Décidément, Léonora Miano reste intarissable sur la question des Afropéens qu'elle aborde à nouveau grâce à son nouveau roman « Blues pour Elise » dans lequel elle brosse le portrait de plusieurs personnages férus de musique et en mal d'amour. |
En tout cas les personnages écoutent beaucoup de musique. Je pense que ça fait partie de l'art de vivre des Noirs en général, qu'ils soient africains, américains, caribéens, en général ils aiment la musique. Mes personnages sont noirs, donc ils ont cette sensibilité là. Il n'y a pas de raison plus profonde.
Vous faites allusion à l'éternelle question du conflit entre les Africains et les Antillais que représentent vos personnages. Pensez-vous que ça soit un vrai problème ou pas du tout ?
Si vous êtes africain, vous connaissez le sujet. Oui, c'est un problème, on ne peut pas l'ignorer. Je ne dis pas que tous les Antillais ont du ressentiment ou du mépris ni que tous les Africains ont du mépris pour les Antillais, mais ça existe et c'est quelque chose qui me semble sérieux.
Comment expliquer cette présence importante des références créoles dans votre livre ?
Je l'explique par l'influence des cultures créoles dans ma vie. J'ai été nourrie par une littérature créole, j'ai écouté beaucoup de musique antillaise, parmi mes plus proches, il y a des personnes créoles. Tout cela fait partie de ma vie.
Ce livre n'est pas chez vous le tout premier qui traite de la question afropéenne. Pourquoi êtes-vous si attachée à ce sujet ?
Je ne sais pas si on peut dire que j'y suis attachée. C'est quelque chose qui m'intéresse parce qu'on en parle peu, et j'ai l'habitude de travailler sur ce genre de questions marginales un peu nouvelles. Et puis ça fait maintenant presque vingt ans que je vis en France, j'ai une fille afropéenne et j'aimerais qu'elle puisse trouver dans la littérature produite dans son pays des textes qui parlent d'elle. Et ces textes tardent encore à être produits. Donc je pense que c'est indispensable de les écrire pour toutes les raisons que je viens de donner mais aussi parce que si vous regardez les textes que peuvent proposer les enseignants de français, par exemple, à leurs élèves dans les classes du secondaire, il y a très peu de choses qui peuvent permettre à un professeur de français face à une population d'élèves de plus en plus métissée, d'aborder certains sujets. Donc il faut leur fournir des textes qui permettent cela. Et c'est ce que j'ai fait avec Afropean soul un recueil de nouvelles publié dans une collection parascolaire aux éditions Flammarion. Ce sont des nouvelles écrites par moi-même, et ensuite un professeur de français a créé un environnement didactique avec un dossier sur moi, des questions sur le texte, du vocabulaire aussi. Ceci permet aux enseignants de travailler sur certains sujets alors qu'avant ils n'avaient pas de support pour le faire. Cette collection reprend d'ailleurs essentiellement des auteurs classiques de la littérature française et plusieurs auteurs contemporains dont je fais partie. L'éditeur a aussi jugé opportun de proposer des textes s'adaptant à une France mélangée. Si vous êtes enseignant et que vous avez dans votre classe des jeunes français d'origine maghrébine, d'Europe de l'est ou d'Asie, il faut que vous puissiez de temps en temps leur raconter une France dont ils font partie. Voilà le travail que j'essaie de faire. D'ailleurs avec ce recueil de nouvelles, j'ai eu souvent l'occasion d'aller dans les classes. Le livre n'est pas dans le programme officiel, mais les professeurs le prescrivent à leurs élèves, puis je viens dans les classes pour en parler, pour aborder le thème du livre.
Pour quel motif déclarez-vous que les Afropéens doivent s'affirmer plus en tant qu'Européens plutôt qu'en tant qu'Africains ?
S'ils sont Afropéens c'est parce qu'ils ont une ascendance certes africaine mais une culture européenne. Il ne faut pas tricher avec ce qu'on est. Vous savez, être africain, ce n'est pas seulement une question de couleur ou d'ancestralité. C'est vraiment une question de sensibilité, de mode de vie, de vision du monde, de plein de choses que vous ne pouvez pas acquérir quand vous êtes en Europe. Il y a des Blancs qui sont en Afrique et qui sont plus africains que certains Noirs qui vivent ici. Parce que c'est dans le coelig;ur que d'être africain, ce n'est pas une question de couleur. Donc le roman parle des gens qui sont en réalité des Européens noirs et qui ont du mal parce qu'ils vivent dans des pays où on ne leur fait pas de place, ils ont du mal à la revendiquer. Mais si tu ne revendiques pas, si tu ne dis pas: « J'ai le droit d'avoir ça et vous allez me le donner », tu n'auras jamais rien. Il faut prendre sa place là où l'on est, là où on a le droit, et surtout là où on est légitime. C'est le milieu qui fait les hommes. Quelqu'un qui a toujours vécu en Occident est un Occidental même s'il est attaché au patrimoine culturel de ses parents, à ses ancêtres et soucieux du devenir du continent africain. Et nous avons ce profil d'individus en Europe aussi, des Noirs qui ont une ancestralité africaine, souvent un nom africain, mais leur culture n'est pas une culture africaine et la plupart du temps si on leur demandait d'aller vivre quelques jours en Afrique, je pense qu'ils ne pourraient pas le faire ! Donc c'est une question d'honnêteté avec soi même. Et c'est aussi une manière de dire que vous ne pouvez pas demander à un pays que vous ne reconnaissez pas, de vous reconnaître.
À partir du moment où on demande à la société française plus de droits, plus d'équité, plus de visibilité, il faut qu'on accepte le fait qu'on appartient à cette société parce que si tu ne l'acceptes pas, ça veut dire que tu n'as pas le droit de faire cette demande-là. Il faut être rigoureux envers soi même et puis trancher la question. Moi j'aime ce terme d'Afropéen parce qu'il continue de marquer l'attachement à l'origine. Il veut dire que nous sommes des Européens mais que nous reconnaissons ne pas venir de nulle part. Nous sommes ici parce que nous avons eu des ancêtres, des parents qui ont eu un certain parcours et nous ne voulons pas les oublier. Et d'ailleurs notre manière d'appartenir à cet espace européen est particulière parce que nous sommes les enfants de ces derniers.
C'est une très belle aventure si on veut bien l'accepter. Je pense même que c'est très utile d'avoir en Europe des populations qui revendiquent leur appartenance à l'Europe tout en maintenant leur attachement à l'Afrique.
Mais moi je ne suis pas une Afropéenne, je suis une immigrée camerounaise. Les Afropéens, ce sont ceux qui ont toujours vécu en Europe. Moi je suis née au Cameroun, je suis venue en France à l'âge de dix-huit ans et dix-huit ans c'est pratiquement l'âge adulte. Avant de venir en France, je n'étais presque jamais sortie du Cameroun, et donc même si je reste maintenant cinquante ans en dehors du Cameroun, le Cameroun sera toujours à l'intérieur de moi !
Mes jeux d'enfant, mes premières expériences dans l'adolescence, ma rencontre avec le jazz, ma découverte d'Aimé Césaire ou de James Baldwin, sont vraiment des moments fondateurs pour moi, et je les ai vécus dans ce pays-là. Et c'est tout ça qui fait l'écrivain que je suis aujourd'hui. Donc pour moi, ce n'est même pas une question de nationalité, c'est dans mon esprit, dans mon coelig;ur que je suis camerounaise. Quand je parle des Afropéens, je parle des gens qui ont le profil de ma fille et qui ont passé leur enfance en Europe.
Propos recueillis
par Firmin Luemba
Léonora Miano, Blues pour Elise, Paris, éditions Plon, 2011, 200 pages.