Eprise de liberté, la Centrafricaine Adrienne Yabouza vient de signer son quatrième ouvrage en hommage aux femmes africaines, ces chefs de famille dans l'ombre du foyer et souvent dénigrées. Plongé en plein Bangui, le lecteur se fait tout petit pour entendre le chant de résistance de deux co-épouses qui voient leur destin brisé en un revers de main. A la mort de leur mari, elles engagent une lutte acharnée pour retrouver leur dignité et faire éclater la vérité. Amina est allée à la rencontre de cette femme généreuse et engagée qui jongle avec élégance les mots et les nuances. Portrait. |
Le thème central de vos romans tourne autour de la difficulté d'être femme, du manque crucial d'émancipation mais surtout du courage et de la rage de vivre. Comment trouvez-vous l'inspiration pour évoquer ces tourments?
J'ai publié quelques romans et des livres jeunesse, mais je reste une femme simple, une femme de quartier comme l'on dit chez moi. J'ai longtemps été coiffeuse dans un petit salon. Je suis une veuve qui a un vécu douloureux, qui a élevé seule ses enfants, faisant le maximum pour qu'ils puissent manger et aller à l'école. Les femmes en Afrique comme ailleurs peuvent être des proies. Il leur faut beaucoup de courage pour garder leur dignité, pour continuer à vivre leur vie. Le courage, on ne naît pas avec, on l'acquiert dans l'adversité, comme mes héroïnes. Mes romans sont remplis de mille histoires que j'ai entendues dans le quartier, dans la famille et au salon de coiffure où les femmes, entre-elles, se racontent, se confient et parfois disent le plus intime d'elle-même.
Sous votre plume, vous donnez vie à deux femmes fortes qui se battent contre leur destin. Est-il possible de faire une analogie entre elles et vous?
Oui et non... C'est vrai que la vie de l'écrivain se glisse toujours un peu entre ses mots, mais cette histoire est complètement imaginée. Je crois que celui qui écrit doit inventer. Un ami écrivain qui m'a beaucoup appris, beaucoup influencée, me répète toujours que « l'écrivain est un inventeur de vérités ». J'invente la vérité pour dire avec force le destin des femmes. Je crois que de nombreuses Africaines se reconnaîtront dans mes héroïnes, et par ailleurs... de nombreux hommes ne seront pas en pays étranger! Disons que je suis la sœur de mes héroïnes, que nous partageons beaucoup, mais pas tout.
Lorsqu'on effleure les pages de votre ouvrage, on s'imprègne par les cinq sens de l'atmosphère à la fois gaie et grave de Bangui. Souhaitiez-vous témoigner de ce qui s'y déroule?
Moi qui ne suis pas une universitaire, moi qui ai si peu fréquenté l'école, j'ai tenté d'inventer une écriture qui ne soit pas l'écriture littéraire classique de quelques écrivains dont j'aime le talent comme Mariama Bâ, Ousmane Sembène... Si mon écriture imprègne les cinq sens du lecteur, c'est pour beaucoup parce qu'elle est marquée par les langages de la rue africaine, par les langues africaines que je parle (sari, lingala, yakoma). Si l'on oublie l'invention langagière de la rue, on risque de s'éloigner de ses personnages. Je ne veux pas « blanchir » mes héroïnes par une langue française qu'elles parleraient parfaitement! L'écrivain est un témoin certainement, mais à sa manière. Je ne suis pas une femme politique, mais je regarde le monde autour de moi et ma place dans ce monde. Mes romans sont aussi une façon de résister et de dire à d'autres femmes de ne pas plier, de leur répéter qu'elles peuvent aimer et être aimée. Mes romans doivent aussi permettre aux uns et aux unes de rêver leur vie à partir des héros et des héroïnes que je mets en pages. Mais pour bien dire toutes ces vies, il faut un style. Je me suis inventé une manière d'écrire, comme un styliste invente un vêtement à partir des formes qu'il connaît déjà un peu ou beaucoup!
Il n'est pas difficile de s'émouvoir à la description du deuxième mari de Ndongo Passy. La douceur qui émane de ces pages invite à se demander si vous l'avez connu ou croisé...
Non, je n'ai pas croisé mon héros qui va probablement devenir un bon mari, aimant et attentif. Nombreuses sont les femmes qui rêvent d'un tel mari! Le temps de la lecture, il sera un mari de substitution pour certaines lectrices, peut être. (Sourire)
Ndongo a le cœur noble lorsqu'elle demande à son futur mari d'héberger son ancienne coépouse. Est-ce un fait isolé?
Il me semble qu'en Afrique en général, un des mots de la langue française qui fait le plus parler les hommes et les femmes est le mot « jalousie ». On jalouse vite l'autre qui partage pourtant la même misère, comme par ailleurs se jalousent ceux qui sont « en haut du haut ». Mais c'est vrai que chez nous, il y a comme ailleurs, aussi, de vraies solidarités. Des amies, des co-épouses, ayant partagé des mêmes épreuves peuvent être solidaires. C'est le cas dans mon roman. Le cœur de mon histoire n'est ni la polygamie, ni la complicité entre femmes même si cela est très présent. Je raconte principalement la situation dans laquelle se trouvent de nombreuses veuves, à la mort de leur mari, quand la belle famille s'autorise à tout prendre, absolument tout, et donc à déposséder la veuve!
Les experts estiment que seulement dix pour cent des couples qui vivent ensemble en RCA sont légalement mariés. Comment l'expliquez-vous?
En République centrafricaine, beaucoup de jeunes filles rêvent mariage, avec une belle robe blanche et une importante cérémonie... Mais c'est une dépense à la portée de quelques unes seulement. Et puis, nombreuses sont les jeunes filles de chez moi qui voient leur vie mutilée par une grossesse précoce. Elles doivent souvent tenter seules d'élever leur enfant, les pères étant défaillants. Celles-là remettent à beaucoup plus tard leur rêve de vie commune.
La polygamie dans l'Afrique moderne incarne-t-elle toujours les mêmes valeurs et objectifs que jadis?
La polygamie qui sert de prétexte à une partie de la classe politique en France pour stigmatiser les populations africaines, est sur le continent en net recul, il me semble. Aujourd'hui, quand on assiste à un mariage et que le futur époux répond « non » à l'officier d'état civil qui lui a demandé s'il envisageait dans l'avenir être polygame, on entend des cris de joie et des applaudissements dans la salle! La famille polygame a été une unité de travail, c'est ainsi. Souvent dans le cadre de la polygamie les hommes ont dominé leurs femmes, c'est ainsi. Mais les femmes africaines, même si elles ont encore beaucoup à gagner pour leur dignité, sont aujourd'hui plus exigeantes, plus libres et plus combatives.
De tout temps en occident, il y a eu la maîtresse, cette femme que chérit dans l'ombre un homme marié. Cela signifierait-il que de telles pratiques ont de beaux jours devant elles, et ce dans toutes les cultures?
Difficile pour moi de répondre à cette question. Je peux seulement dire que partout les femmes ont encore du chemin à parcourir pour devenir plus libres et être un jour égales aux hommes!
À titre personnel, pensez-vous qu'il soit possible d'aimer deux personnes à la fois?
Je ne sais pas, donc je ne répondrai pas haut et fort à cette question, sauf pour affirmer que je suis pour la liberté d'aimer celui-ci ou celle-là, et peu importe l'apparence ou la religion. Ceux qui veulent limiter cette liberté veulent limiter la vie des autres.
A la lecture de votre roman on vous sent très défaitiste quant à la corruption qui gangrène les institutions et même à petite échelle le sort des familles...
La République centrafricaine a connu depuis les Indépendances de très nombreux coups d'état et ceux qui se proclamèrent président ont toujours pensé à eux-mêmes avant de penser au développement du pays. La corruption s'est tellement bien installée qu'elle est pratiquement constitutionnelle. Elle est comme partout un frein au développement. Mes livres évoquent ces situations de manière souvent légère, comme pour cacher les larmes qui sont là. Je ne suis pas défaitiste, mais la réalité est dure!
Le coup d'état de 2013 a conduit à une offense aux droits de l'homme exacerbant la violence envers les femmes et les filles. Et depuis ces tragiques événements, vous vivez en France...
Le coup d'état de 2013 fut un épisode de plus s'ajoutant aux tourments que nous avions déjà connus par le passé. Un épisode plus dramatique encore. J'ai moi même, avec mes filles, subi de graves violences, j'ai dû m'exiler tout d'abord à Brazzaville pour survivre, avant d'atterrir en France où je viens d'obtenir le statut de réfugiée. J'écrirai bientôt sur tout cela. Mon pays n'est pas encore sorti du cycle infernal qui l'a fait sombrer. Je suis en attente et j'espère un jour prochain retourner chez moi à Bangui. Ici, je me répète chaque jour le titre d'un recueil de poésies que j'ai découvert, recueil du grand poète turc Nazim Hickmet: « C'est un dur métier que l'exil ».
Maman de cinq filles et grand-mère de quatre petits enfants, quelles valeurs leur avez-vous transmises?
J'ai simplement tenté de leur montrer qu'une bonne part de nos valeurs traditionnelles ne sont pas à jeter au fond du puits, qu'une femme noire doit être fière de ce qu'elle est et qu'elle peut et doit elle aussi participer à la construction du monde. Je crois, à présent qu'elles ont grandi, qu'elles savent qu'il est bon qu'une fille ressemble un peu à sa mère... et la dépasse! (Sourire)
Propos recueillis
par Marine Rebut
Adrienne Yabouza. Co-épouses et co-veuves. Bamako: Cauris livres, 2015.