Elle est l'auteure d'une vingtaine de livres. Elle a obtenu le prix Femina en 2001 et le prix Goncourt en 2009, avec "Trois femmes puissantes." Elle, c'est Marie NDiaye. L'écrivaine française réside depuis six ans à Berlin avec ses trois enfants et son époux. De passage à Paris, elle a bien voulu répondre à nos questions. Avec la simplicité et la douceur qu'on lui connaît, elle raconte la genèse des personnages complexes de "Ladivine", son dernier roman où l'on retrouve trois générations de femmes qui sont tout sauf puissantes. Au passage, l'auteure évoque son rapport lointain avec le Sénégal, le pays de son père. |
Qu'est-ce qui vous a poussée, petite fille, à écrire?
C'est vraiment le goût de la lecture. J'étais une petite fille qui lisait énormément. Quand on est enfant, souvent on a envie d'imiter, de reproduire ce qu'on aime. Donc je me suis mise à écrire tout naturellement pour faire comme les auteurs que j'aimais beaucoup. De fil en aiguille, c'est devenu plus important en nombre de pages, plus important aussi dans ma vie. Cela s'est fait comme ça, assez naturellement, progressivement depuis l'enfance jusqu'au premier livre.
Vous aviez donc toujours su que vous vouliez devenir écrivain et en faire une carrière?
Oui, j'ai toujours voulu être écrivain. Pour la carrière, je ne savais pas, car je n'avais pas la moindre idée de ce que ce milieu était, de ce que ça pouvait être, d'être écrivain. Je n'avais pas du tout de rapport avec ce métier, je ne connaissais personne qui y travaillait. C'était un monde complètement étranger, mais il n'y avait rien d'autre que j'avais envie de faire.
Vous dites avoir arrêté vos études après le bac. Comment peut-on avoir autant de culture quand on s'arrête au bac et avoir l'ambition de faire comme les auteurs que l'on aime?
Ce qui est génial avec l'écriture, c'est qu'on n'a pas besoin de faire des études pour écrire, ni pour lire. Les études de lettres, j'imagine que ça peut être utile pour comprendre ce qu'on lit, mais moi j'ai toujours eu l'impression de bien comprendre ce que je lisais. Cela ne m'a jamais posé problème! D'ailleurs, les auteurs que j'aimais et que j'aime toujours , surtout les grands auteurs américains, n'avaient pas fait d'études et certains même avaient quitté le lycée avant leurs dix-huit ans. Ça ne m'a jamais fait peur, presque au contraire d'ailleurs.
En revanche, vous avez appris les techniques narratives.
Je crois qu'on ne les apprend pas! Le seul moyen d'apprendre c'est de lire. C'est en lisant que l'on finit par comprendre la manière, les mécanismes. En France, il existe de plus en plus de cours d'écriture. Je ne sais pas ce que ça vaut. J'imagine que ça peut être utile pour donner confiance aux gens, mais ce n'est pas indispensable du tout. C'est peut-être le seul art qui permette de se passer complètement d'un enseignement, la photo peut-être aussi. C'est ça qui est quand même génial avec l'écriture, parce qu'il suffit d'avoir un papier et un crayon, ou un ordinateur. On n'a besoin de rien d'autre. En revanche, je ne crois pas qu'on puisse écrire sans lire.
La famille occupe une place de choix dans vos livres. Dans quelle famille avez-vous grandi et quelle petite fille étiez-vous?
J'ai grandi à Bourg-la-Reine, avec ma mère et mon frère qui a deux ans de plus que moi. Mon père est reparti au Sénégal quand j'avais à peu près un an. Donc ma mère nous a élevés seule. On n'est jamais allé au Sénégal enfants. Elle était professeur de sciences naturelles dans un collège. C'était une enfance très paisible. J'étais une enfant qui lisait énormément et mon frère aussi. On passait toutes nos vacances dans le village et la maison de mes grands-parents maternels, en Beauce où je suis née d'ailleurs. Quand je pense à mon enfance, je revois moins Bourg-la-Reine que la campagne, lieu de mes lectures les plus intenses. Ça m'a beaucoup marquée!
Etiez-vous proche de vos grands-parents?
Oui! C'étaient des paysans, des agriculteurs à la retraite à ce moment-là. Ils élevaient des poules, des lapins, j'adorais ça.
Vous dites que vous n'êtes jamais allée au Sénégal étant enfant, cela veut-il dire que vous y êtes allée plus tard?
Oui, j'y suis allée à 19 ans.
Etait-ce une quête, un besoin de connaître cette autre partie de vous?
Ce n'était peut-être pas aussi important qu'une quête parce que si je n'y étais pas allée, ça n'aurait pas été dramatique. C'était une curiosité: je voulais voir à quoi ça ressemblait là-bas. Ma mère y était allée un peu avant la naissance de mon frère, elle en avait rapporté des photos. Donc j'étais quand même intriguée par ce pays. En plus, c'était une époque sans Internet et sans moyen d'avoir des images très précises des lieux.
Qu'avez-vous retenu du Sénégal?
J'ai retenu que j'étais vraiment étrangère. À l'époque en tout cas, je ne m'imaginais pas y vivre, je ne me sentais pas du tout chez moi. Cela dit, ce n'était pas déplaisant non plus. La patrie, c'est là où on a passé son enfance.
Est-ce qu'on peut dire que le Sénégal revient dans vos ouvrages ? Dans "Ladivine" par exemple, la grand-mère est une Sylla; c'est un nom typiquement sénégalais...
Depuis deux livres, oui ! Dans les précédents, il n'est pas du tout présent. Le Sénégal revient surtout comme le lieu lointain qu'il me serait pratique d'utiliser quand je veux suggérer l'idée d'un étranger, d'un lieu qui n'a radicalement rien à voir avec celui des personnages. Mais ce n'est pas si important que ça que ce soit le Sénégal. Ça pourrait être ailleurs. C'est plutôt symbolique que ce soit précisément le Sénégal. En plus, mes souvenirs sont quand même anciens, maintenant; c'est un Sénégal plutôt rêvé que réel, parce que je ne connais pas en réalité ce pays.
Connaissez-vous quand même cette partie de votre famille?
Je l'ai rencontrée à l'époque, elle était d'ailleurs nombreuse. C'était comme on rencontre des gens qui se trouvent être vos cousins, mais il n'y a pas d'enfance en commun, de jeux.
Maintenant que vous êtes mère (ndlr, Marie NDiaye a trois enfants de 22, 20 et 16 ans), est-ce que ça vous semble important que vos enfants découvrent cette autre partie de leur origine?
Ils ont tous les trois très envie de faire un voyage au Sénégal et ils vont le faire, je pense, assez vite. On en parle parfois, et ça leur semble mystérieux, exotique, attirant mais comme un pays étrange. Il se trouve qu'ils sont vraiment blancs de peau, mais si on est un peu attentif, on peut deviner le métissage, mais ce n'est pas du tout frappant.
Dans votre roman "Ladivine", on comprend que la faille dans la vie de votre personnage Clarisse Rivière, vient du fait que sa mère lui a menti sur son origine. Est-ce une manière pour vous de dire que si l'on ne sait pas d'où l'on vient, on ne sait pas où l'on va?
Oui, il y a un mensonge fondamental qui est à l'origine finalement d'un enchaînement de malheurs et de mensonges. C'est comme s'il y avait au départ un non-dit qui faisait que toutes les vies qui en découlent sont marquées du sceau de ce non-dit. Par exemple, la petite fille Annika peut réussir à se libérer de ça, donc il y a un moment où la chaîne peut être rompue. Ce n'est pas infini, heureusement, mais sur deux ou trois générations, ça peut être un poids.
Avez-vous l'impression que votre bi-culturalité fait que vous êtes, à travers vos personnages, en quête de vos origines?
Je ne me suis jamais sentie biculturelle parce que je n'ai eu aucune éducation africaine. J'ai eu une éducation totalement française. Ce qui est dommage, parce qu'il aurait été intéressant que j'aie les deux. Si je me sens biculturelle à présent, ce serait avec l'Allemagne où je vis depuis six ans. Berlin est une ville passionnante, très tranquille mais qui bouge aussi beaucoup. Une ville très facile à vivre, agréable.
Est-ce que votre personnage Ladivine vous ressemble quelque part?
Par certains traits, peut-être, mais c'est vraiment un personnage quand même. Je n'ai pas d'ailleurs de mari allemand comme elle. Nous sommes juste toutes les deux des Françaises vivant à Berlin. Mon mari est Français et écrivain.
Comment passe-t-on de trois femmes puissantes à trois femmes qui sont impuissantes à aimer, à vivre et à être elles-mêmes?
Justement, je ne voulais pas faire la même chose. C'était un défi de mettre en scène des femmes dont on ne pourrait absolument pas dire qu'elles étaient des femmes puissantes. C'était ça l'intérêt de la chose, justement, de ne pas répéter ce que j'avais fait trois ans avant.
"Ladivine" montre notamment les failles intérieures et aussi le fait que derrière la réalité, se cachent de nombreux mystères. Est-ce que cela peut être vrai pour nous tous?
Oui! ça me semble vrai de tous les êtres humains pratiquement. Ce qui est intéressant, d'ailleurs, chez les humains, c'est qu'ils ne sont pas simples.
Comment arrive-t-on à créer autant de complexité dans un personnage?
Ça, c'est l'expérience! C'est la maturité, le fait d'avoir vécu et lu. Je ne sais pas moi-même très bien comment ça se fait.
Mais vous les vouliez complexes ces femmes, pleines de tiroirs?
Oui, parce que sinon j'ai l'impression que je n'aurais rien à raconter.
Pourquoi ces femmes, sauf peut-être Ladivine, la plus jeune, sont-elles abandonnées?
Clarisse Rivière, elle est abandonnée parce qu'elle n'arrive pas à être vraie. Le mensonge qui est au centre de sa vie, finit par faire d'elle une femme qui n'existe pas vraiment. Une femme finalement qu'on a du mal à aimer parce qu'on ne sait pas qui elle est, de sorte qu'on ne peut pas entrer en conflit avec elle. Alors quand on est d'accord sur tout et qu'on n'est pas menacé par son mari, au contraire, on finit par être une sorte de fantôme. Et au bout de vingt - vingt-cinq ans, son mari n'en peut plus de vivre avec un fantôme. Quant à sa mère, on ne sait pas quelle est son histoire. Elle, c'est sans doute plus ordinaire. C'est-à-dire qu'elle s'est retrouvée enceinte d'un homme qui n'avait pas l'intention de faire sa vie avec elle. On ne sait même pas si cet homme d'ailleurs, a su qu'elle était enceinte. Maintenant ça arrive souvent. C'est banal aussi d'une certaine manière.
Comment peut-on être une personne si lumineuse et écrire des livres si mystérieux avec des côtés sombres?
Je ne crois pas que les auteurs ressemblent à leurs livres. Enfin, il y en a sans doute qui ressemblent à leurs livres, mais ce n'est pas si fréquent. Quand on écrit, ou quand on pratique n'importe quel art, on met bien sûr de soi, mais on ne met pas tout de soi.
Dans quelles conditions êtes-vous, en général, pour trouver l'inspiration?
J'écris toujours dans la journée, dans l'après-midi, quand la maison est calme. J'ai gardé l'habitude de travailler dans l'après-midi, aux heures où mes enfants étaient à l'école. Maintenant qu'ils sont grands, il n'y a plus ce besoin-là mais l'habitude est restée.
Quand vous avez fini d'écrire un livre, vous pensez déjà au suivant?
Non, surtout pas! Quand j'ai fini un livre, j'ai envie de prendre des vacances mentales. Je ne veux surtout pas me remettre à penser à un autre livre. Il faut que du temps passe, que je vive d'autres choses.
Si vous n'aviez pas été cette auteure célèbre que vous êtes aujourd'hui, vous auriez voulu faire quoi comme métier?
Je n'en ai pas la moindre idée. Si je n'étais pas écrivain, je serais vraiment une autre femme. Donc qu'est-ce que cette autre femme serait?, je l'ignore! Femme au foyer, ça ne m'aurait pas convenu. J'adore être mère, j'ai adoré toutes les étapes, mais faire uniquement ça, non. Ça aurait été épanouissant dans un sens mais pas suffisamment. Je pense qu'il m'aurait manqué quelque chose. Si vraiment j'avais dû choisir, j'aurais peut-être fait de la cuisine. J'adore cuisiner, mais en même temps, je ne sais pas ce que c'est de cuisiner pour des dizaines de personnes chaque jour, et le poids d'un restaurant, c'est énorme. Donc je ne sais pas si j'aurais pu faire ça. Le fait même de cuisiner, j'aime énormément, mais être cuisinière professionnelle, ce n'est pas que du plaisir.
Que cuisinez-vous?
J'aime beaucoup cuisiner les plats uniques comme l'osso-bucco, le couscous, les ragoûts, le pot-au-feu. Quand j'étais chez mes grands-parents, c'était ça aussi.
Dans dix ans ou vingt ans, en quels termes aimeriez-vous que l'on parle de vous?
Comme écrivain, j'aimerais bien que les livres que j'écris changent légèrement la manière de voir les gens, de voir le monde; que ça amène à une sensibilité plus fine sur ce qui nous entoure.
"Clarisse" veut dire lumière, était-ce intentionnel?
C'est marrant, je n'y avais jamais pensé. Ce sont des lecteurs qui me l'ont dit et maintenant, je trouve ça évident. Il y a des choses que l'auteur ne contrôle pas, heureusement d'ailleurs. Peut-être que je l'ai senti, mais inconsciemment. Quand on fait des études de lettres, il y a ce danger d'avoir une trop grande maîtrise de ce que l'on écrit. Il vaut mieux être un peu bête, presque naïf.
Propos recueillis
par Claire Renée Mendy
Marie NDiaye. Ladivine. Paris: Gallimard, 2013. (416p.) ISBN: 9782070126699.