Elle a quitté son Sénégal natal à l'âge de 17 ans. Et heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage, Aïssatou a conquis la toison et s'en est revenue pleine d'honneur et de raisons vivre et travailler en Côte d'ivoire, loin de ses proches. Auparavant, Aïda comme on l'appelle plus familièrement, avait franchi avec brio toutes les étapes du marathon scolaire et universitaire : bac D à Notre Dame de Sion dans le 6e arrondissement de Paris, licence d'économie et finance à la faculté d'Assas (Paris II), bachelor et MBA à l'American University (Washington, DC). Un stage à la Banque mondiale se solde par un recrutement au département Environnement et Développement durable de 1992 à 1996, où elle a eu tout le loisir d'accroître et de renforcer sa fibre écologique et son engouement pour le développement, qui l'ont marquée au fer rouge. Minée par l'anorexie Aïda est condamnée à mettre fin à une si belle carrière. Elle démissionne et rejoint ses parents à Ouagadougou. Au bout de six mois, son père est affecté en Arabie Saoudite. Malgré sa maladie, elle a le courage de déployer ses talents de traductrice auprès d'organismes prestigieux comme la BID, l'OCI, la FAO. De 1999 à 2001, elle est consultante pour le département Femmes et Développement de la BID. Au cours d'une mission en 2001, le Président Gbagbo lui propose d'être son conseiller spécial. Chargée de la mobilisation financière et de la lutte contre la pauvreté, elle exerce parallèlement les fonctions de présidente du Comité de pilotage de l'organisation du congrès de l'Union postale universelle, un organe des Nations-Unies. Outre la recherche de fonds pour le financement de projets de développement, Aïda s'investit beaucoup dans la sensibilisation des femmes et des jeunes pour la création d'activités génératrices de revenus. Comme si cela ne suffisait pas, cette économiste et financière émérite flirte aussi avec l'écriture. Une longue histoire d'amour qui remonte à la petite enfance. Au moment où les petites filles jouaient à la poupée, elle gérait déjà la bibliothèque du quartier. Mais pour faire plaisir à ses parents elle a dû renoncer à un baccalauréat littéraire, qui selon eux offrait moins de débouchés. |
Aïssatou, vous venez de publier votre premier roman, qu'est ce que ça représente pour vous ? Comment vous sentez-vous ?
J'ai attendu de ressentir ce besoin que j'ai de partager avec les autres ce que j'écris depuis longtemps. L'écriture est pour moi un exutoire, une façon de meubler la solitude, qui m'équilibre. J'écris généralement le soir et très tôt le matin. Avec la sortie de ce livre, je me sens comme après une gestation de cinq ans. C'est une délivrance.
Pourquoi ce titre "Et à l'aube tu t'en allais" ?
Parce qu'il y a beaucoup de départs et de ruptures dans le livre. L'héroïne vit un amour difficile avec un homme "qui appartient à une autre vie". Il est marié et il n'est pratiquement jamais avec elle. Mais l'âme, la narratrice, sait que cet homme de principe est pris entre deux feux, alors elle ne s'en plaint pas, parce qu'elle ne veut pas d'une relation d'exigences. La situation a le mérite d'être claire ; ils se sont rencontrés et se sont "compris", et elle le respecte pour cela aussi.
Quelle est votre source d'inspiration, votre technique d'écriture ?
Les relations humaines sont mes principales sources d'inspiration. J'essaie de déchiffrer le monde qui m'entoure. J'observe beaucoup et j'écris sur ce que je vois et sur ce que j'entends. J'essaie très souvent d'imaginer la vie des personnes que j'ai en face de moi. Curieusement les idées me viennent surtout lorsque je suis sous la douche, ou dans la voiture. Ceci dit, je n'ouvre mon cahier ou ne m'installe devant mon ordinateur que lorsque j'ai une inspiration.
Quels sont vos auteurs préférés ?
Khalil Gibran, Maupassant, Zola, Wole Soyinka, Hampâté Bâ.
Quel est le livre qui vous a le plus marquée ces dernières années ?
Je lis principalement des romans historiques et contemporains, et beaucoup de bandes dessinées. Généralement, je lis trois livres en même temps. Plusieurs livres m'ont marquée ces dernières années : "La confrérie des éveillés" de Jacques Attali, "L'amour au temps du choléra" de Gabriel Garcia Marquez que j'ai relu récemment et j'ai également découvert une auteurs espagnole, Lucia Etxebarria, dont j'aime le regard sur le monde.
Quels sont les thèmes majeurs qui sont traités dans votre roman ?
Je traite principalement du thème universel et intemporel des amours difficiles et contrariées, avec tout ce qu'elles comportent en solitude, en attente et en douleur. L'âme, la narratrice, est une jeune femme d'une trentaine d'années, enceinte de cinq mois et victime d'une rupture d'anévrisme qui la plonge dans un profond coma. Son âme s'échappe de son corps et continue l'ouvrage qu'elle avait entamé. Elle livre ses états d'âme du temps de sa vie, nourris par les rêves qui sous-tendent la trame de son histoire. Le thème des rapports mère-fille généralement houleux y est abordé. La narratrice est persuadée que "la mère" est détentrice d'un secret de famille qu'elle refuse de livrer et qui serait à l'origine de leur "chaos familial".
L'anorexie est un des thèmes abordés. Avez-vous été confrontée à cette maladie ?
Oui, j'ai été anorexique et c'est la raison pour laquelle j'ai dû démissionner de la Banque Mondiale.
Qu'est-ce que l'anorexie, quels sont les symptômes ?
L'anorexie est une perte d'appétit qui peut s'observer dans des maladies
organiques. Un refus de s'alimenter, qui en psychiatrie est l'un des principaux
symptômes de la dépression. On parle alors d'anorexie mentale. Elle
relève de problèmes psychiques, d'une perturbation de
l'équilibre affectif d'un regard décalé sur soi avec
beaucoup de souffrances morales. On se sent mal dans sa peau sans trop pouvoir
se l'expliquer. Chaque cas d'anorexie a une ou des causes différentes.
Mon anorexie a commencé à l'âge de vingt-cinq ans. On peut
être anorexique à tout âge.
En ce qui me concerne, j'ai commencé par éliminer les aliments
qui me ramenaient à des situations qui me déplaisaient. J'ai
supprimé en tout premier lieu le poulet, ensuite la viande et j'ai fini
par arrêter le poisson, et je suis devenue végétarienne.
J'ai perdu 30 kg en trois/quatre ans. Je ne buvais que de l'eau et du
thé, et je me suis lancée dans la mono-alimentation. Mon anorexie
n'était pas liée à un désir de maigrir. Je me suis
affaiblie, mes jambes ne me portaient plus.
Après quatre ans, j'ai perdu tous mes cheveux, je développais des
œdèmes dues aux carences en protéines, et j'étais
devenue insomniaque. Je n'avais plus de vie sociale. Et curieusement comme tous
les dépressifs, je me sentais "bien" à part que j'avais des voix
dans la tête, un peu comme des personnes qui prennent possession de mes
pensées. En psychiatrie on dit que ce sont ces voix qui poussent au
suicide. Je n'avais pas peur, mais n'ayant pas le contrôle de mes
pensées, je me sentais forcément dans un état second.
Quand, par exemple, je voyais arriver le métro, je m'éloignais du
quai de peur de me jeter sous la rame. Un instinct de survie qui m'a
sauvée.
Comment s'en sort-on ?
Est-ce qu'on s'en sort ? Les médecins disent que seul un tiers des personnes atteintes d'anorexies mentales retrouve une vie normale, un autre tiers a une guérison incomplète et le tiers restant a besoin de soins continus. Le traitement est difficile et consiste principalement à la psychothérapie et à l'isolement du milieu familial. Dans mon cas, je suis retournée dans mon milieu familial. Il faut retenir que l'anorexie est une maladie grave dont toutes les conséquences sur l'organisme peuvent à terme menacer la vie de la personne. L'anorexie tue; on peut mourir d'arrêt cardiaque, d'infections rénales, et bien d'autres choses encore.
Qu'est-ce qui vous a le plus aidée à vous en sortir ?
La foi, la psychothérapie et le soutien familial.
Êtes-vous croyante ?
Je suis musulmane et pratiquante.
Est-ce une maladie qu'on retrouve en Afrique ?
C'est une maladie mal connue, surtout sous sa forme mentale. Bien sûr
qu'on la retrouve en Afrique. On parle de problèmes psychiques, de
perturbations, de dépression et de souffrances morales. Ce sont des maux
qui touchent tous les hommes, qui peuvent donc toucher les Africains.
Sans oublier que les adolescentes et les jeunes filles africaines sont comme
celles du monde entier, prises dans le tourbillon des régimes et du
culte de la minceur, même si cela ne constitue pas l'unique cause
d'anorexie.
Quel a été l'accueil réservé au livre? Comment vivez-vous l'expérience des feux des projecteurs ?
Le livre est sorti depuis environ cinq semaines. J'attends encore quelques mois pour me prononcer. J'ai le feedback de personnes qui me connaissent et des journalistes qui l'ont lu et qui réagissent surtout par rapport à la liberté que je me suis octroyée dans le choix de mes thèmes et de mon héroïne. Mon objectif était de porter un sujet qui me tient à cœur sous le feu des projecteurs. Je suis prête à me prêter au jeu pour expliquer ces choix.
Comment réagissez-vous face aux compliments ?
Dans ce cas particulier, le compliment est une forme de reconnaissance. Je suis flattée lorsque j'entends que mon livre est bien écrit. J'écoute avec intérêt la critique littéraire. Evidemment, tout ceci me met une grande pression pour la prochain livre.
Acceptez-vous facilement les critiques ?
Je suis ouverte à toutes les critiques. Lorsque l'on écrit et que l'on publie un roman comme le mien, on s'expose. On est donc appelé à entendre toutes sortes de critiques. Etant donné mon envie de continuer à écrire, je les appelle de mes vœux.
Avec la publication de votre roman, les gens vous regardent-ils de la même manière ? Qu'est-ce qui a changé dans votre vie ?
Non, ils ne me regardent plus de la même manière parce que certains se disent que j'ai levé un coin du voile. Plusieurs personnes qui ne savaient pas que j'écrivais sont surprises de me voir publier un roman, d'autant plus que cela n'a vraiment rien à voir avec mes occupations professionnelles. Rien n'a changé dans ma vie. Cependant, il est clair que j'éprouve une grande satisfaction parce que j'ai mené un projet à terme.
Certains pensent que votre livre est autobiographique, qu'en est-il ?
Mon roman n'est pas autobiographique. Mais il y a évidemment de
moi dans ce livre. Je parle aisément de l'anorexie parce que j'ai
été anorexique. Je décris avec force détails les
sentiments de l'héroïne face à sa solitude et face à
ses maux parce que j'ai mes plages de solitude et j'écoute avec
attention les douleurs qui affectent les personnes qui veulent bien les
partager avec moi.
Vous noterez que mon héroïne n'a pas de couleur, sa religion n'est
pas spécifiée (elle prie Dieu) et le lecteur ne sait pas
où elle vit. J'ai fait ce choix de neutralité pour renforcer le
caractère universel de ces maux.
Propos recueillis
par Assiatou Bah Diallo
Contact: Librairie Anibwé, 52 rue Grenata, 75002 Paris.