Fatou Kandé Senghor a fondé Waru Studio, une plateforme de recherche artistique à Dakar qui fonctionne comme un laboratoire d'art, de science, d'écologie et de politique du changement avec l'aide des nouvelles technologies. Artiste africaine engagée, Fatou Kandé Senghor exprime sa sensibilité dans ses films, sa photographie et sa pratique de la gravure. Les adeptes du hip-hop se désignent comme des poètes, des philosophes, des penseurs et comme les meilleurs chroniqueurs de la société: ils verbalisent les espoirs de cette société à travers des mots justes et forts. Cela fait longtemps que le hip-hop, né né aux Etats Unis dans les années 1970, a adapté sa forme griotique de revendication, de contestation, de réunification en Afrique et dans le monde entier. Actrice et témoin de ce mouvement, elle le raconte avec émotion. |
Qu'est-ce qui vous a incitée à écrire cette anthologie du mouvement hip-hop au Sénégal?
Au départ je n'avais pas encore choisi le médium pour parler du hip-hop. Je fais de la photo et des films, puisqu'aujourd'hui les appareils font aussi des films. Et quand j'ai regardé ma base de données, j'avais trop d'images, trop de choses intéressantes. Il n'y avait pas besoin de films. Je me suis donc dit: «Je peux passer à l'écriture, je suis poète à mes heures, je fais confiance à mon écriture, ça peut être bien en tant qu'outil ».
Votre livre est très vivant. Il est conçu comme un documentaire...
Je suis à cheval sur un univers francophone et anglophone, et j'ai vu qu'il y avait beaucoup de documentation sur le hip-hop en anglais mais très peu en français, et sur l'Afrique notamment. Aussi, plutôt que de raconter dans un style indirect l'histoire de ces artistes et acteurs du hip-hop, j'ai préféré passer à un mode direct, en leur permettant de dire: «Je». C'est donc une restitution de leur propre parcours hip-hop et en même temps, ils me racontent l'histoire du hip-hop.
Vous avez réalisé un vrai travail de journaliste, très documenté et fouillé. Même si vous baignez de longue date dans le hip-hop, vous avez dû faire des recherches pour cet ouvrage?
Je lis depuis 12-13 ans tout ce qui paraît sur le hip-hop. J'ai regardé les émissions d'Olivier Cachin sur M6, j'ai eu accès à de la documentation audiovisuelle depuis toujours car ce mouvement est tombé pile au moment de mon adolescence. C'est ce que la jeunesse dansait au Sénégal, au Nigeria, là où j'habitais à l'époque, c'est ce que les jeunes dansaient en France, avec ces émissions animées par Sidney pour le break dance H I P H O P. J'ai fait partie de cette jeunesse, ça m'a forgée, c'était présent à mon esprit. J'en parle le langage, j'en connais les codes vestimentaires, les artistes, et même quand on n'en était pas, les gens du quartier en faisaient partie autour de nous.
Malgré toutes ces connaissances et cette sensibilité hip-hop, le livre est très structuré, vous citez beaucoup de noms, de faits très précis...
Je sais qu'il y a une base nécessaire pour réaliser tout document. Mes films documentaires ont aussi cette structure-là. On dit que je fais des films « Oignons »! car ils ont toujours plusieurs niveaux, mais ma personnalité doit être comme cela. J'ai fait des études à Lille, à Villeneuve d'Ascq, et mes professeurs étaient très méticuleux. Ils nous disaient qu'il fallait être très documenté, sérieux et structuré dans notre démarche et dans la bibliographie. Je travaille dans la production cinématographique et vidéo où il faut tout maîtriser. Et quand on a été immergé 10 ans dans un milieu, on a eu le temps de tout noter.
Qu'est-ce qui différencie le hip-hop sénégalais du hip-hop français, européen ou américain, selon vous, hormis la langue?
Nous avons une culture particulière de non-dits ou de choses dites avec des contes, des images, une certaine poésie. Les choses les plus graves sont toujours dites poétiquement et on trouve une solution à l'amiable. Ce nest pas mauvais, mais ça laisse beaucoup de gens insatisfaits et lésés. La jeunesse était bouillonnante en 70, 80. Elle avait accumulé trop de choses et voulait changer son mode d'expression en utilisant la langue française, anglaise ou le wolof (qui rappe bien). Les jeunes ont voulu appeler un chat un chat pour réveiller les consciences dans toutes ces familles très hiérarchisées où les plus petits n'ont jamais droit à la parole, où les femmes ont déjà un destin tout tracé avec la croyance que les plus riches domineront les plus pauvres. Les jeunes du hip-hop ont voulu exprimer que chez les autres, un fils des plus pauvres pouvait devenir quelqu'un et aider sa famille, faire de la politique etc. Ils sont entrés dans un débat frontal avec les autorités.
Et les années 70 et 80 correspondent à une période d'intense urbanisation en Afrique aussi, avec le développement des quartiers populaires et des banlieues.
Absolument. Tous ces jeunes qui y habitaient ont eu besoin de libérer leur parole car la contestation était sourde. Il ne fallait rien dire et tout d'un coup il y a contestation.
Pour le hip-hop sénégalais, parle-t-on de world music ou seulement de hip-hop?
C'est du hip-hop tout simplement. Si cette musique s'exportait davantage, on parlerait de world music, mais ce mouvement est resté très local. On est toujours dans la philosophie de la communauté hip-hop où on s'exprime.
Vous citez de nombreux artistes, des grapheurs, des musiciens à qui vous donnez la parole. Quels sont ceux qui sont le plus connus au Sénégal et au-delà du Sénégal comme Afrika Bambaataa?
Faada Freddy a porté le hip-hop hors des frontières du Sénégal avec le reggae, Didier Awadi du groupe fondateur BBS, a sorti la première compilation. Ma génération a grandi dans un mélange de culture islamique et laïque. Toutes les familles dansaient, nos tantes allaient au théâtre. Dakar était très cultivé et ouvert sur le monde. Beaucoup jouaient dans des orchestres, d'où la connaissance de la musique. Avec la crise urbaine économique, les frontières sociales et géographiques se sont vraiment délimitées. La banlieue dakaroise a poussé en un clin d'oeil, plus importante que la population vivant au centre de Dakar. Le vocabulaire a changé. Les familles avaient plus de difficultés, elles immigraient plus, et les enfants étaient laissés à eux-mêmes avec des classes de 70 enfants. L'université a une capacité d'accueil dérisoire face aux besoins.
Le hip-hop est politique, de fait, c'est une tribune d'expression et de revendication pour tous ceux qui en sont. En France, le rap est cette tribune. Le hip-hop permet aux oubliés d'exister, d'être vus et reconnus...
Absolument! Quand on est issu d'un quartier pauvre, on a toujours envie de sortir la tête de la masse. Quand on n'est rien, les mamans des autres voient de suite le fils d'une autre qui pointe la tête. Ce besoin de reconnaissance devient une quête qui progresse.
Quel est le regard du gouvernement et des associations de quartier sur le hip-hop? Comment est-ce vu au Sénégal par les médias, radios, chaînes de télés, magazines...
Les autorités sont les plus intéressées. C'est un mélange de crainte et un moyen pour elles de prendre la température dans les quartiers. Les gosses sont dans tous les médias, ils passent sur des émissions radios, dans les magazines, ils ont des home studio et prennent contact avec la police pour sécuriser leur concert. Donc les autorités gardent un œil sur eux car ils représentent 70 % de la population.
Ça change la donne car en Afrique les jeunes doivent le respect aux anciens...
Même avec 3-4 ans de plus on mérite le respect des plus jeunes. Imaginez des politiciens diplômés à l'étranger qui ont beaucoup voyagé et qui se retrouvent face à des gamins de 17 ans qui les accusent du mauvais système éducatif. Quand un artiste a un certain calibre, les politiques essaient d'être bien avec lui pour drainer des voix. Le front «y en a marre» a fait en sorte que l'ancien président change lors des dernières élections. Les médias ont besoin d'eux car dans chaque maison il y a un rappeur qui danse, slamme, ou fait de la mode hip-hop...
Comment pensez-vous que le hip-hop évoluera? Vers des poètes urbains, un nouvel art graphique?
La rue commence à offrir des limites aux artistes du hip-hop qui ont commencé à 14 15 ans dans cet art. Les espaces s'amenuisent, donc ils passent du mur au canevas. Et les plus jeunes commencent à défier les plus grands sur l'espace mural urbain. Il y a des confrontations. Dans le monde, il y a des mouvements de grapheurs qui invitent des artistes sénégalais et la reconnaissance arrive comme ça. En musique, les plus jeunes crachent d'abord leur venin, puis après, ils pensent à un CD ou un concert; et pour participer à des festivals internationaux, les artistes sénégalais ne peuvent pas aller sur scène à 10 mais à 1 , 2 ou 3, pour des raisons économiques.
Vous avez un style de narration bien à vous. Vous êtes portée par votre sujet qui donne un souffle et un rythme à votre écriture. Quels sont vos projets?
Un court métrage à la biennale de Venise et un film en fin de montage sur l'environnement: «Carbonisé».
Propos recueillis
par Pascale Athuil
Fatou Kandé Senghor. Wala Bok: une histoire orale du hip-hop ou Sénégal. Editions Amalion /L'Oiseau indigo, 2015, 304 p.