Manoir de bambou Deux extraits d'un roman inédit de Lydie Dooh Bunya 1997 |
La fête battait son plein. Maurice Essombé et Madame, née Tik'a Bil'a Mikano, célébraient leurs noces d'argent. Vingt-cinq ans de rêve et de bonheur, déclarait sans désemparer Maurice Essombé. Personne ne comprenait. Le rêve et le bonheur, cette union sans progéniture ? Mbamb'Elombi(*) surtout, la mère de pap'Essombé, en avait gros sur le coeur. Elle maudissait sans cesse sa bru, ce ventre stérile, comme elle aimait à la désigner. A cause d'elle, le fils préféré de Mbamb'Elombi quitterait la terre pour retourner auprès des ancêtres sans avoir laissé de trace chez les vivants. Une intolérable malédiction.
Maurice Essombé s'aventura un jour à accuser les ancêtres, comme ça, pour voir la réaction de sa mère. "C'est sûrement eux qui ont rendu ma couche inféconde." De saisissement et d'indignation, la vieille dame faillit passer l'arme à gauche, et rejoindre illico lesdits ancêtres. Quelle monstruosité son fils n'avait-il pas osé proférer là ! Pour sûr, cela allait leur attirer des malheurs. Est-ce que les aïeux faisaient des choses pareilles ? Bien sûr que non. Au contraire ! "Regarde ton frère aîné. Quatorze enfants déjà ! Sa première femme neuf, et la seconde cinq ! Ta soeur puînée en est à son huitième ! Ta soeur cadette vient de donner le jour à son cinquième ! Quant au plus jeune de tes frères, son quatrième est en route ! Pourquoi les ancêtres ne les ont-ils pas rendus stériles, eux ?
Mbambé : Aïeul(e) = (grand), (dans grand-père ou grand-mère). Mbamb'Elombi = grand-mère Elombi.
(*) Document écrit par lequel les maris répudient leurs femmes.
La semaine suivante, des parents accoururent des quatre coins de Douala. Incessant défilé. Les cousins de Bonewonda, les tantes de Bonangang, l'oncle Ekoka de Bwadibo, avec femmes et rejetons. La fête. Bombances et beuveries. La fête. Danses et chants. La fête. Ivresses. La fête. Le fils, le frère, le cousin, le neveu, le petit-fils breveté était revenu de l'Occident des blancs.
© Lydie Dooh Bunya
- Et si c'était parce que tu les aimes bien moins que moi, maman?
- Je te demande d'éviter ce genre de plaisanterie lorsque nous abordons un sujet aussi sérieux, Essombé. Et crache par terre pour conjurer le mauvais sort. Ne profère plus jamais de telles énormités, tu m'entends ? On ne se moque pas de la mémoire des ancêtres. Ah, cette femme ! Car je sais que c'est elle qui est à l'origine de tes extravagances et de tes errements. Tu ne me l'enlèveras pas de la tête.
- Et comment peux-tu en être aussi certaine ?
- Tes tantes et moi "sommes sorties", et "nous avons marché."
- Evidemment ! Et vos charlatans vous ont dit de ma pauvre Cécile pis que pendre, comme de bien entendu. D'autant plus que vous n'avez pas dû vous faire prier bien longtemps pour les mettre sur la voie, sur votre voie, est-ce que je me trompe, maman ? Ils sont si forts pour vous tirer les vers du nez, ces charlatans ! et vous, si naïves et si faciles à manipuler !
- Je veux que tu prennes une autre femme, Essombé, une femme prolifique.
- Tu veux, tu veux ! C'est vite dit, maman. Oublies-tu donc que l'Eglise réprouve la polygamie ? Je tiens à rester en son sein, moi. D'ailleurs, Eglise ou pas, maman, je ne me vois pas du tout à la tête de deux épouses, oh non, Dieu m'en garde !
- Qui t'a parlé de deux épouses ? Tu répudies la stérile et lui délivres un "document de liberté" (*) et puis c'est tout.
- Non, maman.
- Ai-je bien entendu ? Tu m'as bien dit non, maman ? Ah, Essombé, tu me tueras, tu auras ma mort sur la conscience. C'est tout ce que tu vas y gagner.
- Mais non, maman. Tu sais bien que tu ne mourras pas simplement parce que j'aurai refusé de répudier ma chère Cécile; mais seulement parce que ton jour sera arrivé, que ton heure aura sonné, que notre Père Céleste t'aura appelée auprès de Lui, voilà tout. Tu as trente-et-un petits-enfants, maman; et moi trente-et-un neveux et nièces. Occupons-nous d'eux, et remercions notre Dieu de tant de dons.(*)
- Le voyant avait raison, cette femme t'a vraiment ensorcelé. Elle t'a fait manger quelque chose et t'a envoûté. Et te voilà devenu un simple jouet entre ses mains, le prisonnier d'un ventre stérile.
- Les soeurs de Tiki sont aussi fécondes que les miennes, maman; et ses frères n'ont rien à envier aux miens. Si le destin a voulu que ma femme et moi soyons les exceptions de nos deux lignées si prolifiques, nous devons nous incliner, c'est tout.
- C'est elle qui est stérile, pas toi. Stérile, toi, le petit-fils de Mil'a Kùmba et de Sip'Elambi ? Un homme stérile ? Oui, cette femme t'a bel et bien mastiqué, avalé et digéré.
- J'ai pris deux enfants à chacun de mes frères et soeurs qui en ont le plus, et un à chacun des autres, pour m'en occuper. En même temps que cela les soulage, cela nous procure aussi, à ma femme et à moi-même, d'immenses joies. Nous nous considérons comme les heureux parents de six enfants. Cette Cécile dont vous ne dites que du mal les aime comme s'ils étaient ses propres enfants. Elle s'occupe à la perfection de tes petits-enfants, maman. Regarde ce qu'est devenu Toby. Quant à Blanche-Adèle, sa soeur, elle marche tout aussi bien dans ses études, une vraie bénédiction. Alors, s'il te plaît, maman bien-aimée, oublie cette affaire de seconde épouse, je te le demande; je ne m'y ferai jamais.
Parce qu'il avait été un enfant très maladif et chétif, sa mère n'avait pas su cacher son faible pour Maurice Essombé. Qu'il soit devenu par la suite cet homme costaud n'avait rien changé. Lui-même avait pour sa mère et tendresse et vénération. Seule séparait la mère et le fils cette question de seconde épouse. Toute la famille ou presque s'était liguée pour disloquer le ménage. En vain. Certains les désignaient ironiquement sous le sobriquet de "couple du siècle". Qu'importe, Maurice Essombé n'avait pas cédé. Mam'Elombi s'était lassée. Son fils n'était plus un vrai homme. La stérile en avait fait une mauviette. "A présent, disait-elle à chacun, je ne fais plus que le regarder avec mes yeux que tu vois là."
Maurice Essombé et sa femme pétaient des flammes. Ils n'avaient pas fini de dérouter leur monde. A leur âge, normalement, le bonheur s'évaluait au nombre d'enfants, à l'avancée de ceux-ci dans leurs études, à la nature prestigieuse de ces dernières, au nombre de ces enfants déjà en France, à leur prochaine entrée dans des carrières glorieuses, au souvenir de l'étalage de fortune lors des noces d'au moins un de ces rejetons, à l'imminente arrivée de petits-enfants, aux préparatifs déjà en marche du baptême de ces adorables petites créatures, au choix judicieux de leurs futurs parrains et marraines. Or, Maurice Essombé et Madame, née Tik'a Billé Cécile prétendaient donner l'image de la plus parfaite félicité sans tous ces attributs consensuels. Une gageure.
Fidèle avait d'emblée adoré son chef de service. C'était le père qu'elle eût aimé avoir. Elle l'appelait pap'Essombé, à la demande de celui-ci, et pour sa plus grande joie à elle. L'affection était réciproque. Cette enfant plaisait effectivement à Maurice Essombé. Le prochain mariage de la jeune secrétaire avec Toby ferait d'elle, pour lui-même et sa femme, une fille attachante.
"Jeunes gens, je vous enlève quelques instants votre collègue; Fidèle ?
La jeune fille suivit son patron à l'écart.
- Je n'arrive pas à percer à jour un petit mystère qui, pour être un mystère, n'en trotte pas moins dans ma tête. Alors, plutôt que de me perdre en conjectures, je viens à la source.
- De quoi s'agit-il, papa ?
- Pourquoi n'as-tu jamais voulu qu'on prenne contact avec ton père ? Un jour comme celui-ci, j'aurais aimé le voir venir de Douala pour être ici avec nous. Nous allons désormais former une seule et même famille.
- Je n'ai pas de papa. Et la personne qui en eût tenu lieu est décédée. Tous les autres qui gravitaient autour de maman à Douala sont des parasites et des profiteurs, et le seul lien qui nous unit, eux et moi, c'est ma haine pour eux.
- Fidèle !
- Oui, papa ?
- Je ne te comprends pas. Tu n'as pas de papa ? Et M. Jabea ?
- Je n'ai plus de papa serait plus juste, c'est vrai. Jabea est mon propre nom; lorsque je suis venue au monde, ma mère et ma grand-tante m'ont appelée Kedi Jabea Fidélia.
- Ah, je vois.
- Je suis en fait une enfant posthume. Mon père s'est noyé à la pêche bien avant ma naissance. Ma mère n'était enceinte de moi que depuis quelques mois. Elle-même avait à peine une quinzaine d'années. Elle m'a élevée seule en exerçant mille petits commerces. Fillette, je désirais devenir maîtresse d'école. Quant à ma mère, elle me voyait plutôt pharmacienne. Vous connaissez le résultat. Des études de secrétariat de direction à Paris après mon bac, deux années en Angleterre et dix-mois en Allemagne. Si vous saviez comme ma mère a peiné, pap'Essombé !
- Es-tu au courant des bruits qui courent ?
- Des bruits ? Quels bruits, papa ?
- A propos de ta prochaine affectation.
- On va me déplacer ? Me changer de service ?
- Eh oui, ma fille, bientôt.
- C'est vous qui voulez vous séparer de moi, papa ? Je ne vous donne pas entière satisfaction ?
- Tu sais bien que ça ne dépend pas de moi, Fidie, sinon, la question ne se serait même pas posée. Non, non, ma fille, l'injonction vient de plus haut.
Dans la voix de Maurice Essombé, des regrets à peine dissimulés côtoyaient une grande amertume. Fidèle s'assombrit.
- Après tout, c'est ma faute, fit Maurice Essombé; je n'avais qu'à ne pas tant vanter tes mérites, à ne pas tarir d'éloges à ton sujet. Je voulais secrètement qu'on t'augmente, voilà ce que j'ai gagné, être separé de toi. Mais ne fais pas cette tête, Fidie. Il faut considérer le bon côté de cette histoire. Tu montes en grade en devant ton avancement à toi-même, à ta compétence ainsi reconnue ; et ce qui ne gâte rien, ton traitement va être sensiblement revu à la hausse. Ce qui est tout à fait bon pour votre futur ménage. Ça compte, tout ça, non ? De plus, ta mère va être extrêmement fière de son adorable petite fille. Je suis content d'avoir eu à t'annoncer moi-même cette nouvelle, et j'aurais aussi aimé la porter à Bonnie, mais je te laisse ce plaisir. Ah, je vois ma femme qui me fait de grands signes là-bas. Je vais la rejoindre ; et toi, continue de t'amuser. Hé ! souris ! c'est une excellente nouvelle !
Fidèle était perplexe. Elle ne savait si elle devait se réjouir ou se désoler. Bien entendu, une notable augmentation de son traitement n'était pas pour lui déplaire. Mais devoir cela à la blessure qu'allait être son départ du service de son pap'Essombé, à sa séparation de cette ambiance chaleureuse, cordiale, pour tout dire, familiale, tout cela l'angoissait. Elle fit signe à Toby et l'entraîna à l'écart.
La mère de Lemb'a Komé avait son plan. Elle entreprit des sondages. A la seule question, une réponse unanime. Elle s'en fut transmettre les résultats du sondage à qui de droit.
Le dimanche soir venu, les mâles de la famille se réunirent. Et comme ils avaient besoin d'un public sur mesure, un auditoire adéquat acquis à leur dévotion, les femelles du clan furent conviées à assister au conseil de famille en observatrices muettes de ces viriles palabres.
"Mon fils, commença papa Komé en ouvrant le feu, tu avais voulu te rendre à l'Occident des blancs. Voilà qui est fait. Et Dieu a permis que tu traverses les océans sans encombre, à l'aller comme au retour; que tu nous reviennes sain et sauf, et nous trouves en vie, à l'exception de ton père Essiben qui nous a quittés - Dieu ait son âme, et que les ancêtres l'accueillent. Nous en rendons grâce au Très-Haut. Et nous remercions aussi les ancêtres qui ont veillé sur toi.
" A présent, te voilà de retour. Et moi, je me fais vieux. C'est déjà une chance que tu m'aies retrouvé. En tout cas, je ne tiens pas à rejoindre nos aïeux sans avoir fait sauter sur mes genoux mon petit-fils. Maintenant que te voilà de nouveau parmi nous, revenu de cet Occident des blancs où tu es resté de longues années, et as vu tant de choses extraordinaires, en un mot comme en cent, il faut que tu prennes femme. Tout le monde est là, et tous sont de cet avis : tes pères de mon côté comme ceux du côté de ta mère, tous ceux qui vont participer à l'achat de ta femme.
" Ton "Mola" Ekoka nous a appris que tu as rendu mère une fille de Bwadibo. Pourquoi nous l'avoir caché ? En ton absence, nous en aurions pris soin. Avec ce que tu nous envoyais, nous l'aurions pu. Hélas, tu ne nous avais rien dit, et à présent, la voilà disparue de Bwadibo corps et biens, sans laisser de trace. Comment ferons-nous pour mettre la main sur elle ?
- Pourquoi faire ?
- Comment pourquoi faire ? Ne désires-tu pas la retrouver ?
- La retrouver ? Mais pourquoi ?.
- Et ta fille ? Comment feras-tu pour la reconnaître si tu ne retrouves pas sa mère ?
- Je n'en ai pas la moindre intention. Et une fille de surcroît, tu parles !
- Tu ne veux pas reconnaître ton enfant ?
- Absolument pas. Si encore ç'avait été un fils, je ne dis pas, mais ... ...
- J'en suis très peiné. On ne laisse pas ainsi son sang dans la nature. Je vais la rechercher, moi.
- Mais non, papa.
- C'est ma petite-fille, tout de même ! Nous n'avons pas l'habitude de ...
- Rien ne prouve que c'est ma fille, papa, laisse tomber.
- Ah, toi, je te connais, tu as déjà une autre fille en tête.
- Même pas.
- Eh bien alors ? Explique-toi, explique-nous.
Lembé bouillonnait. C'était donc ça, tous ces conciliabules ! Cette mascarade l'exaspérait. Bien joli, ce folklore ! Mais quoi ! Qui donc se mariait, eux ou bien lui ? C'était bien lui ? Alors, pourquoi s'excitaient-ils tous ? Son avis là-dedans, il comptait pour de l'huile de palme ou pour du beurre de karité ? Epouser Bonnie ! N'importe quoi ! Ni à Pâques, ni à la Trinité ! Le laisser libre du choix de l'heure et de l'objet de son amour, ça leur aurait supprimé leur tabac ou leur vin de palme ? Il n'y avait pas le feu, tout de même ! Prendre un peu de bon temps, c'était trop demander ? Qu'importe ! c'étaient ses oignons à lui ! Point final ! Bonnie ? Des clous !
- Je ne te comprends absolument pas, poursuivait papa Komé qui suivait son idée. C'est important, un enfant. On ne sait jamais ce qu'il peut devenir plus tard, et de quoi on se prive en le repoussant. Et si tu n'en avais pas d'autre ?
- Il sera toujours temps de s'occuper de ça, s'il le faut, papa. Pourquoi tant de précipitation ?
- Après tout, tu as raison, mon fils; c'est toi qui sais ce que tu veux. En fait, ça nous laisserait même plutôt les coudées franches. Car, écoute-moi bien, nous, nous avons en vue quelqu'une pour toi. Pas loin d'ici, ta mère a repéré une fille fort courageuse. Elle est très obéissante et très soumise et tout et tout. C'est une fort bonne ménagère. De plus, elle excelle dans les travaux des champs. Depuis un an et demi environ, nous l'observons. Une vraie perle ! Et nous avons pris nos renseignements. Elle n'est pas n'importe qui. Elle s'appelle Ndedi. C'est une Abo(*) de Mangamba, placée chez des voisins pour sa formation ménagère. Ta mère et moi l'estimons beaucoup. En ton absence, elle nous a rendu de notables services. Et nous avons décidé qu'elle sera pour toi une très bonne épouse. Une...
- Je ne la connais pas, papa, coupa Lemb'a Komé.
- Tu ne le pouvais pas, bien sûr, elle est arrivée ici après ton départ.
- Je ne tiens pas à épouser une inconnue, papa.
- Elle n'est pas une inconnue. Ta mère, tes frères, tes soeurs et moi-même la connaissons, Max. Tu peux absolument te fier à nous, mon garçon. Rameau d'une famille tout ce qu'il y a de prolifique, du côté de sa mère comme de celui de son père, elle nous donnera de beaux et solides enfants.
- Excuse-moi, papa, mais malgré toutes les qualités de Ndedi et l'extrême fécondité de son clan, ce n'est pas une femme pour moi, et je ne puis l'épouser.
- Mais pourquoi, bon sang ?
- Je ne la connais pas, je te dis, je ne l'ai jamais vue.
- La belle affaire ! Et moi, crois-tu que je connaissais ta mère avant de me marier avec elle ? L'avais-je vue une seule fois ? Tu auras tout le temps de connaître Ndedi lorsque vous serez mariés. D'ailleurs, qu'à cela ne tienne, nous te la présenterons dès demain.
- Je ne suis pas sûr d'y tenir.
- Comment ça ?
- Je n'épouserai pas une femme que je n'ai pas choisie moi-même.
Ça y est, il avait lâché sa bombe. A présent, advienne que pourra.
- Avez-vous entendu ça, vous autres ? Non, mais vous l'avez entendu comme moi, notre grand monsieur ? Il n'épousera pas une femme qu'il n'a pas choisie lui-même. Parce que monsieur est allé à l'Occident des blancs, ça lui est monté à la tête, ça la lui a tourné, ça lui a complètement brouillé les idées. Monsieur a le vertige maintenant. Il ose s'adresser à nous en utilisant un ton cassant. Eh bien, sache une chose, mon fils : tu es et seras toujours mon fils ! Que tu aies ou non mangé à la même table que les blancs ! Et nous alors, notre choix, il compte peut-être ? Parce que nous n'avons pas mis les pieds, nous, à l'Occident des blancs, nous ne servons plus à rien, nous autres ? Que signifie ce langage ? C'est là-bas que tu as appris ces belles manières ? Tu oses maintenant me braver ? Tenir tête à ton père ? Parce qu'il n'est pas allé, lui, à l'Occident des blancs ? Tenir tête à tous tes pères ici présents ?
- Mais qui te parle de ça, papa ? Avant de te fâcher, essaie au moins de me comprendre. Si je me marie avec cette fille, je fournirai peut-être à maman pour ses travaux des champs une aide-cultivatrice ; je te donnerai peut-être un ventre bien fécond, mais moi là-dedans ?
- Toi ? Comment ça, toi là-dedans ? Que vois-tu de plus important qu'une épouse prolifique ?
- Je ne vais tout de même pas épouser une femme que je n'aime pas, tout simplement parce qu'elle a le ventre gorgé d'oeufs, papa !
- Qu'est-ce que c'est encore que ça ?
- Je n'aime pas Ndedi, papa, c'est clair !
Papa Komé pouffa. C'était trop drôle, vraiment d'une drôlerie ébouriffante. Il se tapait les cuisses, le vénérable vieillard. Aimer ? En voilà une idée ! Et que venait-elle faire dans une histoire aussi sérieuse ? Mais papa Komé se calma. L'instant était grave. Il fallait négocier, biaiser.
- Et pourquoi ne l'aimes-tu pas ?
- Parce que je la connais pas.
- Ah, tu vois ? triompha papa Komé, comment peux-tu savoir que tu ne l'aimes pas puisque tu ne la connais pas ? Nous, nous la connaissons, et l'aimons. Lorsque tu la connaîtras tu l'aimeras aussi. Attends seulement de la voir, et finissons-en avec ces enfantillages !
- Non, papa, c'est au-dessus de mes forces, mais le mariage arrangé de cette façon-là ...
Papa Komé se cabra.
- Et qu'as-tu à reprocher à cette façon-là ? Es-tu plus grand que ton père, que ton grand-père, que tous tes pères ici présents, que tous les mâles de la lignée ? Tous ceux dont les mariages ont été arrangés de cette façon-là, comme tu dis ? Moi, ton propre père, ce sont mes pères qui sont allés à Bwadibo choisir ta mère pour moi. Demande à ton mol'Ekoka. Il te le dira lui-même, que je ne connaissais pas sa soeur. Demande-lui et il te le dira. Ta mère ne me connaissait pas davantage. Demande-lui: Yohanna, me connaissais-tu ?
Pour la première fois, la mère de Komé ouvrit la bouche :
- Bien sûr que non. Petit père, ton père et moi ne nous connaissions pas avant de ...
Papa Komé coupa net sa femme. Il ne lui avait pas demandé de faire de grands discours. Une syllabe de trois lettres suffisait: "kêm" ! = "non". Toujours pareilles, allez donc leur accorder une phalange, elles prennent tout le doigt et veulent la main avec.
- Tu entends ? Elle ne me connaissait pas. Cela nous a-t-il empêchés de nous marier ? A tes frères et soeurs et toi-même de venir au monde ?
- Autres temps, autres moeurs, papa. Pourquoi vouloir à tout prix s'accrocher à toutes ces pratiques du passé ? Se comporter coûte que coûte comme il y a cent-cinquante ou deux cents ans ? Ce n'est pas parce que mon grand-père s'éclairait à la lampe à huile que les yeux fermés, je suivrai son exemple jusqu'au tombeau, et ne ferai pas installer l'électricité dans ma maison ?
- Où veux-tu en venir, monsieur le beau parleur ? Tu prétends nous faire la leçon ? Nous apprendre à vivre, c'est ça ?
- Mais non, papa. Je ne prétends rien du tout. Je veux bien me marier, mais à la condition d'être maître de mon choix.
- Vous m'entendez ça ? Etre maître de son choix ! Ce grand monsieur veut être maître de son choix ! Non, mais vous l'avez entendu ? On croit rêver. Si tu es maître de ton choix, où se situe l'obéissance à ton père là-dedans ? Etre maître de son choix ! Et sinon, grand monsieur ?
- Sinon, je préfère autant ne pas me marier du tout.
Et v'lan ! Une autre bombe ! Où trouvait-il donc ce courage cette nuit ? Etait-ce le vin de palme ? Braver son père! Il avait osé braver son père ! Pour la première fois de sa vie. Malgré lui, certes, puisque telle n'avait pas été son intention, mais il l'avait fait. Il n'en revenait pas lui-même. Les autres membres de la famille, pas davantage. Ils l'exprimaient par leur mutisme instantané, et l'espèce de froid, de gêne qui était tombée tout à coup. Seulement, voilà, le vin était tiré. Il fallait tenir. Il n'avait pas laissé tomber Bonnie et son C.E.P.E. pour se contenter d'une bonne à rien de planteuse de manioc !
Papa Komé était saisi. Les bornes étaient franchies.
- Qu'as-tu dit ?
- La femme que j'épouserai devra avoir fait des études. Je laisse volontiers à d'autres les villageoises illettrées, prolifiques ou non.
- Sache, grand monsieur qui est allé à l'Occident des blancs, que dans cette famille, tout le monde se marie. Il n'y a pas de place pour les célibataires, hommes ou femmes, fauteurs de trouble qui viennent ensuite semer la zizanie dans les ménages en lorgnant sur les compagnes ou les compagnons des autres.
- Bon sang ! je désire seulement avoir pour femme une fille instruite, papa, où est le crime ? Ce n'est pas te désobéir que de te soumettre ma préférence ? Je suis peut-être appelé à un grand destin national ? Dans une telle position, une femme instruite est un atout, une nécessité. Vous devez le comprendre. Je suis un intellectuel, papa. J'aurais fait toutes ces études pour m'embarrasser d'une analphabète pour épouse ?
- Ndedi n'est pas analphabète; elle est allée à l'école des filles.
- Je n'en doute nullement, papa. Seulement, est-elle allée au collège aussi ?
- Le collège, maintenant ! Et pourquoi faire ? Enseigne-t-on aux filles, dans ces collèges, à tenir convenablement une maison ? A élever correctement leurs enfants? A obéir à leurs maris et à leur être soumises ? Oh non ! Tiens, j'en connais une qui y est allée, au collège. Sais-tu à quoi elle occupe ses journées ? Je vais te le dire. Pendant que le mari est au travail, madame lit les journaux. Quand il revient, rien sur la table. Madame lui ouvre des boîtes de conserve. Faire la cuisine lui salit ses belles mains et lui casse ses beaux ongles vernis. Et le mari n'a rien à dire, attention ! C'est qu'elle lui tient tête, la madame! C'est ça que tu veux ? Ndedi n'est peut-être pas allée au collège; mais avec elle tu auras la tranquillité, tes repas toujours servis à l'heure, ta maison impeccablement tenue, et tu seras obéi au doigt et à l'oeil. Ça compte ! En outre, ce qui ne gâte rien, bien au contraire, je te le répète, elle nous donnera de nombreux enfants.
- Qu'est-ce qu'on en sait ? Ce n'est pas parce que ses soeurs se sont révélées fécondes que c'est forcément vrai pour elle aussi. Elle constitue peut-être, la maheureuse, l'exception de son clan si prolifique. Ça arrive, ces choses-là.
- Taratata !
- Pourquoi ne pas me laisser faire à mon idée ? Avez-vous pris des engagements avec la famille de Ndedi ?
- Pas vraiment.
- Eh bien alors ?
- Il faut que ta femme nous plaise ainsi que sa famille, voilà tout. Nous ne voulons pas de ces filles sorties l'on ne sait d'où, égoïstes, ne cherchant pas à satisfaire ta famille. Sans compter d'autres habitudes plus étranges encore.
Après quoi on s'étonne de se retrouver avec une descendance qu'on ne reconnaît pas comme étant de son sang, avec des comportements déplorables. Si c'est à ce genre de filles que tu songes, tu aurais mieux fait de rester à l'Occident des blancs.
- Je vous promets de ne pas vous emmener n'importe qui, mais une fille qui vous plaira, et dont la famille aura votre agrément, qu'en pensez-vous ? Qu'en penses-tu, papa ?
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Created: Monday, 14-Apr-1997
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