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LITTÉRATURE

SANOU LÔ "DE POURPRE ET D'HERMINE"

 La grande fresque sociale du Sénégal profond. 

De pourpre et d'hermine, c'est le titre du remarquable roman publié cette année aux Neas et récemment paru, dont l'auteur, Sanou Lô, fait tout d'abord honneur au peuple sénégalais tout entier, à la réputation des écrivains sénégalais ensuite, aux femmes enfin. Le titre, hélas sans relief, ne révèle sans doute que pâlement la remarquable substance d'une fiction fort intéressante à tout point de vue. Même si, au vu de l'ensemble, cette remarque préliminaire ne constitue finalement qu'un simple détail, si l'on tient compte de la richesse du contenu, tant imaginaire que sociologique, si l'on observe la rigueur de la structure, la cohérence de la construction romanesque, l'adaptation des niveaux de langue aux contextes successifs, et si, enfin, l'on sait apprécier la qualité lexicale qui rompt avec la vulgaire et superficielle platitude de mainte créations littéraires actuelles... Ceci explique sans doute cela : la créatrice, Sanou Lô, Docteur d'Etat en Lettres et Sciences humaine à Paris, jouit d'une solide formation universitaire que reflète la qualité de l'ouvrage. Retenons l'habileté : tout en s'attaquant à des sujets souvent tabous, autant de thèmes qui, bien souvent, engendre la révolte, l'irrespect, la grogne, en somme, « l'extrémisme féministe », Sanou Lô conserve là une élégance, une retenue, un sens profond du respect des coutumes et de ses garants, éléments qui ressortent notamment de la description du personnage d'Oumarou, à la fois conservateur et profondément humain. Par son étonnante sérénité face à ces thématiques, l'auteur pourrait être considérée comme une adroite avocate de la cause féminine : son message, posé et subtile, est d'ailleurs bien plus efficace que celui, souvent vociférateur, de nombreuses amazones ! Elle prend également soin d'éviter les revendications et poncifs habituels sur « les droits des femmes africaines » (contournant soigneusement, par exemple, l'emblématique épiphénomène de l'excision). Néanmoins, puisant en amont, elle remonte aux sources de ce type de questions, ce qui permet de considérer Sanou Lô comme une personnalité fine et authentique, attachée à ses racines, qui ne tombe pas dans le piège des images d'Epinal sur les femmes en Afrique... Nous ne pouvons que la féliciter pour cette prouesse. Outre la subtile portée morale et didactique de l'œuvre, la trame du récit constitue en soi une agréable évasion.

Le pacte social

Cette fiction dans la tradition des célèbres épopées (d'ici ou d'ailleurs) à vocation initiatique, nous entraîne, tout au long de ses 244 pages en un long périple à travers le Sénégal: des villages isolés (du Nord ou de l'Est du pays ?), à la capitale l'auteur nous invite avec finesse et sensibilité une relecture de la tradition : au côtés de Dialisso, jeune et émouvante héroïne que nous apprenons à chérir de page en page, Sanou Lô, d'un doigté époustouflant, nous offre à chacune des étapes du roman, l'occasion réfléchir paisiblement sur le sens et l'éventuel bien fondé de certaines coutumes... en particulier, le pacte social qui consiste à lier les enfants par les liens du mariage avant leur naissance. En suivant le destin tortueux de l'héroïne, l'auteur dévoile une à une la chaîne de conséquences dramatiques qui peuvent survenir lorsque l'humain est soumis à des lois très (ou trop) rigides. Au delà de ce personnage central, le lecteur découvre une véritable fresque sociale du Sénégal profond : la polygamie avec ce qu'elle peut parfois drainer de haines et de rivalités : la longue absence du chef de famille, phénomène sociologique récurrent (ici l'exil n'est pourtant pas justifié par des contraintes économiques : il est allégoriquement transformé en pèlerinage initiatique, lorsqu'Oumarou quittera son foyer à des fins spirituelles, procédé qui permet alors une mise en abîme du parcours initiatique inverse, décadent, de l'héroïne) ; la perte des valeurs morales ancestrales associées au personnage de Badou, misérable Don-Juan perverti par la ville : le dévouement de certains citoyens, à l'instar de cet avocat commis d'office : le quotidien et la solidarité des prostituées, produits de l'exclusion... avec, en toile de fond, un croquis folklorique urbain, esquissant la vie des marchands ambulants, des mendiants, des disquettes, des awos, des riches parvenus, des gargotiers, etc.

Mœurs contestables

Sur les pas des naturalistes, notamment d'un Zola qui, dans les Rougon Macquart, nous dépeint l'être humain comme produit ou victime de son environnement, Sanou nous permet d'aborder les contours sociaux d'un Sénégal en mutations : à un monde profondément rural, tôt ou tard, se confronte « l'insolente urbanité » ... et ses avatars. Difficile de rester insensible à cette galerie de portrait, de refuser d'aimer ou de haïr des personnages hauts en couleurs, aux caractères aussi bien campés. Difficile aussi de rester de marbre face à la détresse d'une héroïne à qui on aimerait parfois tendre la main tant est délicat le jeu d'équilibrisme qui lui est soumis, entre tradition et modernité. Difficile, enfin, de porter un jugement de valeur sur des rites ancestraux... lorsque l'on découvre, au fil du roman, les mœurs très contestables véhiculées par l'urbanité, telle que nous la soumet Sanou Lô... A son instar sans doute, nous demeurons finalement dans un inconfortable et sans doute fructueux questionnement... Oui, à tous ceux qui doutaient, qui doutent encore, de la qualité ou de la diversité d'une véritable « relève littéraire » au Sénégal, nous conseillons vivement la lecture attentive de ce roman, qui, sans nul doute, fera date ! Il reste que, sur ce point, le manque de moyens d'un éditeur qui ne peut financer les démarches promotionnelles adéquates au lancement d'un auteur peut compromettre ce processus naturel : il serait temps que l'Etat, s'il est soucieux de sa culture et de ses écrivains, songe à prendre des mesures draconiennes pour éviter que des manuscrits d'une réelle qualité (et ils sont nombreux) ne moisissent indéfiniment dans les tiroirs d'éditeurs à genoux... sans oublier que le rôle éminent des ténors de l'éducation devrait consister à inscrire de tels ouvrages, dont nul ne peut nier la valeur pédagogique ou didactique, dans les programmes scolaires sénégalais, au même titre, par exemple, que les écrits de Senghor ou que L'Aventure ambiguë... il est clair, alors, qu'une nouvelle génération d'auteurs pourra enfin, durablement... émerger... !

Souhaitons simplement que Sanou Lô fasse alors partie des garants de la plume et qu'elle nous proposera, par la suite, d'autres fresques aussi riches que celle-ci.

Nathalie Fave
Poète et critique

Sud Quotidien – Mardi 23 août 2005


Editor ([email protected])
The University of Western Australia/French
Archived: 17 December 2012
https://aflit.arts.uwa.edu.au/Sanou_Lo_recension.html