Moments tragiques et désespérants que ceux traversés par Berthe Kayitesi, née en 1978 au Rwanda. Elle a 16 ans lorsque le génocide des Tutsis éclate en avril 1994. Elle est contrainte de devenir chef de famille, de s'occuper de ses frères et de sa sœur, à la suite du massacre de ses parents. Commence alors l'errance ponctuée de séjours en orphelinat et dans des familles d'accueil. Après avoir évité la mort de justesse, elle séjourne quelques mois en RDC où elle assiste à l'exode des assassins. Interview. |
Après des études secondaires et supérieures en Afrique, vous vous envolez pour le Canada en 2004. Vous restez hantée par des souvenirs douloureux. L'acte de publier votre témoignage "Demain ma vie : Enfants chefs de famille dans le Rwanda d'après", aux éditions Laurence Teper, collection "Voix du bord", est-il une façon de tourner la page et de commencer une nouvelle vie ?
En publiant ce récit, je souhaitais boucler la boucle de quinze années de course dans l'après-génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda. Une manière de rendre hommage, de donner une sépulture à ceux qui sont partis lors du génocide. Une façon de rendre compte de la trajectoire des orphelins devenus eux-mêmes parents après la mort des leurs. Un acte de reconnaissance envers ceux qui m'ont soutenue et envers ceux qui aident les orphelins en général. Une autre voie, en effet, de me repositionner dans le monde, de me réconcilier avec moi-même, avec le passé et ainsi embrasser la vie.
Après le génocide, vous vous retrouvez "garante" de la vie de votre famille. Vous menez une vie d'adulte à laquelle vous n'étiez pu préparée. Comment vit-on une telle expérience ?
Difficile à expliquer. Quand on vit, on ne réfléchit pas nécessairement à l'acte de vivre dans le présent mais plutôt dans l'avenir, surtout quand les conditions du moment sont très précaires. Mes frères, ma sœur et moi-même avons fourni beaucoup d'efforts pour avancer, pas à pas, jour après jour, avec le soutien de nombreuses et heureuses rencontres. Une telle expérience rend mature précocement tout en fragilisant, ça complexifie l'identité.
Vous étiez étudiante à l'université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), en sciences de l'éducation. Qu'est-ce qui a motivé votre choix pour cette branche ?
Le choix des sciences de l'éducation tient au fait que c'est un domaine vaste où il est possible d'aborder plusieurs sujets. J'aime l'interdisciplinarité que permet cette branche.
Il y a dans votre ligne de mire, l'étude du mécanisme de résilience chez les jeunes orphelins du génocide qui se sont retrouvés, du jour au lendemain, à la tête d'une famille tout en poursuivant leur scolarité. Quel peut être l'intérêt de cette étude ?
Plusieurs raisons personnelles ont motivé cette étude. Les orphelins qui ont participé à ce projet viennent de Kimironko dans les banlieues de Kigali. Ils sont regroupés au sein de l'association Tubeho. Mes frères et ma sœur habitent ce village et j'y habitais avant mon départ pour le Canada. Nous étions entourés de familles et de gens ordinaires qui, au lieu d'essayer de comprendre, jugeaient notre comportement sur la base de ce qui n'allait pas. Les chercheurs s'intéressaient plus à nos difficultés, notre trauma, à ce qui sautait aux yeux à cette époque-là. Cette manière d'appréhender ce que nous traversions nous enfermait dans notre situation, nous victimisait davantage. Or il y avait ceux qui avançaient, ceux qui essayaient de s'en sortir. En réalisant ce projet sur la résilience scolaire des orphelins qui vivent seuls dans les ménages, je voulais créer un équilibre en terme de regard qu'on portait sur ma communauté. Pour dire que le génocide n'a pas le dernier mot sur la vie.
Vous étiez à la Conférence d'examen de Durban qui a eu lieu à Genève du 20 au 24 avril 2009 sur le thème du racisme. A votre tribune, des personnalités de premier plan, dont Stéphane Hassel, survivant de l'holocauste et co-auteur de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Quels sentiments éprouviez-vous à cet instant précis ?
Il m'est difficile de décrire ce que j'ai ressenti il y a plus d'un mois déjà. Toutefois, mon premier souci a été de trouver les mots justes et le ton adéquat pour faire passer le message. Pour demander que justice soit rendue envers les nôtres qui sont partis, envers ceux qui sont restés et qui essayent de vivre avec ces pertes immenses, pour que "Never Again" ne reste pas au stade de l'intention. Mais qu'il puisse devenir une réalité. Je me rappelle que ce matin-là, le 20 avril, j'ai demandé à Stéphane Hassel ce qu'il pensait du mépris des droits de l'homme dans le monde actuel. Il m'a répondu que l'utopie est nécessaire pour avancer, que cela nous permet de travailler avec l'espoir d'arriver au but.
"Mon monde s'est écroulé", avez-vous lâché à la tribune, expliquant que le génocide découlait d'un long processus de déshumanisation; il était l'aboutissement de la discrimination. Quelle attitude avez-vous, quinze ans après le génocide, face au racisme et à la discrimination ?
Je reste vigilante quant aux gestes et aux mots à caractère raciste. J'interroge souvent mon propre regard sur autrui. Je suis aussi consciente que lutter contre ces maux est un chemin plein d'épines, un chemin long à parcourir.
Vous participiez à Kigali, du 25 au 29 avril 2006, au colloque interdisciplinaire et international intitulé "Les mots du génocide au Rwanda : lire, écrire et comprendre". À quoi servait ce colloque ? Comment travailler sur la question du génocide lorsqu'on est soi-même une rescapée ?
Ce colloque réunissait différents intervenants et chercheurs qui s'intéressent à la problématique du génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda. C'était un moment de réflexion intense. Un ouvrage collectif est né de ce colloque: "Le génocide des Tutsi, Rwanda 1994 : lectures et écritures" publié aux Presses de l'Université Laval. Certes il est difficile de travailler sur une expérience qu'on a soi-même traversée, mais un génocide comporte une multitude de facettes qu'on ne peut prétendre maîtriser du fait de l'avoir vécu. Puis, quand on vit un génocide, on est poursuivi par de nombreuses questions. J'estime que travailler sur cette expérience est une manière de s'en détacher et d'en faire quelque chose d'autre. C'est plus facile d'en faire un objet d'étude que de témoigner.
Gardez-vous un ressentiment par rapport aux personnes qui ont massacré vos parents ? Comment arrive-t-on à pardonner à celles et ceux qui vous ont tout arraché par la violence ? Pour quelles raisons peut-on ou ne peut-on pas pardonner ? .
Je reste marquée par la mort précipitée de mes parents, mais je ne pense pas à leurs tueurs. Dans cette situation, il faut d'abord penser à la justice qui devra marquer l'entière responsabilité des criminels, les conséquences des crimes commis et leur prévention. Tout ceci dans les faits. Il faut aussi penser à la réparation des rescapés. Or, je ne suis pas sûre qu'on ait pensé tout de suite à la justice à la suite du génocide. Il y a des essais, des compromis, mais j'ai l'impression que la justice, qui donne une véritable réponse aux crimes perpétrés, reste jusqu'à présent imparfaite. De ce fait, évoquer le pardon c'est minimiser l'ampleur du crime. C'est permettre aux tueurs de recommencer parce qu'ils savent que le pardon existe. Et personnellement, comme je ne sais pas à qui pardonner et que ceux qui ont subi le génocide dans son absolu ne sont plus, je garde mes réserves par rapport à ce mot. Ce qui ne veut pas dire que j'ai de la haine, non, je ne me détruirai pas avec la haine.
Quinze ans ont passé, la mémoire du génocide reste omniprésente. Quelles sont les conditions de vie des survivants, particulièrement celles des ménages d'orphelins sur place au Rwanda ? Le processus de reconstruction de soi est-il une réussite pour tout le monde ?
Chaque processus de reconstruction est unique et je ne prendrai pas la parole au nom d'une communauté. Toutefois, de ce qui est visible, c'est que la vie reprend le dessus. Certains orphelins avancent, se bâtissent une vie digne, parfois surprenante. Ils travaillent, ils fondent une famille. Toutefois, c'est une vie qui se construit avec des blessures et des pertes liées au génocide. D'autres orphelins désespèrent, le vide causé par les pertes, le vécu et l'abandon lors du génocide et le combat pour survivre l'emportent sur le reste. C'est une lutte entre l'espoir et le désespoir, avec une amélioration nette si on compare la situation actuelle à celle d'il y a cinq ans.
Que sont devenus vos frères et sœur ? Ont-ils réussi, à retrouver leur équilibre et à réinventer leur vie ?
Mes frères et ma sœur se portent bien. Chacun essaie de trouver sa place. La majorité fait encore des études. Comparé aux années passées, l'avenir semble accueillant.
Comptez-vous rentrer au Rwanda après vos études au Canada ? Avez-vous gardé des contacts au Rwanda ? Avez-vous des projets dans l'immédiat ?
Je rentre du Rwanda où j'étais partie dans le cadre d'un projet d'histoire orale sur le génocide contre les Tutsis du Rwanda. C'est un projet élaboré et réalisé par le professeur Alexandre Dauge-Roth de Bates Collège (Maine). Il est venu sur place avec treize étudiantes de son collège. Chaque étudiante était affectée à un ménage d'orphelins et discutait avec un interlocuteur de cette famille. J'ai assisté le professeur Dauge-Roth dans ce voyage. C'est un projet qui a enrichi tous les participants. J'essaierai de réaliser son suivi dans les mois à venir. Alors oui, je garde un contact étroit avec le Rwanda, les miens, la Terre qui m'a mise au monde. Pour ce qui est des projets, je fais encore des études qui vont me prendre beaucoup de temps et d'énergie. J'espère un jour écrire un roman. Cela reste un projet à long terme.
En dehors des études, avez-vous un hobby. Comment se passe une fin de semaine chez Berthe Kayitesi ?
J'aime beaucoup marcher, surtout dans la forêt au bord de la mer. Sinon, je passe du temps avec mes amis. L'activité me plaît, peu importe laquelle.
Propos recueillis
par Cikuru Batumike