Le Plafond Une nouvelle de Micheline Coulibaly 1997 |
La lune rivalise d'éclat avec les néons, illuminant généreusement la rue principale du quartier Biafrais de Treichville. Des flots de musique s'échappent des hauts-parleurs, se mêlant aux chants et aux cris de la population. Parmi les danseurs en sueur, une petite fille se trémousse, tourne sur elle-même, tapant des pieds, balançant la tête, ondulant des bras. Il semble que rien ne peut l'arrêter. Elle danse les yeux fermés, pénétrée par le rythme des tambours. Seul cet instant compte. Demain ? Hier ? Ce sont des mots abstraits, par leur sens, par leur contenu. Danser, se laisser emporter par la musique, quoi de plus sublime ? Ne rien voir, ne rien entendre d'autre que cette musique qui l'emporte au paroxysme du bonheur !
Quoi ? Qui ose perturber un tel instant de perfection ? Cloé entend. Elle entend des murmures, des chuchotements autour d'elle.
Une Cloé jeune et belle y danse au son des balafons de son enfance.
Cloé tousse. Elle a l'impression d'avoir un camion de mille tonnes sur la poitrine. Elle étouffe. Jeanne sonne. Une odeur de médicaments inonde la chambre. Cloé ferme les yeux pour ne pas voir l'infirmière lui enfoncer la seringue dans le bras. Elle serre les dents. Elle quitte son corps, monte, monte vers le plafond.
Cloé est sur un podium. Des applaudissements retentissent. Cloé vient d'être sacrée Miss Elégance de Treichville. Ses vingt ans radieux lui confèrent une auréole de gaieté et de joie de vivre inégalables. Ses yeux parcourent la foule. Le vertige la prend. On lui lance des fleurs qui viennent atterrir à ses pieds. Les flashes crêpitent, l'éblouissent. Demain, Cloé fera la une de tous les journaux de la place. Elle ferme les yeux de plaisir. Une couronne de brillants scintille dans ses cheveux noirs. Cloé la retire et la regarde. Ses amies viennent la féliciter. Quelle satisfaction tout de même ! Surtout après avoir raté ses examens. Cloé n'est pas du tout affectée par ses mauvais résultats. "Après tout, il n'y a pas que cela dans la vie ! " se dit-elle.
C'était il y a cinq ans.
Cloé entend l'infirmière pousser son chariot hors de la chambre mais elle continue à garder ses yeux fixés au plafond. Soudain, elle sursaute en entendant une voix grave d'homme.
Qu'a dit le docteur ? "Etat stable" ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Rien du tout ! Tout juste une formule pour rassurer les parents !
Qu'ils le gardent leur monde de pacotille ! Cloé repart vers son plafond. Là, ses amis l'attendent. Elle est belle et en bonne santé. Cloé s'entend rire. La vie, c'est rire, c'est s'amuser ! Sinon à quoi cela sert-il de vivre ?
En effet, Cloé se veut le symbole d'une nouvelle race de femmes, la femme libérée des préjugés qui rejette l'idée d'être le jouet des hommes. C'est elle le joueur, c'est elle qui fixe les règles du jeu, du moins le croit-elle.
"On ne vit qu'une fois, dit-on. Alors, vivons ! Je ne veux laisser s'échapper aucun instant de cette vie si précieuse".
Toute la nuit, Cloé a entendu sa mère prier en lui essuyant le front. Cette sueur que Jeanne n'arrive pas à éponger, c'est toute la vie contenue dans son corps. Cloé le sait: elle a des tonnes de vie en elle. Rien ne peut épuiser cette réserve. Elle vit ! Cloé veut bouger ses jambles. Elle a du mal. Il lui semble qu'elles sont prises dans une gangue de béton. Pourtant, Cloé se sent légère. Là, sur le plafond, n'est-ce pas elle qui glisse sur la piste de danse ? Une jolie robe de taffetas moule son corps gracile. Cloé, féline, esquisse des pas, encore des pas. Cloé danse, Cloé vit donc ! Qui a dit qu'elle était malade ? Qui a parlé "d'état stable" ? Fadaises !
Léa regarde Cloé virevolter de bras en bras, changeant de cavalier à son gré. Elle profite d'une brève pose pour lui parler.
Une douleur fulgurante lui traverse l'estomac. Cloé se tord de douleur. Encore une de ces coliques qui ne la lâchent plus maintenant. "Diarrhées chroniques" a dit le docteur. Qu'importent ces diarrhées ! Elles font partie de l'autre monde, celui d'en bas, celui duquel Cloé ne veut plus faire partie.
Elle essaie de remuer ses doigts et ses orteils. Peuvent-ils encore s'émouvoir au son de la musique ? Oui ! Cloé s'entend chantonner des refrains à la mode en passant en revue les documents posés sur son bureau. Elle occupe un poste important dans une petite entreprise de fabrication de carreaux en ciment. Elle est chargée de centraliser les commandes et de veiller à leur livraison. Un poste de responsabilité !
Léa a fini ses études et est professeur d'Anglais au Lycée Classique d'Abidjan. Cloé a abandonné ses études. Elle a, cependant, obtenu ce poste en or. La vie lui sourit donc: belle voiture ! bel appartement ! Et tous les hommes à sa dévotion ! Il n'en faut pas plus pour le bonheur de la belle Cloé.
Les images défilent encore et encore. Cloé est toute émue.
Cloé avale péniblement les bouchées que Jeanne, sa mère, porte à sa bouche. Pourquoi s'évertue-t-on à l'alimenter ? Elle n'a aucune envie de nourriture. Les images du plafond lui suffisent. Là, elle mange, elle boit à satiété. Ne comprennent-ils donc pas qu'elle n'a plus besoin de leur nourriture ? Pour avoir la paix, elle se laisse faire. D'ailleurs, Cloé a trouvé une tactique: elle ferme les yeux. En effet, Jeanne pose la cuillère.
Elle s'est endormie. Je vais la laisser se reposer, dit Jeanne.
Forces ? Repos ? Que racontent-ils ? Frank doit venir la chercher pour aller au bal des Médecins de la Fonction Publique ! Cloé déjà est prête. Elle monte dans la BMW dont Frank referme la portière.
Cloé est si heureuse. Frank est l'homme qu'elle attendait, celui avec qui elle compte fonder un foyer rempli de rires.
Jeanne masse les membres endoloris de sa fille. La peau flétrie de Cloé est parsemée de boursouflures brunes. "Sarcome de Kaposi" a sussi dit le docteur. Jeanne pleure. Cloé demeure inerte, les yeux largement ouverts sur le monde qu'elle s'est fabriqué. Là, dans le plafond de plâtre, pas de bronchite aiguë ! Pas de diarrhée chronique, pas de sarcome de machin ! Pas de mots barbares ! Cloé est heureuse.
Heureuse, Cloé l'est vraiment. Frank est prévenant et aimant même s'il tarde à manifester son désir de se marier. Ils sont jeunes et ils ont toute la vie devant eux. Cloé attendrait le temps qu'il faudrait.
La grande saison des pluies est venue. Il pleut des journées entières. Le thermomètre descend. Cloé tombe malade. Une bronchite la tient clouée au lit pendant dix jours. Elle en sort abattue et méconnaissable. Une semaine plus tard, elle s'alite de nouveau. La bronchite se complique. Cloé rentre à l'hôpital. Depuis, c'est de courtes rémissions suivies par des périodes de crises aiguës. Cloé est sans cesse à l'hôpital.
Des analyses, encore des analyses. On ne trouve rien, lui dit-on. Cloé est encore à l'hopital. Jeanne et son mari, Albert Kivi, sont au chevet de leur fille. Ils savent.
Depuis combien de jours est-elle là ? Cloé ne sait plus. Depuis longtemps, trop longtemps. Une éternité ! Jeanne, aidée d'une infirmière, lui fait sa toilette. Cloé reste immobile. Elle ne veut pas bouger. Mais, a-t-elle encore la force de le faire ? Elle préfère ignorer son corps. Il n'existe plus, ce corps rongé par tous les maux de la terre.
"Pauvre Cloé ! Chaque jour, une maladie vient s'ajouter aux autres ! ", pense Jeanne en s'affairant autour de sa fille.
Le psychologue de la clinique est passé voir Cloé.
Cloé le laisse parler tout seul. Elle écoute, mais la voix se fait lointaine. Elle lui parvient comme venant d'un autre monde. Que dit-il ? Lutter ? Comment ? Peut-on lutter contre cette chose infâme ? Croient-ils tous qu'elle ne sait pas de quel mal elle souffre ? D'ailleurs, Cloé n'a pas le temps de penser aux sornettes que raconte le docteur. Elle est déjà dans son plafond où ses amis l'attendent. Ils sont tous venus la voir.
"Bravo Cloé ! " crie-ton de partout pour la féliciter de sa guérison. Elle est redevenue la Cloé d'avant. "Bravo" scande-t-on autour d'elle. Cloé est la reine de la fête. Elle voit tout cela dans son plafond. Tout le monde est dans la petite chambre. C'est samedi. On a ouvert une bouteille de champagne pour fêter sa prochaine sortie de l'hôpital.
Tu nous manques, Cloé ! Sors vite de l'hôpital. Les bals sont tristes sans toi !
C'était il y a six mois.
Sous l'oreiller de Cloé se trouvent ses plus chers trésors: une bague en or, dernier cadeau de Frank, une photo de ce dernier et plusieurs lettres de lui. Mais Cloé ne les regarde plus.
Un jour, Frank n'est plus revenu à l'hopital. Meurtrie, Cloé s'est refermée sur sa déception. Petit à petit, les amis aussi se sont faits rares. Léa s'est mariée. Cloé n'a pas été au mariage.
"Je pars en voyage pour un temps indéfini. Rétablis-toi vite. A bientôt. Frank." Cloé repense, mot par mot, le texte de la dernière carte que lui a adressée Frank. La carte accompagnait un bouquet de glaïeuls roses, ses fleurs préférées. Cloé sent encore leur enivrant parfum. Elle regarde le plafond et se voit au mariage de Léa. Elle y est. C'est Cloé qui se marie !
Cloé est en robe de mariée, une somptueuse robe de soie ivoire toute brodée de perles nacrées. La longue traîne de la robe, portée par une multitude de petits enfants vêtus de rose pastel et de bleu ciel, se perd dans l'infini. L'orgue retentit sous la voûte de la Cathédrale Saint-Paul du Plateau. La Chorale d'Abidjan entonne des cantiques en latin. Cloé s'avance, sous le regard de l'assistance émerveillée par sa prestance. Au pied de l'autel, l'attend Frank, si parfait dans son costume sombre à reflet argenté. Cloé a les larmes aux yeux. Frank lui tend les bras. Cloé retient l'envie de courir se jeter dans ses bras. D'un pas mesuré, elle le rejoint. L'autel croule presque sous le poids des fleurs, des glaïeuls, partout des glaïeuls. Cloé reprend le refrain des cantiques.
Inlassable, Jeanne prie au chevet de sa fille. Soudain, elle l'entend entonner des cantiques. Alors, Jeanne éclate en sanglots. Cloé continue à chanter, les yeux fixes.
C'était il y a trois mois.
Dans la chambre de Cloé, on ne voit plus que ses parents et Léa, sa meilleure amie. Jeanne semble avoir vieilli de vingt ans. Albert Kivi ne cache plus sa douleur. Il pleure, sans honte.
Elle y voit Frank, un Frank amoureux et souriant. Il remplit le plafond tout en entier.
"Pourquoi parlent-ils ? Je veux être seule avec Frank, mon mari", se dit Cloé en fronçant les sourcils, contrariée par la présence du docteur.
Cloé voit Frank s'éloigner, il disparaît dans la trame du plafond. Cloé a le coeur serré. A cause d'eux, Frank est parti. Pourquoi ne la laisse-t-on pas tranquille ?
C'était il y a deux mois.
Cloé a beau fixer le plafond, Frank n'y apparaît pas. Elle contemple le plafond blanc, elle scrute les motifs beiges qui le bordent. Rien. Tout d'un coup, elle voit apparaître le visage de son médecin traitant, le Docteur Joël Koffi, un ami de Frank. C'est impossible ! Le plafond est réservé à ses amis, à ceux qu'elle veut y voir. Que fait le docteur dans "son plafond" ? Il n'a pas le droit d'y entrer ! Cloé veut le chasser. Jeanne, voyant sa fille s'agiter dans son lit, la calme en lui parlant doucement.
Cloé se détend et écoute. Non, le docteur n'est pas dans son plafond, il est en bas, dans la chambre et lui parle.
Le docteur parle. Cloé l'entend mais ne l'écoute pas. Elle refuse de l'écouter. De nouveau, elle le voit dans "son plafond". Cloé voit son visage brillant de sueur, ses yeux enfoncés dans leurs orbites derrière les lunettes coûteuses. Sa bouche prononce des mots incompréhensibles, des mots trop savants pour elle, comme s'il voulait enrober sa maladie dans un emballage de fête pour lui faire accepter plus facilement son état. Elle voit la bouche grandir, devenir menaçante, les dents semblent vouloir sortir de leur abri pour la mordre, la manger. C'est cela, son mal, c'est cette bouche grimaçante.
Avant de rencontrer le docteur, elle avait juste une petite bronchite, une banale bronchite. Rien de sérieux, elle le sait. Maintenant, c'est d'un mal terrible qu'elle souffre. C'est la bouche qui l'a dit, elle lui a communiqué ce mal. La bouche du docteur a prononcé le verdict la condamnant au terrible mal.
C'était il y a un mois.
Après le départ du docteur, Cloé s'est fermé les oreilles, elle a fermé les yeux. Elle a parfois peur de regarder le plafond. Il n'est plus son domaine privilégié, puisque des intrus y font maintenant irruption, des gens qu'elle ne veut pas y voir. Cette maladie lui prendra-t-elle tout ?
Jeanne regarde les maigres bras de sa fille. Il ne reste plus grand chose de la beauté resplendissante de Cloé. Son corps inerte sur le lit ressemble à celui d'une vieille femme. On a du mal à croire qu'elle fût un jour la Miss Elégance de Treichville. Jeanne lui a noué un foulard sur la tête pour cacher les touffes éparses de cheveux qui lui restent. En six mois, la maladie a fait des ravages dans le corps de la jeune femme, lui enlevant toute sa beauté et son dynamisme. Jeanne était au courant de la terrible vérité depuis le début. Elle a demandé qu'on ne dise pas la vérité à sa fille. L'espoir nourrit l'homme, dit-on. Un miracle peut se produire. Jeanne se cache pour pleurer mais elle reprend toujours son entrain pour s'occuper de sa fille. Cloé ne lui parle plus. Jeanne a l'impression de veiller sur une dépouille mortelle.
Jeanne se demande ce qui se cache derrière ces paupières fermées, derrière ces yeux quelques fois grands ouverts sur un monde inconnu d'elle. Dans quel monde s'est réfugiée sa fille ?
Soudain, Cloé se redresse presqu'entièrement dans son lit.
Jeanne a froid dans le dos. Elle retient ses larmes pour serrer sa fille contre elle et lui parle doucement.
C'était il y a trois semaines.
Pourquoi tant de bruit ? Cloé sent qu'on la touche. Elle a l'impression qu'on la tourne dans tous les sens. Ne peuvent-ils pas la laisser en paix ? Elle n'a rien demandé. Elle veut seulement rire et danser avec ses amis du plafond. Pourquoi tant de monde dans sa chambre ? N'a-t-elle pas droit à l'intimité ?
Cloé reste des heures entières les yeux fermés. Le plafond, son refuge, ne lui appartient plus totalement. D'autres personnes y viennent maintenant, des gens qu'elle s'efforce de ne pas voir. Heureusement, à certains moments, il est tout à elle. Alors, elle ouvre les yeux le plus grand possible, les écarquillant pour emmagasiner tout ce qui fait son bonheur.
Cloé se regarde dans le grand miroir de la salle de séjour. Frank l'observe par-dessus son journal. Sa petite robe de coton laisse deviner un ventre légèrement bombé. Cloé caresse avec tendresse son ventre.
La main de Cloé s'agite sous les draps. Elle se palpe le ventre, le touche. Jeanne lui prend la main et la caresse. Elle a entendu les paroles que sa fille vient de prononcer. Elle pleure. Pauvre Cloé ! Connaîtra-t-elle un jour les joies de la maternité ?
"Dieu est bon et juste. Que sa volonté soit faite" !
C'était il y a deux semaines.
Depuis quelques jours, Cloé ne bouge presque plus. Sa respiration est presqu'imperceptible. Jeanne doit se pencher sur elle pour essayer de capter un signe de vie. Son vieux chapelet ne la quitte plus. Elle prie. Son époux est près d'elle. Tous deux veillent sur leur fille. Cloé a les yeux clos. Elle n'a plus besoin de fixer le plafond pour le voir. Il est là, tout plein d'elle.
Cloé voit une bande de jeunes courir vers elle. Tous se mettent l'embrasser, à la féliciter. C'est la fête promise. Ils sont donc revenus ! Et Frank est avec eux.
Cloé danse, s'étourdissant de musique. Fatiguée, elle court s'asseoir dans un fauteuil où la rejoint Frank. Elle le regarde dans les yeux et soudain, se met à crier.
Sous leurs yeux, Cloé change. Ses cheveux tombent, elle maigrit. Ses vêtements flottent autour de son corps squelettique. Elle a du mal à se tenir debout et s'agrippe à Frank qui la repousse. Cloé éclate en sanglots.
Tous la regardent avec dégoût. Ils ont peur d'elle. Elle n'est plus une des leurs. Tout d'un coup, tous se mettent à courir dans tous les sens pour fuir l'endroit maudit.
C'était il y a une semaine.
Léa s'assoit près du lit de Cloé. Le visage amaigri de celle-ci semble tourmenté par un rêve sans fin. Tantôt, elle éclate de rire, tantôt des larmes inondent son visage blême. Léa ne peut pas retenir ses propres larmes. Elle pleure d'impuissance devant le sort de son amie. Cloé n'a que vingt-trois ans. Est-il juste de mourir à vingt-cinq ans ? Mourir sans avoir rien accompli ? Mourir d'avoir trop aimé la vie ?
Cloé se sent seule et abandonnée de ses amis. Ils ont tous déserté le plafond. Un vide immense envahit le coeur de Cloé. Elle se sent fragile, vulnérable. Sa maladie, elle veut bien l'accepter. Tout est supportable quand on se sent soutenu et aimé. C'est horrible de se sentir seul, abandonné. C'est la mort. En fait, mourir, c'est ça: se retrouver seul. Maintenant que le plafond est vide, que lui reste-t-il ? Rien que du plâtre, pâle et commun. Mais voilà que surgit, une fois de plus, la face luisante du docteur Joël Koffi.
Cette fois-ci, elle entend clairement la phrase. Cloé a le SIDA. Quatre lettres terribles. Elle a écouté jusqu'au bout sa condamnation à mort. Bien entendu, le docteur lui a parlé des différents traitements, des progrès de la recherche. Mais en clair, Cloé a compris que pour elle, il n'y a plus de projets, plus d'avenir ! Pourquoi considère-t-on le SIDA comme le mal de la honte ? Il ne lui suffit pas d'être malade, il lui faut aussi affronter la disgrâce et la honte. Cloé connaît la nature de son mal depuis trois mois, un mal qu'elle avait réussi à fuir en se réfugiant dans son plafond. Abandonnée et trahie, Cloé, les paupières closes, médite les paroles du docteur: être courageuse !
Léa prie en compagnie de Jeanne et d'Albert, les parents de Cloé. Cloé tient entre ses mains à la peau ridée un chapelet en ivoire. Un frémissement parcourt de temps à autre ses lèvres. Un sourire amer s'y dessine. A quoi pense Cloé ? O� est-elle ? Jeanne contemple avec douleur le pauvre petit corps recroquevillé sur lui-même. Est-ce tout ce qu'il reste de la splendide jeune fille qu'elle a été ? Elle donnerait sa vie pour la voir redevenir ce qu'elle était. Mais que peut faire une mère devant un tel malheur ? Aimer, continuer à aimer l'enfant qu'elle a mis au monde et prier Dieu.
En effet, Cloé sourit en pensant à la tête qu'a dû faire Frank quand son ami, le docteur Joël Koffi, lui a fait part de l'état de santé de Cloé. Tel qu'elle le connaît il a dû se dépêcher d'aller faire les tests de dépistage les plus sophistiqués. Pauvre Frank ! Il doit la maudire de l'avoir exposé à la mort. Est-elle vraiment coupable ? Qui est coupable ?
Le vent a dû vite emporter la nouvelle dans la ville. Un souffle de panique s'est emparé d'Abidjan. Cloé sourit cyniquement en pensant aux visages terrifiés de ses amants de circonstance. L'un d'entre eux lui a transmis le maudit virus. A son tour, elle l'a, sans doute, offert à certains de ceux qui ont cru à une bonne fortune en ayant une aventure avec elle. Quelle ironie ! Elle entend la nouvelle se répandre de maison en maison.
"Vous savez quoi ? Cloé Kivi a le Sida."
Avoir le SIDA: c'est mourir avant même de mourir. Cloé a beau crier;, appeler ses amis, ils sont tous partis. Parce qu'elle a le SIDA, elle n'est plus leur Cloé. Ils ont peur. Le visage méconnaissable de Cloé s'inonde de larmes.
C'était hier.
A la demande de ses parents, on a débranché tous les appareils qui reliaient encore Cloé à la vie.
Le plafond s'anime, tout d'un coup. Cloé voit des visages. Ils rient. Elle les reconnaît. C'est bien Thierry qui la regarde avec cet air narquois ? Est-ce lui qui lui a inoculé le venin mortel ? Non, c'est Salifou, il rit plus fort que les autres. Et Hubert qui la montre du doigt ? Ou alors est-ce Kossi qui lui adresse un geste menaçant ? Roger lui fait un clin d'oeil entendu. D'autres s'avancent et tous l'entourent. Ils se moquent de ses rêves brisés. Cloé n'a pas peur, elle veut les affronter tous.
Mais voilà que surgissent Jeanne et Albert Kivi. Ils menacent les visages, les pourchassent. Cloé voit le regard plein de tendresse de sa mère, les yeux compréhensifs de son père. Mais elle est fatiguée, épuisée. Elle ne veut plus rester dans le plafond. Ce n'est plus son refuge contre l'impitoyable réalité. Elle ferme les yeux et se laisse glisser dans les ténèbres.
C'est aujourd'hui.
© Micheline Coulibaly
Pauvre Cloé ! Elle ne peut pas nous voir, dit une voix.
Elle ne le veut pas, murmure une autre voix.
Laissons-la se reposer, intervient une troisième voix.
Des voix anonymes, des voix étrangères. Cloé devine l'efferverscence qui règne dans sa chambre. Allongée sur son lit, elle a les yeux résolument fixés au plafond. Ne rien voir d'autre que ce plafond et la vie qu'elle y dessine de ses yeux fiévreux. Le plafond est blanc comme une page vierge. Cloé peut y imprimer tout ce qu'elle veut au gré de sa volonté.
C'était il y a très, très longtemps.
Les choses sérieuses, c'est pour plus tard. Je veux profiter de la vie avant que les années ne ternissent ma beauté. Il n'y a rien de plus triste que la vieillesse, dit Cloé en éclatant de rire quand Léa, son amie, lui reproche son enthousiasme démesuré pour les fêtes.
On est ici avant tout pour étudier.
C'est vrai, mais on est jeune et on doit s'amuser aussi, ne l'oublie pas ! la reprend Cloé en éclatant de ce rire qui fait fondre les coeurs les plus endurcis.
Son état est stable. Avisez-moi s'il y a du changement. Qui parle ? Non, Cloé ne veut pas baisser les yeux sur le monde sordide qui l'entoure. Elle se raidit et tend son cou à le rompre vers le plafond, vers son refuge. Elle s'y sent si bien. Elle revoit sa couronne. Une couronne de faux diamants. Tout est faux dans ce monde, n'est-ce pas ? Faux comme la beauté, faux comme la jeunesse ! Tout s'échappe un jour ou l'autre, tout ! Comme la vie qu'elle sent s'échapper petit à petit de son corps. Tout est faux dans leur monde. La preuve, elle est là, couchée dans ce lit anonyme de l'hopital de Treichville.
N'as-tu pas envie de tomber amoureuse ? lui demande Léa.
Moi ? Tu rigoles ! Cela n'arrivera pas ! J'y veille.
C'était il y a trois ans.
N'as-tu pas envie de te marier ? lui demande-t-elle.
Le coeur change si vite, qu'y puis-je ? rit Cloé.
Incroyable Cloé ! Et l'amour dans tout cela ?
L'amour, c'est un grand mot vide de sens. Tout ce que je sais c'est qu'il ne faut pas rester trop longtemps avec le même homme. L'habitude provoque les complications.
Alors, tu ne comptes pas te marier !
Plus tard, peut-être !
Ce sera peut-être trop tard ! J'ai peur pour toi à cause de toutes ces maladies horribles.
Maladies ? C'est pour les pauvres. Je ne fréquente que les gens financièrement assis et qui dit aisance, dit santé.
Aisance peut aussi dire légèreté. Alors, tes gros bonnets ne sont pas à l'abri des maladies.
Trouble-fête ! Oiseau de mauvais augure ! répond cloé.
C'était il y a deux ans.
Léa, je suis amoureuse et je veux me marier.
Pas possible ! Toi Cloé ? Qui est-il ? Que fait-il.
Beau, trente ans, un mètre quatre-vingt, médecin, BMW.
Je parle de son caractère, de ses aspirations !
Il m'aime et je l'aime.
Cela ne suffit pas, Cloé. Prends le temps de le connaître !
En matière d'homme, qui peut me donner des leçons ?
Le mariage est une chose sérieuse. Moi, j'ai décidé de mieux connaître Joseph avant de m'engager, explique Léa.
Et la spontanéité ? Et la magie de la fantaisie ?
C'était il y a tout juste un an.
Elle doit manger plus pour reprendre des forces ! dit Albert Kivi, son époux.
Aimer et être aimée ! Léa, je suis folle de bonheur.
Je suis contente pour toi. Frank va t-il t'épouser ?
Je l'espère de tout mon coeur.
Que pense-t-il de ta vie passée ?
Il a les idées larges et accepte celle que je suis.
Il peut avoir l'esprit large pour les autres, mais peut-être pas en ce qui concerne sa fiancée. Notre société est ainsi faite. On pardonne aux hommes leur légèreté, pas aux femmes.
Frank m'aime et m'épousera.
Je l'espère ! Je veux que tu sois heureuse.
Je le suis !
C'était il y a dix mois.
Je vais bientôt quitter cet affreux lit, maman.
Oui, Cloé chérie. On va très bientôt rentrer chez nous.
Mes amis ont promis d'organiser une grande soirée en mon honneur quand je serai guérie.
Quelle chance tu as, Cloé. Tous tes amis viennent te voir. Et je crois que ce Frank t'aime beaucoup.
C'est encore un secret, maman. On va se marier.
C'était il y a huit mois.
Réagis, Cloé ! Ton corps a besoin de ta tête pour reprendre le dessus. Pourquoi cette résignation ? T'avoues-tu vaincue avant même d'engager la lutte ?
Nous devons accepter le destin, dit-il à sa femme.
Mon unique fille ! Quel malheur ! se lamente Jeanne.
Cloé fait semblant de ne pas entendre les plaintes de sa mère. Elle a choisi son destin: le plafond.
Je t'aime, mon petit démon !
Moi aussi je t'aime, mon grand démon !
Cloé éclate de rire. Sa mère accourt, affolée.
Cloé ! Que t'arrive-t-il ? demande-t-elle.
Cloé continue de rire. Jeanne, affolée, appelle le médecin. Cloé rit de bonheur car Frank est à ses côtés. Frank la prend dans ses bras. Elle sent son coeur battre à tout rompre.
Docteur, ma fille délire. Elle ne réagit pas à mes questions, pleure Jeanne.
Son état est le même, dit pour la rassurer le docteur.
Faites quelque chose, docteur ! supplie Jeanne.
Tout a été fait. Laissons le traitement agir, dit le docteur en examinant le dispositif de la perfusion de Cloé.
Tout va bien, Cloé. Calme-toi, ma petite fille.
Vous êtes très malade, mademoiselle. Il va falloir être très courageuse. La réussite du traitement dépend aussi de vous.
Maman, pourquoi cette vieille femme est-elle dans mon lit ? Je veux me coucher, crie Cloé.
J'ai chassé la vieille femme, ma petite fille. Personne ne te dérangera. Couche toi.
Notre premier enfant, dit-elle à Frank.
Le premier de tant d'autres ! répond Frank.
Si c'est un garçon, il s'appelera Emmanuel. Je veux qu'il ressemble à son père.
Je suis sûr que c'est une fille et elle sera belle comme sa mère. Nous l'appellerons Emmanuelle, dit Frank.
Vous êtes formidables, leur dit-elle.
C'est toi qui est formidable d'être guérie.
Je suis gravement malade ! Je le vois dans tes yeux.
Ses cris alertent les autres qui accourent.
Cloé est gravement malade. Voyez comme elle a changé.
Cloé a une maladie contagieuse ! Allons-nous-en !
Les yeux pleins de larmes Cloé les voit l'abandonner à sa maladie, sa terrible maladie.
Mademoiselle, vous devez être très courageuse.
C'était il y a trois jours.
Il y a si longtemps qu'elle est partie ! explique t-elle.
Elle était si confiante, si brave au début, ajoute Albert.
Cloé se raidit dans son lit. Elle gémit. Sa mère la prend aussitôt dans ses bras. Mais Cloé est déjà loin, très loin.
Vous ne me faites pas peur ! Je me suis servie de vous, c'est terminé maintenant ! Allez-vous-en ! leur crie-t-elle.
Tu crois t'être servie de nous ! répondent-ils. C'est nous qui nous sommes servis de toi. Nous t'avons tous volé quelque chose: ton innocence, ta jeunesse, ta beauté, ta santé, ta vie. Nous t'avons tout pris. Il ne te reste plus rien ! rient-ils.
Tu n'as plus rien, ajoute Frank qui se joint à eux.
Mexico, mars 1997
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Created: 12 March 1997
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