mange...", précise-t-elle. Le titre, autre référence à un vers de Césaire, est une association heureuse de masculin-féminin. Et le terme "lagunes", dans lequel on peut lire le mot lunes, est un hommage que l'auteur a voulu rendre à la mythologie de la Lune présente dans plusieurs cultures. "Je vois la Lune comme un astre féminin par opposition au Soleil...".
"Lagons, Lagunes" est un livre peu conventionnel où chaque paragraphe ou division est construit autour d'une anecdocte et correspond à l'expression d'une émotion particulière.
Et Toussaint-Louverture, le leader emblématique de la révolution haïtienne y occupe une place de choix. "J'ai trouvé dans certaines biographies, mention d'un journal, d'un manuscrit qu'on aurait trouvé sur lui en prison, et qui aurait été détruit...". Pour l'écrivain, cet acte est une tragédie en soi, car dieu sait ce qu'on aurait pu y trouver ! Dans ce livre au lexique très soutenu, se dégage une volonté manifeste de privilégier une sorte de métissage des mots où se côtoient aisément le langage académique et le langage parlé, un peu à la manière du hip-hop, une association de high culture et de culture populaire.
Au milieu d'une phrase l'auteur glisse un terme anglais "parce que cette langue se conjugue très bien au français dans la conversation...". Et puis remarque-t-elle : "De plus en plus, en Occident, on vit de moins en moins dans une langue unique, à l'instar de l'Afrique, qui a toujours été multiphone...".
Très sensible à la poésie du signe, Sylvie a joué avec les lettres, utilisées comme des dessins, où les phrases n'hésitent pas à prendre la forme des lignes de la main, donnant une excellente touche calligraphique!
Études de lettres classiques au lycée Louis-le-Grand, en Hypokhâgne et Khâgne, Mme Kandé, à travers les sculptures et les reproductions d'art, s'est particulièrement intéressée à la représentation du noir dans la Grèce antique pour sa maîtrise.
Mais l'amour de l'écriture l'a toujurs habitée. Tous ceux qui ont la passion de la lecture le savent, on est toujours rattrapé par l'envie d'écrire. Et pour Sylvie, c'est arrivé dans la lointaine Californie où elle a débarqué lors de sa première visite aux États-Unis. Soudain, les mots ont acquis une force, une résonance particulière, une beauté qu'elle ne leur connaissait pas, en France. Sans doute parce que noyés dans le quotidien. Et puis : "J'ai ressenti ce besoin d'exprimer des choses que je ne pouvais formuler aussi finement en anglais...". A moins qu'elle n'ait eu envie simplement de se libérer de cette forme d'écriture théorique que sont les thèses et autres textes didactiques.
Cette mère joue avec les mots comme avec ses deux enfants, elle leur attribue un pouvoir quasi magique : "On peut construire, détruire par un simple mot, on vit de mots, on en meurt aussi...". Comme pour prendre son élan, elle commence par les nouvelles.
La première, "Trajet", publiée dans le magazine "Europe", fruit de ses observations, nous emmène en Californie où l'auteur s'attache à nous dépeindre les deux parties de la ville qu'elle habite et qui longent l'autoroute. Elle s'est attardée sur le contraste entre la partie occupée par la communauté africaine américaine et les autres, les modes de vie, et les connotations sociales de cette division géographique.
"Je suis fascinée par les villes et leurs messages codés. Elles envoient des signes sur les lieux interdits ou autorisés, la façon don'til faut les fréquenter... Et nous disent des choses sur l'architecture, les institutions, les habitants et ce qu'ils veulent projeter d'eux-même... Ainsi, dans la portion de la ville réservée à la communauté noire, elle note peu de commerces, par contre beaucoup d'églises et de débits de boissons. Ce qui est assez révélateur d'un ordre social et de la dichotomie de la société...", dit-elle.
Dans une autre nouvelle, "d'Ebène et de turquoise", l'auteur aborde le thème de la black bourgeoisie et de ses difficultés existentielles. Là, elle a surtout voulu montrer que l'intégration absolue et forcée peut-être aussi nocive que l'exclusion.
Récemment, un premier prix de littérature lui a été attribué, pour sa nouvelle "I love Harlem". De père sénégalais et de mère française, Sylvie qui a grandi à Paris, a vécu de plein fouet les tensions raciales de la guerre d'Algérie. Elle découvre la poésie et les ouvrages des écrivains africains et antillais... comme une sorte d'écho à ses préoccupations existentielles. Dès lors, elle vit comme une sorte d'injonction, de nécessité vitale, de mieux connaître cette Afrique à laquelle son existence était liée.
Alors, elle s'est formée elle-même dans cette discipline, qui depuis 1985, fait partie des matières qu'enseigne à l'Université de New-York, ce professeur de littérature africaine et caribéenne francophone. Auparavant, cette originaire d'Afrique, née dans la diaspora et qui interroge la possibilité d'un retour, choisit comme sujet de thèse en histoire africaine, un thème qui a trait à l'identité des créoles.
La particularité de ces noirs de la diaspora repartis s'installer en Sierra-Léone, réside dans la variété des peuples, de leur parcours, de leurs attentes, du type de réinsertion, de leur approche de l'Afrique.
L'urbanisme en dit long sur le parcours de ces retournés. Et leurs maisons racontent et montrent tout l'éventail des expériences qu'ils drainent avec eux en Afrique. "Un métissage intéressant, à cause de la variété des positions politiques, des possibilités ou impossibilités de réinsertion et toutes les nuances intermédiaires. Un peu à la manière du jazz, qui de retour en Afrique, charrie une portion de la Caraïbe et de l'Amérique noire". La postface de "Lagons, Lagunes", est signée d'Edouard Glissant et loin d'être un hasard... N'est-il pas l'un de ceux qui ont le plus aidé à repenser le thème du métissage !
Dès les premières pages du livre, l'auteur annonce la couleur ou l'impossibilité de parler de généalogie pure et absolue "parce que dans le métissage", dit-elle, "l'impur est déjà à l'origine". Pour Sylvie, l'identité inscrite dans l'histoire, dépend des circonstances précises dans lesquelles on vit. "Ce n'est pas la même chose d'être métis dans les comptoirs de Gorée au XVII siècle, que d'être métis aujourd'hui dans une banlieue parisienne : les rapports économiques ont changé et les identités aussi...".
Et pour débattre de ce problème complexe, ce professeur n'a pas hésité à réunir à New-York University, une série d'écrivains et de chercheurs. Lors de ce colloque sur le métissage, qui s'est déroulé en 1997, les intervenants ont cerné les éléments juridiques, historiques, littéraires qui entrent dans la définition de ce concept. Une sorte de consensus s'est dégagée sur l'impossibilité de définir le métissage comme un simple croisement de races.
Car la réalité identitaire est non seulement associée à des lieux d'origine différents, mais aussi à des situations historiques, telles que la recontre coloniale avec l'esclavagisme, qui sont à la base du concept lui-même. Ces systèmes dichotomiques où l'entre deux n'était pas prévu, pose un problème juridique, sémantique... L'auteur de "Lagons, Lagunes" choisit de revendiquer une unité ontologique. Et remarque au passage que cette représentation simpliste de sang qui ne se mêle pas, d'individus composés de deux moitiés se transpose à la fois, sur le plan psychologique : "Très souvent, les métis sont perçus comme des gens indécis, instables, en proie à des difficultés existentielles, et qui sont en guerre constante contre eux-mêmes. Sur le plan politique, ils sont considérés comme des opportunistes...".
Dans "Lagons, Lagunes", elle fait allusion à Vincent Ogé et au rôle historique joué par le mûlatre haïtien à l'époque de la Révolution française, où les mûlatres haïtiens ayant reçu une bonne éducation, acquis de grandes fortunes, des esclaves, des terres, voyant que le préjugé de couleur empêchait leur mobilité sociale, ont fini par engager une action visant à demander l'égalité de droits pour les métis. Une démarche perçue par le reste des noirs comme un acte de désolidarisation pour ne pas dire de trahison...
Malgré tout, les revendications des mûlatres ont fait progresser la cause de l'émancipation.
Assiatou Bah Diallo