Le Fromager Une nouvelle de Michèle Assamoua 1997 |
Les touristes ne manquaient pas de venir admirer le fromager qui se dressait à la sortie de la petite ville.
C'était un arbre gigantesque, majestueux. Ce jour-là, il détachait le brun sombre de ses branches dénudées sur l'orangé du soleil couchant.
Ses racines apparentes et tourmentées se prolongeaient par un tronc démesuré couvert d'épines impressionnantes.
La ramure torturée s'étalait au faîte de l'arbre.
Depuis des années, c'était sous son ombre que les vendeuses de bangui installaient leurs dames-jeannes. Elles arrivaient vers seize heures, la dame-jeanne solidement campée sur la tête.
Les petits voyous du quartier s'agglutinaient alors autour d'elles en fouillant leurs poches à la recherche d'une pièce de monnaie qui leur permettrait de boire un verre ou deux de vin de palme. Ils étaient bientôt rejoints par les travailleurs et les employés sortant du bureau.
Lamine avait l'habitude de s'asseoir là, au crépuscule, après le départ des femmes, sur un banc abandonné.
Lamine avait été un enfant étrange, solitaire, préférant communiquer avec la nature ou les animaux plutôt qu'avec ses semblables. C'est pourquoi il avait choisi le métier d'horticulteur. Il vivait seul dans une petite maison au milieu de la brousse, parmi ses plantes et les animaux. Avec les animaux aussi il avait le don. Il les apprivoisait avec une facilité déconcertante.
Ce soir-là, assis sous le fromager, il rêvait...
Tout à coup, comme surgie de nulle part, une jeune fille s'avança, pieds nus, vêtue seulement d'un pagne. Sa démarche était souple et silencieuse. Elle portait au cou un collier de perles dorées.
Bonjour, murmura-t-elle.
Elle s'assit à côté de Lamine et lui sourit. Ils ne parlèrent plus. C'était inutile. Lamine savait que c'était elle, la femme de ses rêves, celle qu'il attendait depuis toujours.
Enfin, elle se leva :
Je reviendrai demain, à la même heure, dit-elle. Je m'appelle Eloa.
Ils se virent ainsi chaque jour pendant plusieurs semaines avant que Lamine ose enfin lui prendre la main, puis l'embrasser.
Je dois te prévenir, dit-elle, je suis différente.
Bien sûr tu l'es, dit Lamine, tu es unique.
Un jour tu comprendras, murmura-t-elle.
Monsieur le Député convoitait depuis longtemps ce magnifique terrain en face du marché. Il fit une demande d'attribution et comme il était "Monsieur le Député", il eut gain de cause.
Il décida d'y construire un centre commercial. Et, comme le fromager pouvait s'avérer dangereux avec ses racines peu profondes, il décida de l'abattre.
Il fit appel à des bûcherons qui arrivèrent un matin vers huit heures quand le marché grouillait de monde.
La foule s'approchait incrédule :
Il ne va pas abattre l'arbre ? s'indigna Lamine.
C'est un scandale, fit une jeune femme distinguée. Un si bel arbre, le plus beau à des kilomètres à la ronde...
Un génie habite cet arbre, prévint un vieux. Il se fâchera.
Il aurait au moins fallu faire un sacrifice ajouta un vendeur...
Mais les bûcherons étaient déjà au travail, taillant dans les saillies des racines, enlevant d'énormes triangles de bois pour accéder enfin au tronc.
Monsieur le Député surveillait les travaux.
Attention, cria un bûcheron, faites reculer la foule.
Le géant craqua longuement, oscilla un instant, puis s'abattit dans un fracas effroyable.
L'assistance atterrée regardait avec désapprobation Monsieur le Député.
Mais Monsieur le Député ne pensait qu'à l'argent qu'il allait gagner et se moquait bien des superstitions. Il s'approcha du tronc et posa sa main sur une racine.
Tout à coup, il s'immobilisa, terrifié, tandis qu'un cri s'élevait de la foule.
Devant lui, se dandinant de droite à gauche, puis de gauche à droite, se dressait un superbe cobra.
Monsieur le Député semblait paralysé.
Un homme saisit un bâton et s'écria :
Tuons le serpent, tuons le !
Non, cria une femme, regardez, le serpent porte un collier, ce n'est pas un serpent, c'est le génie du fromager.
La foule recula... Lamine fit un pas en avant. Il connaissait ce collier de perles dorées...
Le serpent accentua son balancement. Il allait frapper.
Eloa, non ! hurla Lamine.
Le serpent se tourna vers Lamine, sembla hésiter puis disparut.
Où est-il passé ?
Il a disparu. On ne le retrouvera pas, c'est un génie.
Demain nous demanderons au féticheur de faire un sacrifice, sinon le génie se vengera.
Monsieur le Député, gris de peur, entouré d'une foule hostile monta en tremblant dans sa voiture. La mercédes démarra en trombe.
C'est alors que Lamine aperçut Eloa. Elle avait surgi à côté de lui, comme par miracle.
Lamine, je n'ai plus de maison, veux-tu m'accueillir chez toi ?
Le coeur de Lamine battit plus fort. Il prit la main d'Eloa et l'entraîna vers leur demeure.
Le lendemain, les journaux annoncèrent la mort de Monsieur le Député, victime d'une crise cardiaque au volant de sa voiture.
© Michèle Assamoua, 2005.