Auteur fécond, Véronique Tadjo jongle avec aisance entre récits, romans et poésie. Grande voyageuse, cette passionnée de cinéma, de lecture et de gymnastique a posé ses valises à Johannesburg où elle est le chef du département de français à l'université du Witwatersrand. Dans l'anthologie de poésie "A Rain of Words", éditée par la professeure Irène Assiba d'Almeida aux presses universitaires de Virginie aux USA et traduite par la professeure Janis Mayes de l'université de Syracuse, Véronique Tadjo est présente. A cette occasion, elle a bien voulu répondre à nos questions. |
Bonjour. Que pouvez-vous nous dire de cette anthologie ?
Cette anthologie est vraiment à louer car, encore aujourd'hui, trop de gens ignorent la capacité de création que possèdent les femmes écrivaines, poètes et artistes. Et pourtant, les Africaines ont pris la littérature d'assaut. A tel point que c'est devenu un véritable phénomène. Elles se sont mises à l'écriture avec passion et si l'on regarde les nouvelles générations, on s'aperçoit qu'elles n'ont rien à envier aux écrivains masculins. L'originalité de "A Rain of Words", c'est que c'est une édition bilingue qui va permettre également au monde anglophone de découvrir cette créativité francophone, en outre les femmes poètes réunies dans cette anthologie viennent d'horizons très différents. Il y a donc ici une pluralité de voix. Je considère que la lecture n'est pas une activité passive. Elle est génératrice de créativité et la poésie a cela de particulier qu'elle dit les choses sans détours.
À travers cette anthologie, venue de si loin, pouvez-vous dire que la poésie africaine d'expression française, écrite par les femmes, dont vous, est une porte ouverte aux femmes qui hésitent encore à se lancer dans la création littéraire et en poésie plus particulièrement ?
La poésie est un genre à part. On dit souvent que c'est le genre littéraire majeur. Mais essayez de vous faire publier si vous avez écrit un recueil de poèmes! Ce sera probablement un véritable parcourt du combattant. En effet, tout le monde vous le répétera : la poésie ne se vend pas. Et c'est bien malheureux, parce que je suis persuadée que c'est un genre très proche du public. La poésie touche d'une manière singulière. D'ailleurs, dans certains pays, en Amérique latine, par exemple, on lui accorde encore de l'importance et les poètes sont écoutés. En Afrique du Sud, la poésie Slam est très populaire et attire les jeunes qui s'enthousiasment et ont leurs vedettes. En fait, aujourd'hui, ce qui sauve la poésie, c'est justement son aspect oral mêlé à la musique. C'est différent de la poésie conventionnelle, mais c'est très intéressant.
Vous êtes non seulement poète mais vous illustrez vos textes vous-même: comment maniez-vous plume et pinceau avec une si grande aisance ? La peinture un héritage culturel, une autre façon de dire les mots avec des couleurs ?
Vous avez raison de poser la question. Pour moi la peinture est vraiment une autre façon de dire à travers les signes et les couleurs. C'est un autre langage qui m'attire car il me pousse à utiliser une autre partie de mon cerveau. Pendant longtemps, j'ai pensé que j'étais infidèle à l'écriture parce que je peignais. Mais j'ai fini par comprendre que j'étais une meilleure écrivaine quand je peignais. C'est une façon magnifique d'entrer dans un autre monde et de faire ressortir les images qui vous habitent. Quant à l'illustration, elle vient en complément du texte. Quand j'écris un livre pour enfants, il y a des choses que je n'ai pas besoin de dire car je sais que les images s'en chargeront. J'ai eu la chance d'avoir une mère artiste, peintre et sculpteur. J'ai passé une grande partie de ma vie à l'observer. Ainsi, j'ai compris que les arts étaient complémentaires.
Vous avez publié des textes pour un grand public mais la jeunesse demeure votre domaine d'exploration: est-ce une recherche du temps perdu du monde de l'enfance ?
Il y a plusieurs raisons qui expliquent ma passion pour la littérature de jeunesse. Tout d'abord, j'ai toujours aimé les contes et les histoires. L'oralité, comme vous le savez, est encore vivace chez nous. Il y a aussi le fait qu'ayant eu une enfance assez heureuse, il ne m'est pas trop difficile de pouvoir retourner dans ce que Léopold Sédar Senghor appelait "Le Royaume d'Enfance". J'ai beaucoup de respect pour les enfants. Je dis souvent qu'ils sont nos maîtres, parce qu'ils n'ont pas encore perdu ce lien avec l'essentiel, cet instinct qui fait aller au centre des choses. Nous, les adultes, nous tournons toujours autour du pot. Ne dit-on pas que "la vérité sort de la bouche des enfants" ?
Et ensuite ?
Ensuite, je suis convaincue que le manque de lecteurs dont souffre la littérature africaine découle d'un manque de textes pour les jeunes. De gros progrès ont déjà été faits et la production a énormément augmenté, mais les livres restent encore trop chers et pas assez accessibles. Si nous avons une littérature pour la jeunesse florissante, la littérature africaine s'en portera beaucoup mieux.
Quel message véhiculez-vous à travers ces titres dédiés à la jeunesse ?
Il m'arrive d'aborder des thèmes proches de ceux qui sont dans mes romans. Bien souvent, je me penche sur un aspect particulier que j'ai eu à développer et que j'aimerais exploiter dans une autre direction. Dans mon dernier livre pour enfants, "Ayanda, la petite fille qui ne voulait pas grandir", j'aborde le problème de la guerre et du deuil. Le père d'Ayanda est tué sur le champ de bataille et cela change complètement la vie de la petite fille. Après une série d'épreuves qu'elle rencontre en grandissant, elle se rend compte que ce n'est qu'à travers les autres qu'elle pourra surmonter sa peine et (re)construire l'avenir.
Aujourd'hui la jeunesse roule à l'heure des médias électroniques : pensez-vous que le livre a encore une vie dans les centres d'intérêts de la jeunesse ?
C'est une question difficile car il y a une grande part d'inconnu. En fait, nous ne savons pas ce que donnera l'avenir. Mais je pense que s'il y a un endroit au monde où les livres devraient survivre, c'est dans le tiers-monde. On a beau parler d'avancée technologique, les ordinateurs restent très chers et ne sont pas partout accessibles. Mais pour améliorer la situation, il faudrait que les prix des livres tombent radicalement. Après tout, nous en sommes encore au stade de l'alphabétisation et de la promotion de la lecture. Certes, les choses vont vite en ville, mais il est possible de mettre les médias électroniques du côté de la lecture, ou du moins d'une nouvelle forme de lecture.
Vous vivez aujourd'hui en Afrique du Sud et vous enseignez le français : que pensent les étudiants de votre création littéraire ? Y a-t-il comme une continuité de la création littéraire ?
Depuis que j'enseigne à l'université du Witwatersrand située au cœur de Johannesburg, j'ai accès à une toute autre expérience. Pour moi, passer du temps avec des jeunes sud-africains représente un privilège car ils m'aident à mieux comprendre leur pays, sa complexité et ses défis. Cependant, il est encore difficile de les encourager à étudier le français à cause de la prédominance de l'anglais dans le monde entier. Mais je vois que les choses évoluent et qu'ils se rendent compte qu'ils doivent s'ouvrir au reste de l'Afrique d'une manière plus qualitative. Je me suis toujours destinée à l'enseignement et à l'écriture. J'alterne donc entre les deux, même si, la plupart du temps, je fais les deux à la fois.
Poète, romancière, peintre, le théâtre vous attire-t-il ?
Le théâtre est bien le seul genre auquel je n'ai pas encore touché. De toute évidence, ce n'est pas une question de tempérament puisque certains de mes textes ont été adaptés à la scène. C'est le cas de Reine Pokou, peut-être parce que le récit est divisé en "tableaux" et que l'histoire ressemble à une tragédie grecque.
Votre vie est une vie de voyages : Amérique, Afrique, Europe, votre continent de naissance. Nous avons l'impression que la globe-trotter que vous êtes est très sensible aux rencontres faites dans les pays que vous avez visités...
Quand on y réfléchit, je suis une personne née du voyage. En effet, mon père a rencontré ma mère quand il a quitté la Côte d'Ivoire pour aller faire ses études en France. J'étais donc, dès le début, destinée à être une globe-trotter. Et c'est vrai que j'en tire une grande expérience. Voyager, cela veut souvent dire devoir se remettre en question, parce que là où vous arrivez, personne ne vous connaît. Il faut donc tout refaire à zéro. C'est épuisant parfois, mais en contre-partie, cela vous oblige à ne rien prendre pour argent comptant. On apprend aussi à savoir relativiser les choses. Pourquoi les gens agissent-ils de telle façon ici et de telle autre là-bas ? Avec "L'Ombre d'Imana, voyage jusqu'au bout du Rwanda", je me suis plongée dans une réalité qui était à milles lieues de la mienne. Mais la connaissance que j'ai acquise, même si elle a été très douloureuse, m'a rendue plus forte. C'est en fermant les yeux devant la réalité qu'on s'affaiblit. Ce que le peuple rwandais a vécu, nous ne le souhaitons à personne.
Quelle marge d'autobiographie vivez-vous dans votre création littéraire ?
Il est impossible d'écrire sans accepter de se révéler. Si on veut jouer à cache-cache, alors ce n'est pas la peine de prendre la plume. Ecrire c'est accepter la réalité et en même temps la refuser. C'est partir du vrai afin de mieux s'en éloigner. Pour en revenir à la poésie, il est faux de penser que les poètes - hommes ou femmes - ont la tête dans les nuages. Au contraire, ils ressentent la vie à un degré intense.
Propos recueillis
par Marie-Léontine Tsibinda
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