L'Accident Une nouvelle de Myriam Warner-Vieyra 1996 |
Depuis combien de jours, de semaines, de mois suis-je ici dans ce lit? Je ne sais. Tout à l'heure, une main douce et fraîche m'a touché la joue, m'a pris le pouls.
Je sens monter en moi un flux qui paralyse mon corps et mes poumons; ma gorge est sèche, je ne peux plus respirer. Puis lentement la brume bienfaisante m'enveloppe, la mer chaude des Caraïbes m'accueille, m'enlace, m'entraîne au fond des eaux, au royaume des coraux dans un ballet multicolore d'ovipares marins dansant une sarabande joyeuse...
Me voici à nouveau hors de l'élément fluide qui me rassure. Où suis-je? Mon c¦ur bat avec la régularité d'un métronome. Je sens une présence, une main prend la mienne, je me rappelle de sa douce tiédeur sur mon corps nu dans la fraîcheur du devant jour. Oui, je l'aimais, lui, de toute la force, de l'ardeur, de la tendresse et de la beauté de nos jeunes corps vibrants, enlassés et harassés. Peut-on ne plus aimer qui on a aimé, ou n'a t-on jamais aimé qui on a cru aimer? L'absurdité la plus douloureuse est de toujours aimer qui n'aimera jamais...
L'eau revient, de calme m'inonde, de douceur m'habille. Là-bas l'horizon un instant encore rougeoyant, lentement s'obscurcit. Le ciel glisse doucement et dans la mer se noie. Une brume légère m'enveloppe. La brise tendrement caresse ma peau nue, l'eau en moi, autour de moi ne forme qu'un tout océanide, et, m'emporte dans sa profondeur abyssale. Les blancs coraux finement dentelés me sourient. Lumière du fond de l'abîme...
Elle s'éloigne à nouveau cette mer. Je ne vois plus rien à l'horizon, je sens la pesanteur de l'immensité qui m'entoure, j'écoute la chanson de l'océan qui se retire lentement toujours plus loin, la marée basse me trouve solitaire sur le sable mouillé. Tristesse!
J'ouvre les yeux, de la fenêtre un rayon de soleil projette sur le mur au pied du lit l'ombre d'un arbre feuillu. L'endroit est frais, des roses rouges, jaunes et blanches dans un vase de cristal sur une table à droite du lit, égayent et embaument la pièce. Tout un enchevêtrement de fils, de tuyaux en plastique transparent relient mon corps à un appareil lumineux à gauche du lit.
Je glisse dans un sommeil coloré, alors de jade et d'émeraude, la mer de mon enfance berce mes rêves. Assise, les pieds enfouis dans le sable chaud, je regarde les vaguelettes blanches et mousseuses venir échouer autour de moi, me balancer voluptueusement. De petits crabes à la carapace dorée sortent précipitamment d'un trou pour disparaître dans un autre dans un sympathique chassé-croisé interrompu de temps en temps par le flux et reflux de la mer.
L'eau saline s'éloigne, ma pensée se précise, une image rouge fascinante s'impose, à vive allure une voiture arrive, je reste figée, parfaitement immobile la tête vide de toutes pensées.
Le soleil au zénith marquait le mitan du jour quand arriva à vive allure cette voiture rouge. Que se passa-t-il? Je regarde la scène d'en haut comme projetée dans l'espace, une force invisible me retenant suspendue à bonne hauteur. Je vois un corps de femme au milieu de la chaussée, un peu de sang macule son corsage blanc, deux voitures, dont la rouge, qui auraient dû se croiser gentiment semblent s'être jetées l'une sur l'autre comme pour s'embrasser passionnément. Des passants tout autour commentent bruyamment la collision, je les entends tout près comme si j'étais cette femme gisant sur le macadam.
Une ambulance sirène hurlante arrive sur les lieux; deux hommes s'éjectent rapidement et se penchent sur le corps de la victime, est-ce moi? J'entends leurs voix toutes proches puis l'écho moqueur répétant monotone les mêmes mots. La blessée est posée sur un brancard, montée dans l'ambulance, puis, c'est le silence.
Je vole, plume légère dans le vent, j'atteins les nuages, j'ai peur de ce vide autour de moi. Mon seul désir : retrouver la mer, ces vagues mousseuses qui m'habillent de pureté limpide. Mais l'eau s'est retirée, la plage, la plage déserte.
Les vagues arrivent à nouveau, me bercent, m'apaisent, je me sens fondre dans l'élément liquide, je ne suis plus qu'une onde légère. Je revois les matins calmes de mon enfance, les blanches marguerites perlées de rosée dans la savane que j'effeuillais dès l'aurore pour savoir si l'on m'aimait un peu, beaucoup, passionnément?...
Au plus profond de moi-même j'entends le chuchotement des vaguelettes qui m'invitent: "viens avec nous, nous t'habillerons de justice, de liberté, de sérénité. Tu dormiras dans un lit de vérité gardé par la paix. Viens, nous te veillerons, sentinelles vigilantes, jusqu'à la venue de l'époux, qui, de l'autre rive, au-delà des mers, des savanes et des mornes, te tend la main.
© Myriam Warner-Vieyra
Dakar, Septembre 1996
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