. |
Lire les femmes [email protected] |
De l'invisibilité au visible : Dire la Musulmane pour qu'elle, enfin, se dise |
Guy DUGAS - Université Paul Valéry-Montpellier III |
La création littéraire est dévoilement, monstration ; même balbutiante, non diffusée, intime, elle est toujours symptôme d'une volonté d'accéder à une visibilité, à une forme de reconnaissance individuelle et collective.
Grâce aux travaux de Jean Déjeux (La littérature féminine de langue française au Maghreb, Khartala, 1994) et Marta Segarra (Leur Pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, l'Harmattan, 1997) en ce qui concerne l'écriture en langue française, de Jean Fontaine et de quelques autres en ce qui concerne l'écriture en langue arabe, on connaît fort bien aujourd'hui les conditions dans lesquelles les Musulmanes du Maghreb comme du Machrek sont arrivées à s'exprimer, tardivement mais avec éclat, par l'écriture. L'essai de Déjeux s'achève d'ailleurs sur un dictionnaire et une bibliographie chronologique très significatifs : les premiers ouvrages recensés : Jacinthe noire de Taos Amrouche et Leïla, jeune fille d'Algérie de Djamila Débèche, ne datent que de 1947. Le constat est assez similaire en ce qui concerne le Machrek où, même si l'on rencontre auparavant quelque écrivaines francophones (Andrée Chédid, Out-el-Kouloub) d'autant mieux reconnues qu'elles vivaient et publiaient loin du pays natal, le premier ouvrage arabophone d'auteur féminin : Ana, ah'ya de Leïla Baalbaki ne date que de 1958 (trad. française : Je Vis ! dans la célèbre collection Méditerranée des éditions du Seuil en 1961).
Mon propos n'est pas de revenir ici sur cet accès subit au domaine de la visibilité, pas davantage de revenir sur l'existence difficile de la Musulmane et sur son invisibilité sociale, tout cela ayant donné lieu à une abondante littérature, avec ses passages obligés et autres lieux communs (voile, harem). Mais plutôt d'essayer de détecter par quels palliatifs et quelles médiations, à travers quels réseaux de solidarité, cet accès subit et tardif à l'écriture fut progressivement et souterrainement préparé par d'autres écritures féminines, de motivation et d'horizons différents. Il me semble en effet qu'il y eut plusieurs périodes et plusieurs mouvements, ainsi que plusieurs groupes impliqués dans cette affaire.
1. L'image de la femme arabe dans la littérature occidentale d'auteurs masculins
Elle a été maintes fois étudiée et je pourrais sans difficulté vous présenter un florilège de romans et de récits mettant en scène l'indigène, la mauresque, la musulmane, la voilée ou la dévoilée... ce n'est pas l'objet de cette communication. Du reste, en 1910, un fin connaisseur des sociétés maghrébines, le docteur Lemanski, souligne combien observer la femme arabe dans son intimité quotidienne est forcément pour l'homme venu d'Occident une tâche insurmontable :
« Trop souvent on est considéré, malgré tout, comme un étranger indiscret, venant enquêter de façon importune, venant braquer son appareil photographique sans l'assentiment de personne. En inspirant confiance pour des services rendus, à la longue, vis-à-vis du chrétien, y aura-t-il peut-être parfois une pointe de confiance et d'expansion, une phase ou une crise, si rapides soient-elles, de communion véritable. [...] Il faut avoir la patience d'attendre, sans compter que l'on trouvera, sur commande, l'observation ou les documents rares et précis. On ne se méfie pas assez de la banalité des visites cérémonieuses ou artificielles. Un chef d'état ne répare aucune erreur et n'apprend pas grand-chose dans le parcours, réglé à l'avance, dans un établissement public. Goûter pompeusement à la soupe des simples n'a jamais amélioré le pauvre ordinaire d'hôpital ou de caserne [...]. L'entreprise est donc semée de difficultés, je n'en disconviens pas, et je m'explique combien sont peu satisfaisantes toutes les tentatives littéraires faites jusqu'à présent, dans l'ordre de la fiction, du roman. » Je n'ai cité cette production coloniale d'auteurs masculins que pour mieux écarter l'image de la femme musulmane qu'elle véhicule. Mon souhait étant de ne m'intéresser qu'aux écrivaines du premier tiers du XXème siècle s'exprimant sur la Musulmane, elle-même encore privée de l'expression. Et d'abord celle des écrivaines occidentales.
2. Nos Sœurs musulmanes : la littérature des femmes occidentales
Ce n'est pas par hasard que ce réseau de solidarité agissante entre femmes occidentales et orientales commence à se tisser au tournant du siècle : on sait que le dernier tiers du XIXème siècle vit l'émergence en Europe d'un mouvement féministe actif, incarné par des figures fortes comme celles de Louise Michel (18-19) et de Sèverine (18-19) sur lesquelles je reviendrai.
2.1. Un livre pionnier
Juste au tournant du siècle, Hubertine Auclert, femme d'un juge installé en Algérie, publie à Paris un ouvrage violemment dénonciateur : Les Femmes arabes en Algérie (Société d'éditions littéraires, 1900), consécutif, dit-elle, à plusieurs années d'enquête au sein de la société algérienne féminine Elle montre bien que racisme et sexisme sont deux formes d'une même tentation machiste d'infériorisation de l'autre. La femme indigène étant victime de l'une et de l'autre, elle doit bénéficier de la solidarité totale de celle qui, au moins, échappe à l'une de ces deux formes. Au-delà de l'aspect militant de ce livre assez hétéroclite, mi reportage, mi fiction, mêlant à quelques chapitres qui paraissent fictifs à l'insertion de lettres, tracts et toutes sortes de documents reçus ou envoyés par l'auteur, je retiendrai ici le rappel par Hubertine Auclert qu'il existe une tradition de création et d'écriture des femmes arabes :
« Dans l'ancienne Arabie, toutes les femmes étaient poètes [...]. L'Arabie païenne eut quatre sages et ces sages furent des femmes... ». En revenant plusieurs fois sur la période pré-islamique pour souligner l'égalité qui existait alors entre les sexes (p 99 : « Hommes et femmes doués de la même prodigieuse mémoire acquéraient le même savoir, ils avaient la même connaissance de la tradition orale et des poésies »), Hubertine Auclert voit dans Mahomet et dans ses idées, le premier responsable d'une régression de la condition féminine - cela n'est guère original. Ce qui l'est en revanche davantage, c'est l'étude diachronique des formes d'expressions féminines durant les siècles d'islam qui vont suivre : l'auteur montre bien que l'islamisme le plus ancien a connu nombre de femmes de pouvoir, d'influence ou d'écriture ; et elle cite « Aïcha - épouse préférée du prophète - qui conseillait d'apprendre des vers aux enfants disant que le rythme purifiait la langue - et Zobeidah, femme d'Haroun-al-Rachid, qu'elle inspirait pour les affaires de l'Etat » et plus loin « la cheikesse Chohdah, surnommée la gloire des femmes et rangée parmi les savants de l'islamisme, [qui] donnait dans la grande mosquée des conférences publiques où elle expliquait le livre des Défaites et infortunes des amants. » Sont encore mentionnées ces « Milianaises féministes du XIIIème siècle » (titre d'un chapitre, on note l'emploi du terme "féministe" encore très peu courant dans le vocabulaire de l'époque) qui s'attirèrent les foudres du marabout Sidi Mohammed ben-Yousset qui leur reproche « d'usurper la place des hommes, de commander partout, quand elles devraient obéir ; enfin de se révolter contre le droit de l'homme et de faire leur possible pour l'infirmer ».
2.2. Une mode durable
Suivra une mode du récit féminin de témoignage et d'empathie aux titres souvent explicites, voire répétitifs : Le Jardin fermé de Marc Hélys (1908), Les endormies de Magali-Boisnard (1909), Le harem entrouvert d'Aline de Lens (1919) précédé de chroniques sur les Pratiques des harems marocains réunies dans Maroc médical, Nos Sœurs musulmanes, de Marie Bugéjà en 1921, et aussi d'Henriette Célarié en 1925, vite renommé par l'éditeur Nos sœurs des harems pour éviter la fâcheuse similitude, et suivi de La vie mystérieuse des harems (1927); Tunisiennes de Lucie-Paul Margueritte (1937), etc...
Cependant, si la proximité de sexe est susceptible de créer un début de rapprochement, la méfiance subsiste encore à l'égard de la roumia. On comprend que la solidarité féminine n'ait pu ici jouer à plein - quelle que soit la bonne volonté de ces Françaises de la métropole - du fait même qu'étant réputées étrangères aux pays et aux mœurs dont elles parlent, leur discours demeure largement suspect aux yeux de l'autochtone et entaché de colonialisme. En outre, le docteur Lemanski souligne, dans l'article précité, un autre obstacle tenant, cette fois à la personnalité de l'enquéteuse elle-même, « ces jolies européennes, si vives, si intéressantes, mais trop enjouées, trop légères, trop superficielles, trop agitées pour elles ». Si bien que, « malgré soi, c'est souvent la Française qui parle d'elle-même. Venue pour apprendre quelque chose de la femme arabe, elle l'instruit de la civilisation parisienne sans pénétrer celle de l'Orient : elle veut élever jusqu'à elle, sans prendre le soin d'abord de descendre jusqu'à ces sœurs qui ne peuvent de suite la comprendre.[...] Il semble qu'il y ait une dupe véritable. »
Un point capital sur lequel, par exemple, ce discours s'avère largement conservateur et de nature à maintenir le statu quo est la question de l'éducation de la jeune fille indigène, qui reste, et restera longtemps encore, largement exclue du système d'enseignement général, plus encore que les jeunes hommes. Grâce au système des ateliers ou des ouvroirs vanté par les plus progressistes de ces enquéteuses (je pense en disant cela au plaidoyer d'Isabelle Eberhardt en faveur de ces institutions), la jeune musulmane ne peut aspirer, à travers une instruction professionnelle dans ce genre d'établissement, qu'à devenir au mieux une bonne Mauresque ou une épouse un peu plus ouverte aux problèmes qui l'attendent dans sa vie de femme au foyer. Rien cependant qui ne conduise à plus de visibilité sociale, ni rien qui trangresse l'ordre établi par le système colonial.
3. La médiation de femmes issues des minorités ethniques autochtones
Plus écoutées seront les voix venant de l'intérieur même des sociétés colonisées. Et comme la Musulmane, pendant de nombreuses décennies encore, ne peut faire entendre la sienne, ce sont celles de femmes issues de minorités ethniques autochtones, beaucoup plus proches des indigènes, qui vont tenir lieu de relais. Deux exemples suffiront.
3.1. Les écrivaines juives maghrébines
Pour des raisons d'acculturation et d'émancipation plus précoces qu'il n'y a pas lieu de développer ici, mais que j'ai largement présentées dans des travaux antérieurs, la littérature maghrébine d'expression française fut précédée d'un demi siècle par une littérature judéo-maghrébine, tout aussi enracinée au terroir, si l'on veut bien considérer que la présence de communautés juives en terre d'islam est avérée depuis des siècles, voire des millénaires, selon que l'on fasse remonter l'exode à la chute du second ou du premier Temple. La constatation vaut également pour le Machrek. Tout aussi logiquement, cette littérature judéo-maghrébine s'est, avec quelques années de décalage, exprimée au féminin. S'il est lui aussi de proximité, comme celui de Blanche Bendahan en Algérie ou d'Elisa Chimenti au Maroc, le discours de ces romancières juives sur leurs consœurs musulmanes se caractérise surtout par la transgression, absente - nous l'avons noté - du discours précédemment étudié. Ainsi, dans une société aussi fermée que celle du Maroc, De Gracia donne-t-elle l'exemple d'un discours d'émancipée (Une enfance au mellah de Fès, publié par sa fille en 2003). Il en va de même pour l'Algérienne Elissa Rhaïs dans ses romans les plus modernes, comme Le Sein blanc (1928) ou encore Djelloul de Fès (publié largement après sa mort par les éditions Bouchène, 2004).
La femme juive plus émancipée, mais en même temps presque sœur, avocate et adjuvante de la musulmane dans son long parcours vers la visibilité. Voilà une configuration appelée à durer dans le temps. Je songe ici au rôle de Gisèle Halimi, à la fois aux côtés de certaines moudjahitades de la guerre d'Algérieet au procès de Bobigny. Le fait que cette avocate, défenseur des droits de la femme (avortement) et de ses engagements (combattantes durant la guerre d'Algérie) soit originaire de Tunisie n'y serait-il pour rien ?
3.2. Maximilienne Heller
Plus évident encore de cette volonté dénonciatrice est l'exemple de l'écrivaine Maximilienne Heller (1889 - après 1960). A la suite de l'anthologie Méditerranée nouvelle, dont les indications ont ensuite été reprises par Jean Déjeux, on a longtemps cru (et moi également, dans mes premiers travaux sur les expressions minoritaires dans l'Afrique du Nord coloniale) que cette écrivaine, née en 1889 à Constantine, appartenait elle aussi à la communauté juive d'Algérie, en grande partie, sans doute, à cause de la thématique judéo-maghrébine de son roman majeur La Mer Rouge (Grasset, 1923). Il n'en est rien ; j'ai pu découvrir qu'Heller est en réalité le nom de plume d'une certaine demoiselle Fenech, issue de la communauté maltaise du Maghreb, découverte qui, loin d'invalider mon propos aujourd'hui, me permet une certaine variété dans mes exemples : après avoir analysé le rôle des écrivaines judéo-maghrébines dans cet accession de la Musulmane à l'expression, me voilà en mesure d'évoquer à travers ce second exemple le rôle joué par un témoin issu d'une communauté partageant elle aussi, à quelques nuances près (parmi lesquelles celle, capitale je l'ai souligné, de l'accès à l'instruction), la situation des indigènes. Orpheline sans fortune, Maximilienne Fénech doit d'abord donner des leçons de piano et tenir cet instrument dans un cinéma muet de Constantine, avant de pouvoir s'exprimer à travers l'écriture. De ses premières œuvres poétiques on trouve trace en 1920, dans l'anthologie de Treize poètes algériens, mais c'est un roman inspiré de la guerre, La Détresse des Revanches (Maison française d'art et d'édition, mai 1919), qui la fait connaître du public. Quelques années plus tard La Mer Rouge obtiendra en 1922 le Grand Prix littéraire d'Algérie, attribué depuis l'année précédente par l'Association des Ecrivains Algériens, proche du Gouvernement Général. D'autres romans suivront, en particulier sur le rôle de la France et des Français au Maroc. Toutes ces œuvres, posant des problèmes de société ou d'actualité, sont écrites sur un mode réalistes et souvent violemment dénonciateur. L'auteur se dit en mesure d'éviter « les redoutables truqueurs, les paillettes et le clinquant touristique » en vogue dans les ouvrages relatifs aux sociétés coloniales, « en exprimant avec sincérité et abnégation ce que l'on sait du milieu nord-africain, quand on en a subi pendant plusieurs années la lente et féroce imprégnation. »
Plus qu'à l'image comparée de la femme européenne et indigène dans ses romans - qui mériterait certes une étude - j'ai choisi de m'arrêter ici sur quelques participations de Maximilienne Heller à un journal féministe parisien, le célèbre Voix des femmes (sous-titré journal féministe et pacifiste), créé en pleine guerre par Séverine. Les deux articles qui ont retenu mon attention portent sur le rôle de la femme aux colonies, et ils ne sont pas tendres :
dans Education sociale (n� 145 du 6 janvier 1921), la romancière fustige la Légion d'Honneur, obtenue à titre militaire par
une dénommée Jourdan, ex-directrice du Lycée de jeunes filles de Cosntantine. A cette femme qui « n'a pas l'étoffe d'une
amazone », elle oppose Mme Lebœuf qui lui succède à Constantine :
« La directrice actuelle porte ses couleurs libérales et de libre pensée, aux yeux même de la camarilla ploutocrate et jésuitique
qui sévit en Afrique du Nord. Au grand dam de cette côterie, elle a engagé ses élèves à se rendre à la nouvelle conférence sur le
féminisme faite par M. Julien, professeur agrégé d'histoire, leader régional socialiste, bolcheviste, communiste. La presse
s'est voilée la face. Son silence a jugé, selon la norme congrue, l'initiative téméraire de la directrice.
Le blâme des imbéciles est le plus ordinaire hommage que suscite la valeur humaine. Mais il convient de substituer à cet éloge
négatif des laudes plus fermes.
Outre que le tranquille mépris des opinions désuètes est une vertu, c'est-à-dire une force, le sentiment précis de l'avenir des
femmes au point de vue social est une obligation pour l'éducateur. Voilà ce que comprend Mme Lebœuf. Elle étudie de près
cette jeunesse nord-africaine d'esprit ardent, amis positif, sceptique, armé d'ironie propre à dégonfler les mensonges. Comme
leur aînées de France, les autochtones africaines connaîtront la nécessité d'affirmer leurs droits pour l'existence économique,
pour la préparation des lois qu'elles subiront. Elles lutteront pour obtenir l'égalité sociale des deux sexes. »
Afin de parvenir à ce résultat, il faut développer chez la musulmane « le goût de la discussion, du jugement libre et motivé, de la décision : enfin, de leur responsabilité. » Pour cela, Maximilienne Heller estime que « les conférences socialistes, les seules qui admettent la contradiction, les seules qui font au féminisme sa part intégrale, sont toutes désignées. »
L'Autre guerre en dentelle (n� 157, jeudi 7 avril 1921) fait suite au souhait d'un député de voir plus de femmes françaises émigrer au Maroc. L'auteur ironise d'abord sur cette décision propre à plaire « à quiconque se paie des flatteries classiques envers les femmes, tout en se délectant par ailleurs d'un discret scepticisme » :
« Donc au Maroc, des femmes, des femmes ! Elles seules sauront apprendre notre langue aux Musulmanes ; elles seules respecteront efficacement la religion coranique ! »
Avant de crier son opposition au projet :
« Eh bien non, cela ne prend plus : il y a déjà bien des femmes au Maroc : des Européennes plus ou moins officielles, de par leurs époux. Celles-ci, par malheur, n'ont cure d'aucune intervention valable, c'est-à-dire humanitaire. Leur idéal semble graviter autour du soleil que le Gouvernement, les influences sous-vaticanes et l'Académie française commettent au soin d'éclairer le Maroc. Les fêtes et réceptions du proconsul, la vue de sa gloire bottée comblent, débordent leur faculté de s'émouvoir. [...] dans les villes, Rabat, Casablanca, Mazagan, prospèrent le lucre, le snobisme et le vice. Quel rôle d'organisation bienfaisante assumeraient quelques femmes pouvant pénétrer dans les harems ? Quel langage tiendraient-elles au Musulmanes ? Comment s'y prendraient-elles pour exalter la douceur des roumis conquérants, leurs mœurs. »
Et de faire le procès de toutes les politiques coloniales en matière d'éducation et de ce que l'on nomme à l'époque l'assimilation des indigènes :
« Enfin, quiconque est Algérien ou Tunisien n'entendra point sans pitié la phraséologie des sociologues en mal de conquêtes psychologiques. Voilà près d'un siècle que l'Afrique mineure est française. Or - sans aborder l'état primitif de son régime économique - nous pouvons nous demander : où en sommes-nous vis-à-vis des indigènes ? Toutes les théories périmées, chères aux tardigrades de l'opinion, sont florissantes. Elles ont maintenu rigidement un principe d'hostilité qui se manifeste de cent façons. Pas d'instruction aux Musulmans ; l'obscurantisme ou l'enseignement professionnel, qui en fera d'excellentes bêtes domestiques. Le droit de les exploiter, de les gruger, de les affamer, de les tuer. La limitation des œuvres d'assistance et la négation absolue d'une organisation médicale. Tel est le bilan. Il est indiqué trop sommairement pour n'être pas au-dessous de la vérité. »
Enfin elle conclut par un retour à l'ironie avec laquelle elle avait accueilli l'initiative de ce député :
« Que M. de Waleffe se rassure donc ! Des Françaises viendront au Maroc : elles y introduiront le fox-trott et le schimmy. Les femmes marocaines verront çà derrière leurs moucharabies, et ne s'en porteront pas plus mal. »
4. La prise en charge de la condition de la Musulmane par le discours culturel nationaliste
Dès le début du siècle également, les mouvements de la Renaissance orientale (Nahda), s'inspirant largement des principes des Lumières en Europe, intègrent à leur tour cette émergence d'un féminisme agissant.
4.1. Les Désenchantées ou quand le féminisme conduit à la mystification.
Le mouvement Jeunes Turcs en offre ainsi dès le début du siècle un premier exemple littéraire avec la surprenante histoire des Désenchantées (1906) et ses suites.
On sait que ce roman de Pierre Loti, est né d'une tromperie dont le grand écrivain français aurait été la victime. L'affaire remonte à 1904 : trois jeunes femmes voilées prétendûment turques, « d'invisibles fantômes noirs » selon l'expression récurrente de Loti, entrent en relation avec un écrivain-voyageur sympathisant avec le monde turc et musulman (André Lhéry dans le roman, derrière lequel le lecteur n'a aucune peine à découvrir l'auteur) afin de lui faire part et de lui demander de se faire le porte-parole de leur désir frustré d'émancipation. Il s'agit de deux sœurs, Zennour et Nouryé Noury bey, Ottomanes de bonne lignée et d'éducation très soignée, et d'une journaliste française, voyageuse et féministe, Marie Léra, qui en littérature signe Marc Hélys, et en la circonstance se nomme Leyla hanum. C'est elle qui, soucieuse de faire connaître la condition des femmes turques, a inventé le stratagème qui dupera l'écrivain français.
Commencée par une énigmatique rencontre qui laisse Loti « tremblant et bouleversé », la duperie se poursuit par une correspondance, rédigée bien évidemment par la Française, sous la dictée de ses deux amies musulmanes, mais avec son propre tempérament d'Occidentale et de féministe :
« Toute la pitié que m'inspiraient ces jeunes femmes musulmanes monta de mon cœur pour parler en leur nom. J'ai pensé depuis que j'avais interprété leur souffrance avec mon âme de chrétienne et de Française. Moi qui leur reprochais souvent de vouloir brûler les étapes, je crois bien que je l'ai dépassée moi-même alors. Mais je n'en ai pas eu conscience. »
Je ne m'intéresse ici à cette singulière mystification, bien connue par ailleurs, qu'afin de souligner ce rôle de mentor de l'Occidentale vis-à-vis de la Musulmane en mal d'émancipation. Usant de certaines complicités masculines et féminines, les deux filles de Noury bey finiront par fuir Stamboul pour gagner l'Europe dans les premiers jours de 1906 - ce qui créera une deuxième affaire, vrai scandale politique cette fois ; preuve, si besoin était, que la question de la visibilité de la femme devient avec la montée des nationalisme dans le monde musulman un vrai problème de société.
4.2. Les relations entre la revue tunisienne Leïla et certaines écrivaines françaises
Ce que viendront démontrer trois décennies plus tard les relations entre la revue Leïla et certaines écrivaines féministes. Leïla. Revue illustrée de la femme, est un périodique féminin soigné, sur beau papier, qui parut en Tunisie de 1936 à 1941. Ses pages sont ouvertes au même titre à une certaine élite musulmane émancipée et à quelques écrivains européens amis du pays ;
L'association entre féminisme agissant et critique du colonialisme transparaît notamment dans le surprenant et inattendu dialogue noué par plusieurs rédacteurs de la revue et l'un des récits de voyage dont nous avons déjà parlé, Tunisiennes de Lucie-Paul Margueritte. Au moment où L.P. Margueritte séjourne, pour une paire de mois, en Tunisie, la revue commence à paraître. L'une de ses interlocutrices lui demande précisément :
« Avez-vous lu Leïla ? C'est une nouvelle revue conçue dans un esprit moderne. Le premier numéro vient de paraître. »
En février 1937, Claire-Charles Géniaux - autre habituée de la Tunisie - publie dans Leïla un reportage intitulée "Chez les dévoilées de Tunisie", qu'une Musulmane commente ainsi à L.P. Margueritte :
« Je le trouve désobligeant. L'auteur nous reproche d'être superficielles, de n'admirer que Greta Gabo et de chercher à lui ressembler par la manière dont nous nous coiffons. » A quoi celle-ci réplique, donnant raison à sa compatriote : « Ces affranchies ont fait le plus grand tort à la cause féminine. Elles ont donné des armes aux traditionalistes. Ils prônent maintenant pour la femme l'enseignement en langue arabe qui est nettement insuffisant. C'est que, voyez-vous, la femme instruite n'accepte plus de vivre claustrée. Rien n'est plus cruel que cette réclusion pour celle qui espérait vivre à l'européenne. »
Autre moment de ce dialogue : Sous le titre "Encore un !", un article dans Leïla (n� 3-1938), signé d'un prénom masculin, Khaled, qui rend compte de Tunisiennes, paru à la fin de 1937. L'auteur de cet article commence par s'élever contre la quantité des témoignages et autres enquêtes consacrés à la vie des Musulmanes par des Françaises :
« Une dame française, de préférence d'âge canonique, s'en vient de France chez nous toutes les deux ou trois années, se pencher avec une maternelle sollicitude sur le problème de la femme musulmane. »
Avant de s'attaquer à l'œuvre de Lucie-Paul Margueritte dans laquelle il dénombre quantité de lieux communs, d'approximations, voire d'aberrations dues au fait que « la dame croit tout ce qu'on lui raconte » :
« Et nous voici Porte bab Benat où Porte des Filles, ainsi nommés, nous dit madame Lucie Paul Margueritte, de ce qu'autrefois s'y élevait un Palais Matrimonial où les jeunes filles musulmanes venaient s'exposer au regard des jeunes gens qui pouvaient les demander en mariage ! L'auteur a dû confondre avec la rue El-Mekhtar. Ceux qui connaissent Tunis apprécieront... »
Quoi qu'il en soit, la revue fait ici la preuve de son utilité non seulement en touchant un lectorat féminin (celui-là même qui en parle à L.P. Margueritte lors de son enquête), mais plus encore en forçant au dialogue hommes et femmes, Occidentales et Tunisiennes. On sait du reste que cette ouverture conduira certains leaders nationalistes comme Tahar Haddad ou Mohamed Sadok Zmerli à y exprimer leurs sentiments sur la question et qu'Habib Bourguiba lui-même y débattra de la question du voile comme instrument de résistance au colonialisme.
Conclusion
On note combien fut long et ardu le cheminement de l'invisibilité au dévoilement, de la Musulmane cloîtrée racontée par l'homme occidental à la jeune fille en recherche d'émancipation hurlant Ana ah'ya, « je suis, j'existe ». Au terme de ce processus, on découvre une femme, certes toujours en lutte, en recherche de reconnaissance et d'égalité, mais du moins désormais visible à travers l'écriture ou autre forme d'art, les Taos Amrouche, Djamila Débèche, Leïla Baalbaki, Baya... et derrière elles, toutes osant s'affirmer dans leur être et dans leur corps, Assia Djebar et ses Alouettes naïves, Aïcha Lemsine sortant de sa Chrysalide, ou Ahlam Mostaghanemi osant Dhakirat al-Jasad, pudiquement traduit par Mémoires de la chair.
Guy DUGAS
Université P. Valéry - Montpellier
Article repris sur le site "Lire les femmes" avec l'autorisation de l'auteur.