Elle participait au Salon du Livre de Besançon, "Les mots Doubs". Elle a bien voulu nous parler de « La saison de l'ombre », son dernier roman publié chez Grasset (2013). |
Vous êtes productive, combien de romans déjà à votre actif?
C'est mon septième roman mais mon douzième ouvrage publié. J'ai eu envie d'explorer dans le dernier l'impact de la traite négrière transatlantique sur les populations africaines, celles qui sont restées sur place, l'impact de cet événement historique d'un point de vue humain profondément sensible. Nous avons bien sûr conscience d'avoir perdu des personnes qui ont été déportées, d'avoir perdu leur énergie, leur force et leur vitalité. Mais je crois qu'on ne réfléchit pas véritablement au sentiment de perte qui a été celui de leurs proches. Quand on parle de trafic négrier, on a toujours l'impression que c'est très abstrait. On oublie que c'est arrivé à des personnes qui avaient une famille. Ce roman raconte cette histoire, mais du point de vue des familles qui, un jour, vont s'apercevoir que des gens ont disparu. Comme on est en Afrique équatoriale et loin des côtes, ces gens n'ont aucune idée que la traite existe. Ils constatent simplement qu'il y a des gens qui ont disparu dans le village, et nul ne sait pourquoi. Le lecteur saura avant eux que ces gens ont été capturés par des voisins, et acheminés vers la côte. Tout le roman est construit sur la détresse intime de ceux qui restent. C'est un roman qui nous montre aussi toutes les formes de résistance qui ont pu exister, des formes de résistance fragiles, mais que je trouve puissantes, comme toutes ces personnes qui se sont suicidées parce qu'elles ne voulaient pas être déportées, des gens qui sont morts parce qu'ils refusaient de marcher vers la côte, et des gens qui ont tout simplement fui la capture, et recréé ailleurs un autre espace de vie. C'est un roman qui parle de la fin d'un monde, mais aussi de la création d'un nouveau.
N'est-ce pas là une occasion que vous avez enfin donnée à ceux qui ont subi autrement cette traite, de s'exprimer?
Nous avons nous-mêmes souvent ce défaut. Les Subsahariens ont oublié l'impact que cette traite a eu sur eux. Mon objectif a été de raconter cette histoire du point de vue de ces Subsahariens. Toute l'histoire est vue à travers leur regard. Le roman prend soin de restituer la spiritualité, les croyances, la vision du monde, toute la mythologie de ces populations, leurs rites. Une large place est faite aux cultures bantoues telles qu'elles existaient avant la colonisation. On ne parle jamais de traite dans ce livre, on ne parle pas de races, on n'emploie pas le vocabulaire qui est le nôtre aujourd'hui parce que tout ce vocabulaire n'avait pas de sens pour les Africains de cette époque. Ils n'étaient pas d'ailleurs des Africains, puisqu'ils ne se définissaient pas en tant que tels. J'ai voulu écrire ce qui n'est pas dans les livres et les manuels quand on parle de ce sujet. J'ai voulu donner vie, incarner ces figures sur lesquelles on fait silence.
Cet ouvrage devrait être traduit dans plusieurs langues, car le sujet mérite d'être largement connu. Vos œuvres sont elles traduites en anglais, espagnol, portugais...?
Mes livres précédents ont été traduits dans certaines de ces langues, et je pense que les éditions Grasset feront tout pour que celui-ci soit traduit. Cela va prendre du temps. Mais je pense que tout sera fait pour que ce soit le cas. Mon souhait, avant tout, est que des Subsahariens le lisent, qu'ils apprennent à réfléchir différemment à leur propre histoire, à la penser et à la restituer de leur propre point de vue. C'est un profond anachronisme de dire, par exemple, que les Africains ont vendu des Africains. En le disant comme ça, on ne comprend pas ce qui s'est passé. C'est comme si on disait que pendant le nazisme, des Européens ont gazé des Européens; vu d'Afrique, ça peut être une partie de la vérité; mais si on s'arrête là, on voit bien qu'on n'a pas parlé du projet nazi. Apprenons à raisonner différemment pour ce qui nous concerne. Quand on entre dans la complicité de cette histoire, on comprend comment elle a modifié le vécu sur le sol subsaharien et comment elle a inventé nos difficultés d'aujourd'hui, parce que c'est le cas. C'est cinq cents ans de mémoire africaine dont nous ne parlons pas suffisamment, alors que nous avons beaucoup de choses à dire et de figures à sauver. Il n'y a pas eu que des gens ayant participé à cette traite, il y a eu beaucoup de résistance, il y a aussi toutes ces familles qui sont mortes avec leur identité subsaharienne. Il serait temps de leur donner un lieu de sépulture même symbolique sur nos côtes. Nous avons beaucoup tardé.
Propos recueillis
par François Zoomevele Effa