Née au cœur de la forêt tropicale d'Eséka au Cameroun, la Franco-Camerounaise Marie Lissouck vient de sortir son premier livre « Mon cœur est ailleurs », un témoignage de courage tiré de faits réels, édité par les éditions Infrarouge à Paris. Cet ouvrage ne devrait pas laisser le lecteur indifférent. |
Pourquoi « Mon cœur est ailleurs »?
Le titre de mon livre m'est apparu comme une évidence. J'aurais pu l'appeler « La Force de la Résilience ». C'est un clin d'œil à mon Afrique natale. Malgré de nombreuses années en France, mon pays d'adoption, je n'ai pas oublié le Cameroun mon petit coin d'Eden où le soleil brille neuf mois par an, et ce soleil, je l'ai dans le coeur. Il me réchauffe en hiver.
Dans votre livre, vous évoquez cette scène surréaliste. Votre mère a accouché de vous toute seule, au cœur de la forêt tropicale d'Eséka au Cameroun, pendant qu'elle s'occupait de ses culures sous un soleil accablant. Peut on dire que vous êtes une miraculée?
Miraculée, je ne crois pas. Mais si c'est le cas, alors nous sommes nombreux ainsi. À l'époque de ma naissance, et encore de nos jours, combien sont-elles, ces femmes à affronter un accouchement solitaire? Que de risques pour le nouveau-né et la mère. Parfois, les deux vies basculent dans le silence. Ô Dieu merci! Les esprits de mes ancêtres étaient là pour me protéger.
Comment expliquez-vous que votre père ait été si habité par le démon pendant se jeunesse?
La schizophrénie est une maladie perverse qui joue à cache-cache avec l'individu qu'elle habite. Par intermittence, elle lui dicte sa loi. Mon père a souffert pendant son enfance comme le lecteur découvrira dans le livre. Mais je ne peux malheureusement pas affirmer que ce sont ces blessures qui sont responsables du basculement. Dans tous les cas, rien, vraiment rien ne peut excuser ses crimes d'une extrême barbarie.
Oui, d'ailleurs vous décrivez dans le détail la folie meurtrière qui le caractérise. Pourtant vous ne manquez pas de mentionner l'amour que vous avez pour votre géniteur, n'est ce pas paradoxal?
On n'a qu'un père dans la vie. Qu'il soit fou, assassin ou « normal » nous sommes tous nés de quelqu'un. Quand la science arrivera à effacer l'ADN du sang de tout un chacun, l'amour d'un enfant à un père aliéné, tortionnaire, criminel disparaîtra peut-être, mais on est toujours le fou de quelqu'un et mon amour pour mon géniteur demeure.
L'on est sidéré dans votre livre, par cette enfance terrifiante que vous avez vécue et aussi par cette faim que vous et votre sœur aviez, à telle enseigne que vous mangiez de la boue et des souris...
C'est peut être pour cela qu'aujourd'hui, je sais apprécier ce que la vie me donne. Je me souviens encore de deux petites filles attendant la distribution d'un bol de riz par la Croix Rouge française. Vous savez quoi, personnellement, je n'ai plus jamais retrouvé l'odeur ni le goût de ce riz qui calma la faim qui me tordait le ventre. Comme me disait grand-mère Marie: « Peut importe la couleur du chat, l'essentiel c'est qu'il attrape la souris ». Quel que soit ce que nous avons mangé: boue, rat et plus, je suis vivante pour témoigner. Par l'oubli et la bêtise de ceux qui nous gouvernent, et aussi par l'égoïsme et l'ignorance de ceux qui ont le plus, la faim a existé et existe encore. On devrait tous être capables d'accorder ne serait-ce qu'un regard à l'autre.
Votre père qui n'était pas en possession de toutes ses facultés mentales est parti se faire soigner. N'ayant pas d'argent, il vous a donné en mariage à l'âge de huit ans au guérisseur. Pensez-vous que ces pratiques d'un autre âge existent encore aujourd'hui en Afrique?
Malheureusement, les mariages précoces et forcés existent toujours. La pauvreté pousse certains parents, notamment dans les familles nombreuses, à offrir leurs filles comme de vulgaires marchandises. La fillette ne représente que la valeur de la dot. Ces mariages brisent leur vie et leur ôtent tout espoir de s'ouvrir au monde. Comment oublier les grossesses avant l'heure et le taux élevé de mortalité en couches.
Le lecteur reste sans voix quand vous décrivez dans les moindres détails, le meurtre par votre père de votre belle-mère Esther qui attendait un bébé. Comble de l'ignominie, il vous demande de manger le corps de votre belle mère, ce que vous avez fait. Que ressentez vous aujourd'hui?
Si tout à coup le ciel devenait « rouge » en plein midi, l'oublieriez vous? Le sceau de sang est indélébile, il s'est gravé à jamais dans ma mémoire et mon âme. J'ai juste ouvert le tiroir de mon être pour faire sortir la petite fille dont la case se transforma une nuit en abattoir. Aujourd'hui, la peur d'hier a fait place à une grande force de résilience. Mais, le temps n'efface rien...
Vous regrettez l'Afrique d'autrefois, où l'hospitalité était de rigueur. Eet-elle aujourd'hui en voie de disparition?
Il nous est impossible à tous de « prédire le passé ». On ne peut donc pas vivre de regrets. Hier, il y avait de bonnes et de mauvaises choses, aujourd'hui aussi. Le passé n'a pas de leçons à donner au présent, juste une transmission de mémoires. Avec ces deux bouts, la nouvelle génération fera son propre nœud. En plus, cela fait quelques années que je n'ai pas foulé le sol de mes ancêtres. Néanmoins, grâce aux nouvelles technologies, l'Afrique est chaque jour à ma porte. Je voudrais simplement dire à tous les jeunes d'Afrique, d'Europe et d'ailleurs que le partage et le souci de l'autre doivent être au-dessus de toutes richesses. Si vous rencontrez quelqu'un en train de pleurer plutôt que des euros ou des francs CFA, offrez-lui un sourire et partagez avec lui un moment de votre temps. Pour le bonheur d'un être, je serais prête à faire le tour du monde sur la tête.
Pourquoi avoir sorti le livre maintenant?
À l'automne de ma vie, je me suis dit: « Marie Lissouck, le gardien de la clef de ton secret te l'a rendu et ton cœur chaud a frôlé les froids éternels ». J'ai senti le devoir de faire connaître à mes enfants et petits enfants la vie qui a été la mienne. En faisant entrer Esther chez le lecteur, ensemble nous la réhabilitons. Depuis l'au delà, Esther voyage... Quel retour de l'âme!
Comment vous sentez-vous aujourd'hui?
Je me sens légère. Je suis sortie de ma prison mentale. Je me suis réconciliée avec mon être. Mais malheureusement, aujourd'hui encore, quelque part dans une forêt, dans une chambre, une femme vient de mourir sous les coups de celui qu'elle aime: un mari, un père, un frère. Dans un placard d'une grande ville ou dans un coin de brousse, un enfant est terrorisé. Ailleurs, un enfant, pieds nus et le ventre vide, les doigts crispés sur sa houe, laboure un champ...
Votre livre est émaillé d'une grande tristesse et aussi du courage de la jeune fille que vous étiez. Quel est le message que vous voulez adresser à la nouvelle génération?
Je voudrais dire à la jeunesse que la vie, c'est de « l'or en barre », qu'ils doivent la chérir comme je chéris la mienne, malgré les blessures. Je ne suis pas une encyclopédie des douleurs à ranger dans le rayons de la souffrance. Je suis juste un témoignage de la force de résilience. Je suis fière d'être née femme au bout du monde.
Propos recueillis
par Ahmed Touré