La Fourmilière Extrait d'un roman inédit d'Aïcha Fofana 1996 |
Dans le canevas et dans l'entrelac des ruelles, dans les portes qui s'ouvrent et se referment on pénétrait enfin dans la concession de Tienan.
Reine des lieux, Ouley usait et abusait de son pouvoir. Une cour de serviteurs et de griots fourmillait autour d'elle, soumis à son entière dévotion. La belle Ouley était la quatrième épouse de Tiénan Fariba le grand; grand par sa stature et grand par sa richesse héritée d'une famille qui se vouait au commerce depuis plusieurs générations.
Les mauvaises langues spéculaient sur les allées et venues d'Ouley. Certains suggéraient qu'elle répondait aux avances de quelque personne avec qui elle avait régulièrement rendez-vous. Pour d'autres, c'était la fortune de Tiénan qu'elle prélevait et dissimulait subrepticement. D'autres encore, se rapprochant de la vérité, affirmaient qu'elle avait signé un pacte avec un génie.
Le fait est que lorsque le ciel revêtait son pagne indigo, Ouley en faisait autant. La tête recouverte d'un châle, elle n'était plus alors qu'un être en quête de réconfort, aussi démunie que le commun des mortels, implorante dans la prière qu'elle entamait dès qu'elle empruntait le chemin qui la conduisait au pied d'une fourmilière où elle déversait lentement le contenu de sa calebasse. Un liquide blanchâtre s'infiltrait alors dans la terre escavée et pénétrait dans tous les recoins. Le canevas de feuilles et de branchages habilement agencé changeait de format comme si une main invisible avait entrepris un lent travail de tissage et d'assemblage. Les brindilles abandonnaient leur aspect inerte, redessinant sur le sol des figures géométriques au hasard de leur chute.
Un jour, cependant, un incident vint troubler ce rituel. Ouley, se sentant peut-être épiée, vida précipitamment tout le contenu de la calebasse. La fourmilière, incapable d'absorber le trop-plein de liquide, le rejetait de tous ses orifices; il rejaillissait, dévalait les pentes, les plans inclinés, faisant fi de tout obstacle. Ouley était affolée : son sacrifice serait-il accepté? Comme à l'accoutumée, elle avait pilé le mil qui composait le déguè* et l'avait pétri de ses mains habiles. Depuis des mois elle accomplissait les mêmes gestes. Etait-ce là le signe d'un mauvais présage?
Ouley, tant bien que mal, creusait de ses mains les alentours de la fourmilière mais tout semblait faire barrage à ses gestes dérisoires : les cailloux, les branches, les feuilles. Malgré l'ingéniosité avec laquelle la fourmilière avait été conçue, elle apparaissait dans toute sa fragilité. Les fourmis l'abandonnaient par milliers, surprises dans leurs occupations, désorientées, s'agrippant désespérément au moindre détritus, se hissant sur les chevilles d'Ouley qui, sautillant d'un pied sur l'autre, tentait vainement de s'en débarrasser.
Enfin, défaisant son pagne, elle le secoua énergiquement, mettant ainsi fin à leur ascension désespérée. Ouley s'éloigna alors de quelques mètres et put voir qu'une autre partie de la fourmilière n'était pas complètement inondée. Par endroits la terre bosselée formait plusieurs îlots perdus au milieu d'une mer de nacre et les fourmis arqueboutées sur des brindilles accostaient par centaines. Son sacrifice n'était peut-être pas entièrement perdu ...
© Aïcha Fofana
Note:
Déguè = bouillie de mil accompagnée de lait caillé