Témoignage d'Elisabeth Mweya Tol'Ande Congo (RDC)
Décembre 2009
Les premières élections législatives libres organisées au Congo-Kinshasa depuis l'indépendance de la République se sont déroulées le 30 juillet 2006. Une Commission électorale indépendante a validé 9500 candidatures pour 500 sièges à pourvoir. Elisabeth Mweya Tol'Ande, animatrice des femmes des périphéries, était l'une des nombreux candidats indépendants à se lancer dans l'aventure.
L'auteur, Elisabeth Mweya apporte un
don de plantules d'avocatier
dans un quartier périphérique pauvre de Kinshasa.
Je n'ai d'abord éprouvé aucune ambition à la publication du calendrier et des conditions du dépôt des candidatures aux élections législatives nationales édition 2006. Vers le milieu des années 70 et tout au long des années 80, j'avais certes caressé un secret espoir de compter un jour parmi les grandes figures politiques de mon pays mais cette ambition s'était estompée, anéantie par les pratiques de la mauvaise gestion et de la corruption pratiquées tout au long de la 2ème République.
L'espoir d'un nouveau départ était né avec le processus qui culminait de manière concrète vers des élections démocratiques, libres et transparentes. Mais face à l'opportunité qui venait d'être offerte à tout citoyen, sans exception de sexe, de présenter sa candidature pour être élu, je m'étais sentie incapable de m'engager financièrement et stratégiquement. Je m'étais vue déjà battue à plate couture par d'autres candidats des deux sexes, nantis de plus de chance que moi.
Depuis quelques années déjà, les vicissitudes de la vie, tel un raz de marée, me submergeaient et m'entraînaient comme une naufragée consciente de son infortune vers des côtes inhabitées et hostiles. Je sollicite l'indulgence du lecteur qui voudrait me taxer de défaitiste ou de fataliste. Vous avez pleinement raison, on ne se présente pas de but en blanc, sortant du néant, comme candidat aux élections politiques. On n'acquiert pas du jour au lendemain une figure politique, on ne se forge pas, subitement, un beau matin, un discours spontané qui rallie les électeurs et les électrices. On a tort de se lancer dans une campagne électorale en s'appuyant sur un passé poussiéreux, enfoui dans la mémoire des générations décadentes.
Et pourtant, c'est ce que j'ai fait. Entourée de souvenirs du passé qui n'avaient conservé leur éclat que dans ma conscience, même pas dans celle de ma propre famille, je me suis appuyée sur les vestiges d'un beau travail d'animatrice des femmes des périphéries et j'ai fini par m'engager dans la campagne électorale.
Durant plus d'une décennie, je m'étais levée et j'avais rencontré des femmes et des familles faibles dans les quartiers périphériques de Kinshasa. J'avais conçu des projets en collaboration avec ces bénéficiaires, des projets sur mesure et conformes à leur réalité. J'avais agi sans arrière pensée, sans penser être un jour hissée à un certain niveau du pouvoir tant économique que politique, même pas social. Je m'étais forgée une philosophie à partir de motivations personnelles. En effet, j'avais éprouvé un sentiment profond me poussant à aider les autres femmes pauvres à combattre les obstacles à leur épanouissement. J'avais ciblé principalement la pauvreté.
A travers les actions que je planifiais, je conjurais ma propre pauvreté, la pauvreté très marquée et l'esprit traditionaliste qui caractérisaient les familles de l'espace socio-culturel dans lequel j'étais née. En outre, il y avait en moi une réelle vocation de servir les autres à travers un engagement dans la vie religieuse à laquelle j'avais ardemment aspiré dans ma jeunesse.
Mais il y avait aussi d'autres sources d'inspiration. Le charisme de Feu le Cardinal Joseph Albert Malula, qui avait fait beaucoup d'efforts pour former la jeune fille et la femme, dont j'avais moimême largement bénéficié grâce à l'encadrement moral, spirituel et matériel de cet homme de Dieu.
Et il y avait aussi ma participation à la clôture de la Décennie de la femme à Nairobi, en 1985, qui m'avait permis de découvrir comment les femmes des quatre coins du monde s'organisent pour combattre la pauvreté et l'aliénation de la femme.
Toutes ces motivations m'avaient conduite à cette époque à sensibiliser les femmes et à initier une organisation sans but lucratif. J'aurais dû éviter l'enfermement de ma vie et de mes potentialités dans l'organisation que j'avais initiée. J'aurais dû garder mon indépendance, conserver mes propres ressources et gravir les échelons socio-économiques pour émerger, et pouvoir être utile aux autres une fois parvenue à d'autres niveaux.
J'aurais dû planifier mon avenir indépendamment de mon organisation. Mais, les nombreux groupements des femmes que mon organisation avait pu mobiliser étaient devenus mon univers. Je plongeais dans leurs problème et en sondais les profondeurs. Comme des lacis invisibles, ces profondeurs m'avaient retenue prisonnière de mon propre combat.
Cela n'est pas arrivé qu'à moi. Le lecteur curieux pourra facilement faire une petite ronde d'adresses des initiateurs d'organisations à but non lucratif parvenus au terme de leur « mandat divin » pour se rendre compte que le pourcentage de ceux qui broient du noir est plus important que celui de ceux qui ont abouti à des perspectives heureuses.
Parfois, ces organisations à but non lucratif finissent par accéder à l'appui institutionnel assurant les salaires, les équipements, le fonctionnement des activités. Très souvent, comme le financement extérieur ou du gouvernement donne une certaine visibilité aux projets, ces derniers prennent de l'ampleur, le public-cible s'accroît, les compétences de plus en plus aigu�s sont attirées. L'organisation altruiste prend des allures d'une entreprise et les animateurs pris dans le feu de l'action travaillent à un rythme effréné.
Malheureusement, cela laisse peu de temps pour préparer « l'après projet ». Et plus vous développez de domaines d'intervention, plus vous impliquez un public cible large, plus vous vous enfermez dans un étau rigide fait d'engagements et de responsabilités dont il devient difficile voire pénible de se défaire et vous laisse finalement sans ressource lorsque l'appui est interrompu.
La fin d'un appui institutionnel peut intervenir brusquement. Lorsque mon organisation a vécu cette expérience, ça a été très dur. J'ai dû livrer un combat pour survivre. Un combat, au sens littéral du mot, pour une double survie : la mienne et celle de l'organisation.
Suis-je en train d'insinuer que le recours à la main extérieure asservit quiconque s'y appuie ? Si telle est la compréhension du lecteur, je m'empresse de souligner que l'appui financier est utile, absolument, mais seulement si l'on ne perd pas de vue qu'il est et restera toujours un appui ponctuel, même s'il dure une décennie.
Je m'en voudrais aussi de donner au lecteur l'impression que je regrette d'avoir consacré plusieurs années de ma vie à soutenir l'effort et le souffle de quelques groupements féminins. Ce n'est pas le cas car ce n'était ni un gaspillage, ni une erreur, même si le silence s'épaissit et couvre d'ombre cet engagement qui n'a même plus la faible lueur intermittente d'une luciole. Les seules traces indélébiles du travail accompli demeurent dans les annales célestes.
L'altruisme ne devrait pas être un prétexte pour s'enfermer soi-même dans la dépendance absolue du financement extérieur, de minimiser les potentialités et les ressources propres ou locales. On ne devrait jamais laisser tomber la gestion d'un poulailler ou d'un champ, par exemple, parce qu'on n'en a plus le temps et qu'on doit se consacrer entièrement à la gestion du financement acquis. Malheureusement, c'est ce qui arrive aux acteurs et actrices des organisations sociales et des ONG locales. Il arrive souvent que quand on travaille avec l'aide de la main extérieure, par ailleurs remplie d'exigences, on a tendance à passer une bonne partie de sa vie à gérer « l'aide » sans prendre garde qu'un jour elle s'arrêtera.
Se préparer à l'après projet, concrètement, cela veut dire que l'organisation devrait travailler dès le départ en envisageant le temps de la rupture. Elle devrait par conséquent organiser d'avance le passage d'une situation de dépendance à l'autonomie. Malheureusement, je connais beaucoup d'organisations qui paraissaient solides et qui fournissaient des services appréciables à la population mais qui ont « vivoté » après la fin du financement ou qui ont purement et simplement disparu, ne laissant à peine quelques traces. J'en connais qui sont en train de « lutter » présentement pour se maintenir.
Moi, à la fin de l'appui du programme que je conduisais, j'ai déployé d'énormes efforts pour essayer de me maintenir. Mais ces efforts me ramenaient sans cesse en arrière. Après avoir réussi à faire deux pas en avant, une avalanche de difficultés me faisait lâcher prise et m'entraînaient vingt pas en arrière. Pendant près d'une décennie, j'ai combattu comme les Dana�des condamnées à remplir éternellement des jarres percées. Mais un jour, je me suis dit : « Avoue-toi vaincue et reviens humblement toute seule à la case de départ pour commencer et non pas pour recommencer ». Cela n'a pas été facile de décider de m'accepter dans ma nouvelle condition, d'arrêter de ressasser le passé, de ne pas nourrir des pensées qui me faisaient regretter de m'être engagée dans une approche sans but lucratif au lieu d'investir mon énergie et mes atouts dans une entreprise qui m'aurait garanti une vraie sécurité.
J'ai alors décidé de changer de langage devant Dieu, de ne plus me présenter devant sa face comme une coupable qui n'a pas su gérer les grâces et les dons accordés en lui demandant continuellement pardon. J'ai dit : « J'accepte et je reste à l'écoute » considérant que ce passé-là n'était plus la meilleure référence pour mon futur et celui de l'organisation. A quiconque voulait m'apporter son aide en conseils et en prière, je disais que nos souhaits ne doivent pas enfermer Dieu dans un passé quelconque, que ses ressources sont illimitées et que j'aspirais dorénavant à embrasser et les perspectives nouvelles qui s'ouvraient devant moi.
Lorsque la première invitation a été adressée à tout congolais et à toute congolaise de s'enregistrer comme candidat pour se faire élire dans les institutions démocratiques dirigeantes, je vivais dans un dénuement total. Ma situation socio-économique était des plus précaires. Je me retrouvais dans la même situation que les femmes que j'avais prétendu aider pendant plus d'une décennie.
La présentation de la candidature à la députation nationale était conditionnée par le versement d'une caution d'un montant non remboursable de 250 $, garantie par une des banques indiquées par la Commission Electorale Indépendante (CEI), sans compter les frais bancaires, les photocopies, les déplacements, les photographies.
Ces conditions excluaient du coup les pauvres des deux sexes. Même si j'avais livré bataille aux côtés des femmes membres de groupements contre la pauvreté et le défaitisme, parce que ce sont deux des plus grands freins au développement et à l'épanouissement des personnalités et des familles, je me suis rendu compte combien être pauvre est une situation frustrante! De plus, mon attitude profonde vis-à-vis de la politique en général et des partis politiques en particulier était forgée par une opinion négative depuis la 2ème République. Tout en croyant et en appelant de tous mes voeux le changement, je continuais néanmoins à regarder la politique comme un terrain fangeux, comme des sables mouvants qui « avalent » l'altruisme et mettent sur le devant de la scène des personnes égo�stes, prêtes à se compromettre et à dilapider les deniers publics.
Avais-je raison de continuer à croire à la perversion du monde politique à une époque où la démocratisation en République Démocratique du Congo (RDC) devenait un processus inéluctable ? Et que déjà, depuis les années 90, le vent de la perestro�ka soufflait dans le monde, sonnant le glas de la dictature et inaugurant l'ère de la libération ? Qui sait ? Mais le fait est que je me voyais comme une « puriste », et un membre d'une société civile angélique, raison pour laquelle j'avais refusé délibérément de m'allier à un quelconque parti politique. J'avais tort car dans mon pays, les cartes étaient disposées de telle sorte qu'appartenir à un parti politique était un facteur favorable, sans exclure le fait que des candidats indépendants ou « pseudo indépendants à double casquette » (indépendants tout en étant des alliés des partis politiques) ont pu se faire élire pour avoir mené correctement leur campagne.
Alors que dans mon fort intérieur, je commençais à penser que je devrais peut-être intervenir dans le processus qui assoirait peut-être le changement, je me suis souvenu des personnes crédibles qui avaient cru voir un certain charisme de leader politique transpirer de ma personnalité. Je me suis décidée de faire volte face. La politique en soi ne devait pas être tributaire des méthodes bonnes ou mauvaises des dirigeants. Dans ma position de formatrice et de mobilisatrice des femmes pour le développement, la politique pouvait m'octroyer une position clé au centre des secteurs de la vie nationale, là où l'on décide, où l'on influe directement sur le temps, les circonstances et les événements.
Je commençais à penser qu'élue députée, j'assumerais mieux mon engagement pour l'instauration d'une société du mieux-être. Secrètement, je me disais qu'il ne fallait pas que je rate cette possibilité d'entrer dans la sphère politique pour rendre encore mieux service à la nation. Après tant d'années consacrées au travail de terrain auprès de toutes ces femmes simples de la base qui avaient émergé, qui avaient levé la tête et s'étaient mises à s'exprimer, je me suis-je dit : Qui sait si le Tout Puissant n'est pas en train de me pousser vers une nouvelle porte. Et je me suis souvenue des réunions que j'avais organisées et animées (certaines) au cours desquelles les femmes s'exprimaient du fond de leur coeur, à Kinshasa, à Kikwit, à Kingandu. Je me souvenais des stages organisés pour des animatrices de Kisangani, de Mbandaka, de Tshikapa Ndjindji, de Gungu, de Kikwit, du Bas-Congo.
Les yeux des femmes, remplis d'espoir et comblés de promesses, me fixaient dans ma nuit noire. Je me souvenais de leurs quêtes, de leurs demandes. Le tout se résumait par ces mots : « Nous voulons être affranchies de l'exploitation des hommes, de la coutume, de trop de travaux; nous voulons nous informer, connaître, partager, vivre, nous reposer aussi quand il le faut, découvrir le monde autour de nous; nous voulons concevoir et mettre au monde des enfants avec notre plein consentement et non pas parce que nous sommes une sorte de machine à procréer ». Je me souvenais de leur mandat: « Maman Betty, nous comptons sur vous, puisque vous êtes venue vers nous. »
Voilà, m'étais-je dit, la quête de ces femmes est une motivation suffisante pour m'engager dans la politique. Je me souvenais également des initiatives de ma tendre jeunesse lorsque j'organisais des dialogues dans des cercles culturels entre jeunes filles et garçons pour briser les barrières entre les deux sexes et pour insuffler en eux le désir de rechercher l'excellence et le refus de la médiocrité. Le feu s'allumait dans le coeur de ces jeunes, le feu de servir, de s'engager pour les autres, pour le rayonnement du bien.
Hélas ! Je n'avais que des souvenirs. Rien que des souvenirs du passé. Je ne pouvais même pas prétendre avoir une image sociale. En effet, je n'avais pas cultivé l'habitude de collaborer avec les médias. Elles auraient pu façonner une image de ma personnalité d'animatrice et de mobilisatrice des groupements féminins, d'écrivain et de poétesse. Les médias auraient pu fixer mon image dans les esprits et les coeurs des gens. Elles auraient pu m'assurer une permanence dans les esprits.
Consciente de toutes ces faiblesses, j'ai recouru à Dieu et j'ai prié : « Seigneur, je veux devenir députée pour servir davantage, qu'en penses-tu ? Comment est-ce que je connaîtrais ta volonté ? Si la CEI décide de prolonger la date du dépôt des candidatures et si je peux réunir les dollars exigés pour la caution, je n'hésiterai pas, je saurai que vous autorisez ma participation». En réalité c'était un soliloque. J'avais forcé la main de Dieu. Mais j'étais sincère. Je suis sincère aussi en confessant que j'avais forcé la main de Dieu.
Après avoir ainsi prié, j'ai téléphoné à ma fille aînée et lui ai dit : « Compte tenu de mon travail auprès des femmes et de leurs groupements, j'ai des chances de gagner beaucoup de voix ». Elle n'a pas attaché grande importance à mes dires, mais après quelques jours, elle m'a demandé: « Est-ce que tu parlais sérieusement ? Veux-tu vraiment te présenter à ces élections ? Si oui, vas-y, je t'enverrai l'argent de la caution. Agis selon ton coeur et ton rêve. Même si ça ne marche pas, au moins tu auras osé. »
Trois jours avant la fin du dépôt des candidatures, après la prolongation accordée par la CEI, j'ai entrepris les formalités. J'avais le vent en poupe. Dans ma tête, mon électorat existait, c'était les femmes et les hommes formés en gestion de l'entreprise, en technologies appropriées, en concepts et approches de l'autopromotion. Environ 7000 personnes et quelques membres de leurs familles, sans compter les membres des groupements et des réseaux que mon organisation avait impulsés. En plus du public-cible de mon organisation, je pensais aussi que les habitants de mon quartier étaient mes électeurs.
Malheureusement, mes collaborateurs et collaboratrices qui m'avaient encouragée à me présenter n'étaient plus très chauds, ni disponibles pour « marcher » et « contacter » les électeurs à travers les communes de ma circonscription électorale. J'apprendrais plus tard que chacun d'eux avait déjà « son candidat » selon les affinités familiales ou amicales nouées depuis très longtemps.
La majorité des bénéficiaires des projets de mon organisation avouaient leur embarras. A qui donner leur voix ? à l'oncle, au neveu ou à la nièce, candidats eux aussi ? Ou à la leader de l'ONG qui d'ailleurs n'avait plus aucun soutien des bailleurs de fonds ? En tout cas, chacun avait son candidat. Les candidats les plus avisés avaient préparé leur campagne bien avant le démarrage officiel de la campagne.
J'avais misé sur chacun de mes collaborateurs pour chacune des sept communes de la circonscription et le responsable du rayon d'action de la commune de Bumbu, un excellent animateur, robuste et jeune, au contact facile, m'avait rassurée. Il m'avait promis de s'occuper personnellement de cette commune, d'autant plus que nous y organisions plusieurs tribunes d'expression populaire et débats communautaires. Nous y invitions les associations, les églises, les ONG, les jeunes et les autorités politico administratives. Dans cette même commune, j'avais ouvert une école primaire spécialement pour les enfants des familles à faibles ou sans revenus, et un centre d'apprentissage en coupe et couture et en technologies appropriées. Ces oeuvres avaient été initiées bien avant le processus électoral et sans une visée propagandiste.
De toute évidence, il suffisait que mes animateurs visitent les bénéficiaires et leurs familles pour les informer, ou qu'ils organisent les réunions habituelles, pour que l'information passe. J'ai passé ma jeunesse dans les deux communes de Bumbu et de Ngiri-Ngiri. Dans celle de Ngiri-Ngiri, j'ai vécu mon enfance et j'y ai fait mes études primaires. J'étais donc sûre que ces deux communes étaient miennes. Enfant et jeunette j'avais marché et joué à travers leurs ruelles. Que m'importait si je n'avais vécu que dans deux adresses précises des rues Bondo et Yonso ? Que m'importaient les changements survenus au cours des décennies ? Mes parents furent les pionniers de la commune de Ngiri-Ngiri en leur qualité du noyau des premiers occupants. J'avais foulé de mes pieds nus le sable blanc et chaud des avenues Gambela et Ngiri-Ngiri. J'avais joué au bord de la rivière Kalamu, à l'époque où elle était large, profonde, propre et protégée par la police de la Force Publique.
Que des souvenirs...d'enfance et de prime jeunesse ! Les jeux de « Kebo », ou danse populaire au rythme des choeurs des jeunes filles, nos grandes soeurs ! Le « lipaté » et le « kukulu », jeux de cache-cache, dans l'obscurité de la nuit profonde sans électricité! Le « nzango » (saute mouton », le « silikoti » (saut à la corde), et le « dada » ! Que des souvenirs !
Les deux paroisses Saint Pie XII et Saint Antoine avaient accompagné ma vocation religieuse. Les religieuses Filles de Saint Augustin responsables de l'école primaire Saint Pie X, avaient communiqué l'information sur ma vocation au curé de ma paroisse Saint Pie XII. Le curé lui-même, était venu en moto pour me rendre visite à la maison et s'entretenir avec maman[1]. Le prêtre qui était le responsable de la sous-paroisse de Saint Antoine était aussi informé de ma vocation. Je me rendais à la messe matinale chaque jour soit à la sous-paroisse, soit à la paroisse mère. J'appartenais à ces deux paroisses car la maison paternelle se trouvait dans la commune de Ngiri-Ngiri et celle de ma mère dans la commune de Bumbu.
Bien entendu, durant la messe, ma place était toujours devant. J'entonnais les chants liturgiques et tous les fidèles m'emboîtaient le pas. En l'absence des acolytes, je rendais service au prêtre en faisant carillonner la clochette quand il le fallait. Je me rendais à la messe sans contrainte. Je portais une partie de la responsabilité de la messe sans qu'on l'exigeât de moi. C'était tout à fait normal et dans la logique des choses.
Au delà des décennies, j'avais l'illusion de continuer à appartenir à ces deux communes et j'avais l'illusion d'y être connue, d'être la candidate pour laquelle les familles allaient voter. Le mot illusion est bien à propos car je confondais quartier et commune et je n'avais pas tenu compte des changements des générations et des mentalités dans les familles. Les chers parents de mon quartier qui étaient fiers de moi et qui me présentaient comme un modèle à leurs enfants et petits enfants étaient soit morts comme mes propres parents du reste, soit devenus très vieux et donc incapables d'influencer le choix de leurs familles. Au contraire, ils avaient adhéré au choix de celles-ci.
Mon fameux animateur de Bumbu à qui je remettais mes dépliants et affiches, les gardait soigneusement sous son matelas et n'en distribuait et affichait aucun. De fait, il « courait » pour un autre candidat. Et mes autres collaborateurs se montraient souvent maladroits et répondaient à mes appels avec une nonchalance qui cachait très mal leur désengagement. Les leaders des groupements nés grâce à mon organisation ne tinrent pas davantage leurs promesses et j'ai attendu en vain leurs calicots.
L'église de Réveil à laquelle j'avais appartenu n'avait pas non plus manifesté un engouement particulier. Le pasteur avait informé les membres de l'église au cours d'un communiqué, sans les exhorter à voter spécialement pour moi, conscient que chacun avait son candidat, ou le candidat de sa famille. Et comme d'autres candidats allaient d'église en église, faisant des dons des chaises en matière plastique et des promesses de construire des temples en dur en remplacement des constructions faites de tôles et de morceaux de planches; mon pasteur était embarrassé.
Je m'étais attendu à ce que les deux communautés évangéliques que mon fils et mon frère dirigeaient votent pour la mère et la soeur de leurs pasteurs. Malheureusement, l'allusion à ma candidature n'avait été faite que le dernier dimanche avant le scrutin dans l'une et dans l'autre de ces communautés, sans présenter mon projet de société et sans inciter les fidèles à voter pour moi. Deux femmes, ménagères et mères de familles, anciennes amies que j'avais perdue de vue depuis de longues années, vinrent à mon secours. Elles se présentaient à mon domicile dès 6 heures du matin, nous nous repartissions les secteurs et partions à pied parcourir les quartiers, collant les affiches, distribuant les dépliants, entrant dans les parcelles et les boutiques, nous arrêtant au coin des rues, dans les débits des boissons, parlant au public, aux ménages.
Pour produire des calicots et acheter deux lance-voix, j'ai demandé une aide financière à madame Mpinga Kasenda, l'ex-présidente de la fondation Maman Marie Antoinette Mobutu, épouse de Feu Mpinga Kasenda, de son vivant ami de l'Union des Ecrivains dont je faisais partie. Je ne la connaissais pas de manière personnelle mais par intuition, je lui avais téléphoné et elle m'avait reçue chez elle. Sans se faire prier, elle m'avait remis une somme de 200 $ « pour m'encourager en tant que femme, m'avait-elle dit ». Mes neveux vivant en Europe, s'étaient cotisés et m'avaient envoyé une somme de 500 $.
Cet argent donné avec amour était cependant insignifiant à côté de gros moyens qu'utilisaient les autres candidats. Je ne pouvais pas acheter des espaces médias, organiser des rassemblements. Les leaders des mamans des paroisses Christ Sauveur, Ntombwa ya Maria, Saint Vincent de Paul, et d'une sous-paroisse de la commune de Makala avaient contacté les curés. Grâce à elles, j'ai pu être présentée aux paroissiens. Même dans ces endroits, j'avais fait piètre figure parce que les collègues candidats en compagnie desquels j'étais présentée avaient fait des promesses concrètes et consistantes. Certains même rappelaient les « gestes » qu'ils avaient déjà posés. De toutes les façons, les communes de Makala et de Kalamu par exemple, étaient les fiefs d'un candidat surnommé « Celui qui donne sans regarder ou en fermant les yeux ».
Moi, je ne promettais aucun mont et aucune merveille. Je leur disais que je voulais apporter au parlement mon expérience de l'accompagnement des communautés de base dans la lutte contre la pauvreté pour notamment élever les problèmes et les contraintes de la population au niveau requis afin de retenir l'attention et l'intérêt du pouvoir public.
Mon projet de société avait fait l'objet d'une grande admiration de toutes les personnes à qui je le
présentais. Cette admiration était justifiée premièrement par le style simple, alerte et agréable et
deuxièmement, par son contenu. Il était articulé en quatre points:
Je n'ai pas pu résister à l'envie de raconter un rêve que je caressais depuis longtemps, celui d'aller négocier avec les propriétaires, l'octroi de terres aux jeunes afin de les aider ainsi à se transformer en agriculteurs. Il ne suffirait pas d'avoir ces terres, il faudrait également négocier avec des organismes fournisseurs des ressources pour des crédits et des intrants afin que le projet d'installation des jeunes dans l'agriculture se concrétise un jour. Ces jeunes gens initieraient des exploitations agricoles et des élevages de petit et de gros bétail dans une partie du plateau des Batékés et plus loin, au-delà de la rivière Kwango, sur des prairies verdoyantes jusque-là inexploitées. Dans la plupart de nos provinces, des terres fertiles et des pâturages existent. La terre constitue une richesse noble que nous devrions désormais soigner.
Ce projet permettrait aux jeunes agronomes, économistes et financiers et d'autres techniciens qui n'ont point trouvé du travail jusqu'ici, de s'impliquer dans un vaste projet d'autopromotion, car ils y mettraient leurs savoirs et leur technicité.
J'ai battu campagne sans sous, sans boisson, sans cadeaux et sans promesses. C'était une folie, une effronterie. Ce n'était pas un trait féminin, non. Plusieurs autres femmes candidates ont mené leur campagne avec professionnalisme, une campagne digne de ce nom. Campagnes médiatiques, bains de foules, cadeaux de valeur, etc.
Une autre femme, une des seules qui m'ait charmée, est aujourd'hui sénatrice. Comme moi, elle avait fait une partie de sa campagne à pied. Mais elle, au moins, elle avait pris soin de faire prendre les images de ses randonnées par une caméra et de les montrer aux électeurs. Ils étaient beaux et intrépides les pieds de cette femme qui foulaient le sol des rues et des parcelles. Une autre femme encore, députée nationale aujourd'hui, m'a émue pour avoir su utiliser l'espace médiatique avec un grand talent...elle a su s'imposer au bord et au milieu des avenues, partout.
Mais je me suis aussi souvenue de l'aventure d'une de mes vieilles connaissances qui s'était faite candidate aux élections sous le régime de l'ex président Mobutu. En dépit de nos conseils pour l'en dissuader, elle s'était obstinée. Elle espérait accéder à la sphère de prise de décisions, percer la coque composée des mêmes têtes qui se maintenaient au pouvoir. Elle n'y était pas parvenue mais elle avait gardé la tête haute.
Je me souvenais également d'une jeune avocate d'un des pays du continent africain que j'ai connue au cours d'un séjour aux Etats-Unis en juin 1996, dans le cadre d'un programme de Visiteurs Internationaux. Elle avait osé se présenter aux élections présidentielles de son pays. Elle n'avait obtenu que quatre voix d'hommes. Aucune femme, répétait-elle de conférence en conférence, ne lui avait accordé sa voix. Elle n'avait pas agi dans le but de se positionner en tant que femme au devant de la scène. Elle avait agi par engagement, par conviction et voulait instaurer un système fondé sur une justice distributive. Elle voulait aussi démontrer que le pouvoir au sommet de l'Etat n'est pas l'apanage des personnes de sexe masculin.
J'avais ouvert à domicile un centre de formation par l'apprentissage des technologies appropriées et j'y invitais les jeunes et les adultes. Une de mes collaboratrices formatrices s'était rendue disponible et moi, je m'efforçais d'acheter les matières premières pour les démonstrations pratiques. Ce centre était une extension du centre de formation qui a fonctionné dans les communes de Bumbu, de Bandalungwa et de Lingwala, pour toucher de plus près l'électorat de la circonscription de la Funa.
Mais la population voulait palper du doigt des cadeaux. Les hommes, les femmes et les jeunes rencontrés dans les rues, dans les parcelles et au cours de quelques réunions que j'ai pu organiser à mon domicile et dans la commune de Bumbu, écoutaient et appréciaient mon projet de société. Mais à la fin, comme il fallait qu'ils rentrent chez eux sans dollars ou francs congolais à se partager, ils ne cachaient pas leur déception, voire même leur mécontentement.
Trois étudiants m'avaient prêté main forte, dans un esprit de volontariat sincère, pour fixer mes banderoles à certains coins de la circonscription. Ils emportaient les banderoles, les fils pour les attacher et un peu d'argent pour donner aux jeunes gens de différents milieux choisis, au cas où ils s'opposeraient au placardage des banderoles. Ces étudiants bienfaiteurs emportaient aussi un lot d'affiches et de la colle, pour faire d'une pierre deux coups (fixer les banderoles et coller les affiches).
Pour réduire les frais, je faisais préparer la colle à la maison avec un peu de la farine de ma�s mélangée à un peu de farine de manioc et du sucre. Le tout, bien cuit au feu. Chaque jour, je partais de la maison à 5 heures du matin pour coller les affiches. Je revenais vers 9 heures ou 10 heures du matin à la maison où je retrouvais ma petite équipe de travail. En réalité, un grand nombre de gens m'attendaient non pas pour contribuer à la stratégie de ma campagne ou pour proposer de m'aider à distribuer les dépliants et à faire des collages. Au contraire, ils s'asseyaient et bavardaient à longueur de la journée, mangeant et buvant.
Je dois être reconnaissante aux membres des groupements de mon ONG des communes de Makala, et de Bandalungwa, qui ont sensibilisé leurs familles à voter pour moi. Je suis également reconnaissante aux habitants de mon entourage qui se sont sentis moralement concernés et obligés de voter pour moi. Ils avaient été « gagnés » par le tableau d'affichage des photos qui montraient mes oeuvres. Les deux femmes qui parcouraient les rues des quartiers à pied, étaient convaincantes.
Après la publication des résultats, j'ai failli regretter amèrement l'argent et toutes les énergies dépensés. Mais je me suis ravisée aussitôt en me disant que j'avais moi aussi j'avais osé... Après la publication des résultats, je m'étais promis soit de créer un parti politique, soit d'adhérer à un parti influent et de multiplier des actions à impact visible dans ma circonscription électorale. Je m'étais également promis d'ouvrir une branche dans mon organisme pour accompagner les femmes candidates au mandat politique.
Ces bonnes intentions n'ont pas pu se concrétiser à la suite des rhumatismes qui m'ont immobilisée. Ils étaient causés par de nombreux kilomètres parcourus à pied et par le stress associé à la fatigue.
Vais-je épiloguer sur le résultat de ma campagne ? ajouter une note triste ? un aveu d'échec ? Le réalisme dévoile, il est vrai, des secrets qui ternissent le blason de la bravoure. Pour ma part, je suis forcée d'avouer que le dénuement et la solitude dans lesquels se sont retrouvées un bon nombre de femmes candidates indépendantes à la députation nationale et provinciale doivent nous faire prendre conscience du fait qu'agir seul est un gros obstacle à un accès plus large des femmes dans l'espace politique.
Il est donc indispensable que les femmes tissent entre elles une toile d'araignée vivante et encouragent les activités génératrices de revenus. Il faut que les entreprises des femmes et de leurs familles prêchent la solidarité économique et soutiennent les femmes qui manifestent des ambitions politiques. C'est la seule manière de cultiver une plateforme de richesses et d'entraide entre femmes.
Les atouts que déploient les femmes pour « animer » les familles et pour « piloter » les ménages dans la mer houleuse sous un ciel obscurci et zébré d'éclairs sont importants. Ces atouts font état de la sagesse, de l'abnégation et de l'amour dont seule une femme est capable. Sur le plan concret de la vie, qui sont les hommes ? Comment les définissons-nous ? Ne sont-ils pas nos pères, nos frères, nos époux, nos fils ? Ne vivent-ils pas avec nous dans les mêmes maisons ? Ne mangent-ils pas la nourriture préparée par nos mains ? Les hommes qui « réussissent », qui gagnent des contrats, qui sont très bien habillés, qui ont de l'assurance....ne doivent-ils pas tout cela à leurs épouses ?
A travers ce plaidoyer, j'ai tenu à toucher l'être (homme et femme) créé pour faire la volonté de Dieu. Que la femme congolaise qui s'est déjà levée dès l'aurore, marche vers l'excellence. Que l'homme enfermé dans le sophisme et le scepticisme, rejoignent la femme et prête une main forte à son « alter ego ». Le monde verra que la femme a reçu du créateur, en plus du charme, un mystère insondable, presque magique, qui fait d'elle un être à la fois irrésistible, forte et fragile, la mère de l'humanité. Mandatée par Dieu pour procréer et nourrir l'enfant à partir de son corps physique qui le porte et lui offre un lieu sécurisé pour se développer, et à partir de ses mamelles dès que l'enfant voit le jour. Le corps de la femme produit le précieux lait qui transmet l'immunité à l'enfant dès la naissance. Ce mandat est un véritable pouvoir qui transcende le sexe, c'est le transfert d'une partie du pouvoir créateur divin. La victoire de la femme sera celle de l'homme et vice-versa.
[Inclus dans ce site &avec la permission de l'auteure]
19 décembre 2009
© Elisabeth Mweya Tol'Ande
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