De savantes études ont été faites sur les « Nanas Benz », de nombreuses émissions de radio et de télévision leur ont été consacrées. Toutefois, il reste encore des zones d'ombre à éclaircir au sujet de ces célèbres femmes de la bourgeoisie togolaise dont la renommée a largement dépassé les frontières de l'Afrique. Publié aux éditions Graines de Pensées, avec le concours financier de la chambre de Commerce et d'Industrie du Togo, le livre-album « Nanas Benz: Parcours de vie » vient enrichir un peu plus le mythe. Fruit de longues années de recherches et d'investigations, l'ouvrage de Mme Dalé Hélène Labitey est une magnifique galerie de portraits. |
Comment avez-vous eu l'idée de rédiger ce livre?
C'est la réalisation d'une promesse que j'ai faite à ma grand-mère maternelle, Mme Catherine Kayi Kangni, une « Nana Benz ». Elle m'a prise dès le berceau, et a assuré mon éducation, notamment par l'exemple et la parole, comme le font beaucoup de grands-parents en Afrique. J'ai été très tôt fascinée par sa détermination, son courage, son intelligence et surtout sa foi en Jésus Christ. Elle n'est jamais allée à l'école, mais elle avait un supplément d'âme, une intériorité et une grande sagesse. Grâce à elle, j'ai très bien connu la plupart de ses consœurs « Nanas Benz » du grand marché de Lomé Adawlato, que je présente dans ce livre-album. Je les ai vues à l'œuvre devant leurs étals. Certaines d'entre elles m'ont portée et prise sur leurs genoux quand j'allais au marché ou chez elles. Au détour de nos longues discussions, je disais à ma grand-mère qu'un jour, j'écrirais leur histoire.
Pouvez-vous nous décrire le mythe « Nanas Benz »?
Le mythe des « Nanas Benz », c'est plutôt l'histoire bien réelle et fascinante de femmes qui se sont hissées, dans les années 1930, au plus haut sommet du commerce du pagne, souvent après des débuts très modestes. Elles ont su profiter de la situation privilégiée de la place de Lomé en matière de commerce du pagne. Un retour à l'histoire permet de comprendre leur émergence. Après la première guerre mondiale, le Togo, colonie allemande, devient un territoire divisé entre la France et le Royaume Uni. Les maisons de commerce anglaises et françaises spécialisées dans l'importation des tissus imprimés (les wax, ndlr) étaient jusque-là, installées en Gold Coast, actuel Ghana. Mais, très vite attirées par la politique de liberté de commerce mise en œuvre par le Commissaire de la République, le Français Bonnecarrère, ces maisons se sont repliées à Lomé, considérée comme un paradis fiscal. Les revendeuses de tissus, qui pendant quelques décennies encore, allaient au Ghana s'approvisionner, ont été encouragées à passer des commandes directement auprès des maisons de commerce qui étaient sur place. Ainsi a commencé à s'organiser un groupe de femmes, véritables entrepreneurs. Avec les maisons de commerce, elles n'étaient plus simplement des intermédiaires, des revendeuses. Elles ont commencé à avoir le droit d'exclusivité sur des motifs de tissus qu'elles proposaient à une clientèle variée qui affluait à Lomé. Elles savaient tenir compte des préférences de chaque pays, elles connaissaient les goûts des Nigérianes, des Congolaises, des Ivoiriennes, et passaient les commandes en fonction de ces préférences. Elles sont vite devenues incontournables.
D'où vient le nom « Nanas Benz »?
Ces célèbres, opulentes et riches femmes d'affaires, avaient une emprise absolue sur l'économie du pays. Leur train de vie, leur classe, leur élégance, illustrent l'étendue de leur réussite: dépenses ostentatoires, immeubles cossus, œuvres caritatives, voitures dernier cri, etc. Elles affectionnaient beaucoup la célèbre berline de marque allemande, la Mercedes Benz. Et c'est précisément l'une d'entre-elles qui fut la première à s'offrir une Mercedes Benz à l'aube des années 1960. D'autres lui emboîtèrent le pas, ainsi est né le mythe des « Nanas Benz ».
Quels objectifs poursuivez-vous avec la publication de ce livre?
Au-delà de la promesse faite à ma grand-mère, j'ai aussi voulu, à travers une galerie de portraits et de témoignages, mettre des noms propres et des visages sur ce nom générique qu'est « Nanas Benz ». J'ai souhaité raconter leurs parcours de vie, et dire que, finalement, derrière leur train de vie et leur goût pour les voitures de luxe, les « Nanas Benz » représentent surtout le modèle de la femme forte et entreprenante. Elles furent des mères et des épouses qui ont connu, comme tout le monde, des joies, des peines, des deuils, la gloire, les défaites, et ont su concilier tout cela, chacune à sa façon. Cet ouvrage retrace l'histoire, le parcours, la vie, le portrait, les joies et les peines de ces pionnières. Bref, un véritable travail de mémoire et de reconnaissance, surtout que le milieu « Nanas Benz » est un cercle très fermé.
En dehors des familles, avez-vous pu avoir accès à certaines archives?
Loin de la documentation, j'ai pu aisément prendre contact avec les grands témoins de l'époque, qui ont spontanément et avec enthousiasme salué l'initiative et raconté tout ce qu'ils ont vu et entendu pendant leur collaboration avec les « Nanas Benz ». Je voudrais, ici, renouveler mes remerciements à la mémoire de feu Mgr Robert Casimir Dosseh Anyron, Archevêque émérite de Lomé, qui a tenu à corriger le texte de son témoignage quelques semaines avant son décès. Certaines familles n'ont pas souhaité que l'on parle de leur mère, d'autres ne sont plus à Lomé. J'ai donc eu le sentiment d'avoir laissé en marge de cet hommage une dizaine de « Nanas Benz » qui mériteraient, comme les autres, de figurer dans cet ouvrage.
Quelle a été la réaction du public, particulièrement des « Nanas Benz », lors de la sortie de ce beau livre?
Il faudra un peu plus de recul pour me prononcer sur la réaction du public. En revanche, le jour de la dédicace du livre, j'ai vu des larmes de joie et d'émotion, les miennes et celles de ceux qui étaient présents, particulièrement les enfants, petits enfants et les proches des « Nanas Benz ». J'avais à mes côtés Madame Rose Dédé Creppy, l'une des deux ou trois pionnières encore en activité. Elle a dit dans son intervention tout ce que ce livre-album représentait pour elle et pour la mémoire de ses amies disparues. Cela m'a beaucoup touchée.
Propos recueillis
par Ayodélé Victorine Aguiar