Après des études de lettres modernes, sociolinguistique et communication, Fabienne Kanor, née en 1970, devient journaliste et travaille pour la télévision, la radio et la presse écrite. Son premier roman, « D'eaux douces », (Gallimard, 2003) est couronné du prix Fetkann. Elle publie ensuite « Humus » (Gallimard, 2006), prix RFO, « Les chiens ne font pas des chats » (Gallimard, 2008) et « Anticorps » (Gallimard, 2010). Fabienne Kanor réalise aussi des courts métrages et des documentaires. Son roman, extrêmement réaliste, est le fruit d'une longue investigation au Sénégal, au Mali, au Maroc, à Ténérife et en Italie. Immigrés et Européens, chacun est vu sans fards ni paillettes par Fabienne Kanor qui nous donne la vision de ses héros. |
Quand on suit les pérégrinations du héros, Biram, les descriptions, le langage et les situations sont tellement réalistes qu'on se dit que vous avez beaucoup voyagé...
A l'origine de ce roman, il y a eu un projet de documentaire. J'avais rejoint une équipe d'Autrichiens qui travaillaient à Tanger sur un documentaire sur le rapport Nord-Sud historique. Moi j'étais la plume qui devait réaliser un journal de bord. L'exploration a duré trois semaines au Maroc. Eux ont poursuivi leur trajet au Mali et au Sénégal. C'est là qu'est née la première phrase du roman « Rien ne disait la frontière ». A la suite de cela, j'ai décidé de repartir directement au Sénégal, à M'Bour, grâce à la bourse Stendhal que j'ai obtenue en 2008. J'ai pu, en 2009, faire le voyage pendant trois mois. Je suis allée à Dakar, à Nouakchott, à Bamako, à Ténérife et ailleurs. Puis je suis rentrée chez moi avant de repartir là où mes héros font des étapes: à Lampedusa, où je suis restée douze jours environ, à Madrid où j'ai rencontré des immigrants sénégalais et à Rome où j'ai rencontré des éthiopiens et des érythréens dans leurs ghettos. En tout, j'ai fait une dizaine de voyages. À Ténérife, je me suis mise à la fenêtre et j'ai guetté de la corniche et j'ai essayé de comprendre comment allait réagir la Guardia vis-à-vis de ces migrants. J'ai travaillé aussi dans des fermes où des immigrants travaillent le plastique pour trois euros par jour, où je me suis fait embaucher. Ce fut un périple très interactif. Comme j'avais passé deux ans à Saint-Louis du Sénégal, j'avais croisé plein de Biram. Mais aussi des Marème, partout en Afrique de l'ouest et en occident, d'où ma dédicace à Marième et à Malik. Ma question était: « Qu'est ce qu'un migrant? ».
Il y a un ton dans votre roman, un trait de caractère que l'on retrouve chez Marème et Biram, comme une fatalité, une acceptation faite d'habitude et de réalisme. C'est comme ça...
C'est ma façon de construire mes personnages. Ils sont souvent un peu détachés d'eux-mêmes et se regardent beaucoup agir. Aussi ce qui arrive à leur corps est important mais ne les détruit jamais. Il y a toujours cette conscience, ce troisième œil, hyper éveillé, hyper alerte. Je revendique ce trait: ils se regardent parler, penser. Dans mes personnages, il y a le costume puis la peau, puis la peau se met à parler. Ce Biram-là n'a pas que 17 ans, il a tous les âges en lui. Il est très mature.
Mais il perd ses illusions et dit qu'il s'est corné le derme et le cœur. Il s'est durci en cours de route...
Oui, bien sûr, mais à la fin, il s'en fiche, car il a fait l'aventure, il a vu du pays. Il a appris qu'il y a du bien dans le mal et du mal dans le bien. Dans son aventure Biram a été désenchanté mais au bout du compte, il gagne en étant détaché de ce qui pourrait lui arriver. Il quitte l'Europe sans crier, presque par terre, mais triomphe à la fin en étant resté fidèle à son désir de liberté.
On pourrait se dire en refermant le livre: « Tout ça pour ça? Que d'effort! », ou bien: « Le héros a changé, il est fatigué et il veut rentrer à présent ».
C'est un roman initiatique. Biram dit ainsi que « L'Europe fait des migrants des cadavres et des pantins ». Elle, elle dit: « l'Europe m'a fait grandir ». Biram est parti de chez lui et il est allé au-delà du bout de sa rue, de ses rêves. Il revient car il a fait l'aventure et il est claqué; il a X années d'Europe dans les pattes et il veut rentrer.
L'histoire est d'autant plus forte qu'il n'y a pas de jugement vis à vis de Biram ou de Marème. Ils sont comme ils sont, chacun suit sa route avec dignité...
Oui, quand Hélène, la femme que rencontre Biram, lui dit: « Tu en tires une tête! », il répond: « J'ai la tête de ma tête! ». Mes héros conservent leur dignité. Ils ne sont pas foudroyés par ce qu'il leur arrive, il y a une mise à distance. Tous mes romans parlent d'enfermement, de malheurs. Ma seule façon de sauver mes personnages est de leur donner cet humour. L'Europe est vue comme une citadelle à prendre avec sa capacité ou pas à absorber des immigrants. On voit que l'on est toujours l'immigrant de quelqu'un, comme Hélène, qui est occidentale et fille d'immigrés italiens... Cela permet de décaler le regard sur un personnage et de ne pas juger. On voudrait juger ce personnage là. Et patatras! On s'aperçoit que ce personnage à des failles mais aussi des forces. Hélène s'ennuie, elle fait des sirènes de sable et on peut se moquer d'elle. En fait, elle a de l'amour pour Biram mais ne veut pas s'attacher, ni souffrir. On sort des préjugés.
Lui aussi tombe amoureux d'elle, malgré son cynisme...
Lui aussi. Il croit que c'est le prototype de la femme mûre un peu salope, mais pas du tout, elle est même l'opposé, car quand les gens se rencontrent, les préjugés tombent. La réalité est beaucoup plus complexe.
Vous décrivez très bien certains lieux, qui sont des étapes d'immigration, avec tout ce qui est pathétique, que l'on soit touriste ou sans-papiers...
Vous voulez dire les touristes qui se beurrent de crème sur la plage face à l'hôtel qui fait pacotille. Ces touristes, et les gens en général, ne regardent pas les « modou modou » (vendeurs à la sauvette, ndlr) qui vendent les gadgets. Personne ne se doute que ces sans-papiers les jugent également, et de façon bien pire. Ce sont deux misères qui se côtoient: la misère du migrant, sans papiers, sans logement, sans argent, qui doit gagner sa vie et dont la famille est loin. L'autre misère est celle de gens qui veulent donner un sens à une vie qui n'a pas de sens. Ils sont comme des pantins sur la plage.
Ce roman relate la perte des illusions, la recherche d'un eldorado, la lutte pour la vie, et une forme d'acceptation pour Marème et pour Biram. On se dit: « Combien de Marème et de Biram? ».
De mon point de vue, Marème et Biram sont exceptionnels car ils ont une forme de pureté qui est généralement émoussée par toutes les expériences que l'on fait: le racisme, la mélancolie, la dureté, les dangers... En chemin, je n'en ai pas vus beaucoup qui n'aient pas été émoussés par leurs galères. Mais mes personnages restent fidèles à leurs idéaux. Marème reste fondamentalement fidèle à ses rêves de jeune fille matérialiste: avoir des robes, des talons hauts... et Biram à son désir de liberté. Ils choisissent et taillent leur destin.
Oui, mais s'ils s'attirent et ils ne se comprennent pas...
Marème a arrêté de croire en la solidarité depuis longtemps; ses rêves passent par l'avoir: être une femme mariée, propriétaire, avec une belle maison, un cadre de vie idéalisé. Biram est détaché. C'est un « aquoiboniste ». À quoi bon rester au pays et à quoi bon rester en Europe? Qu'est ce que j'ai perdu dans cette aventure là? Mon identité? Mon islam? Ma bonne mentalité?
Êtes-vous sur un autre roman en ce moment?
Oui. C'est sur les hommes et les femmes et ce sera sur un « je » plus intimiste. Mais l'aliénation culturelle, le racisme et le conditionnement social seront toujours présents. J'ai aussi tourné un documentaire sur le crack à la Martinique, qui s'appelle « Le Caillou ». Et j'ai écrit une pièce de théâtre.
Propos recueillis
par Pascale Athuil