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Afrique, Africanité et la « circulation des mondes » |
Le degré d'« africanité » qu'il convient d'attribuer aux auteurs et aux textes mentionnés dans le website « Lire les femmes et les littératures africaines » a été matière à controverse depuis la mise en ligne du site. Faute de disposer d'une définition précise, il est souvent malaisé d'affirmer sans équivoque qui est, et qui n'est pas africaine, d'où notre décision initiale d'éluder la question en nous en remettant au sens commun qui, semblait-il, était largement suffisant pour justifier nos choix. A l'usage, hélas, le bon sens n'est pas aussi utile qu'on pourrait le croire. Il est trop souvent un sous-produit de nos stéréotypes et il fait plus volontiers appel à un dogmatisme simplificateur qu'à une analyse sophistiquée de problèmes identitaires complexes. Prenons par exemple la notion d'« africanité » mentionnée plus haut. Le bon sens suggèrerait qu'une romancière africaine est tout simplement une romancière noire vivant en Afrique ; il est vrai que cette définition sommaire convient à un bon nombre de romancières africaines. Toutefois - et c'est la raison pour laquelle elle n'est pas satisfaisante - un grand nombre d'écrivaines lui échappent, ceci parce que ni le fait d'être noire ni celui de vivre en Afrique ne sont des critères permettant d'établir à coup sûr l'« africanité » de quelqu'un. Alors que les premières écrivaines « africaines » qui publièrent leurs œuvres au cours des années 1970 furent en effet en majorité des femmes noires vivant en Afrique, une grande proportion des auteurs de la génération suivante contredisent cette définition. Plusieurs de ces écrivaines se sont établies en Europe ou aux Etats Unis, justifiant la question: « Combien de temps reste-t-on « une africaine » lorsque l'on a quitté le pays de ses ancêtres ? ». Dans le même ordre d'idées, des milliers de femmes d'origines très diverses se sont installées en Afrique justifiant la question inverse : « Une fois établie sur le continent, combien de temps faut-il à une femme venue d'ailleurs pour qu'elle devienne « africaine » ? ». De plus, la couleur d'un individu - contrairement aux idées reçues - n'est pas non plus un gage de l'africanité d'un auteur. Un exemple qui en cache mille autres en témoigne : l'écrivaine blanche Nadine Gordimer est africaine alors que l'activiste noire américaine Angela Davis ne l'est pas.
Négligeant un problème de définition qui aurait nécessité une étude serrée, nous nous étions donc satisfaits, il y a une dizaine d'années, d'encourager chacun des lecteurs de notre site à définir à sa convenance le degré d'africanité des auteurs listées[1]. Ce fut peut-être une erreur car ce vide théorique - même si, au niveau de l'ensemble du discours critique, notre responsabilité est infinitésimale - a facilité la résurgence d'idéologies essentialistes basées sur un réflexe nativiste primaire et sur la différence raciale brute. Un « sens commun » rudimentaire construit sur les idées reçues et sur une vision stéréotypée de l'altérité, a entraîné des populations entières vers le non-sens, c'est-à-dire une division arbitraire de la société entre « autochtones » et « allogènes ». Ceci a débouché sur la haine, l'intolérance et la violence. L'émergence d'une nouvelle forme de la modernité africaine proposée par Achille Mbembe est donc arrivée à point nommé pour infléchir le cours de l'histoire[2]*. Prenant pour point de départ la « circulation des mondes », Mbembe propose un certain nombre de paramètres qui permettent d'analyser la notion d'africanité en marge des poncifs, des dichotomies et des replis identitaires.
Dans un premier temps, Mbembe souligne que le milieu africain ne peut pas être réduit aux seuls membres des communautés noires, qui sont certes majoritaires, mais qui ne représentent pas l'ensemble de la population du continent. Ces communautés ne sont pas non plus, dit-il, « les producteurs uniques de l'art et de la culture » du continent. Au cours des siècles, plusieurs groupes venant d'Asie, d'Arabie, d'Europe ou d'ailleurs se sont installés en Afrique, de manière temporaire ou définitive, et nombreuses sont les personnes issues de ces migrations - plus ou moins lointaines - qui se considèrent comme africaines à part entière, même si leur généalogie les rattache à d'autres points du globe. Réciproquement, il convient de relever que les flux migratoires ont de tout temps été multidirectionnels, c'est-à-dire que dans certains cas ils aboutissent en Afrique mais qu'en d'autres occasions, ils partent de ce continent, d'où les millions de personnes d'origine africaine, installées dans le monde entier, qui se considèrent avant tout citoyen(nes) du pays où elles se sont établies, même si l'Afrique fait partie de leur patrimoine ancestral.
Le résultat de cette mobilité des peuples est d'une part la dispersion des individus partageant une origine commune et d'autre part l'évolution permanente des cultures. Aucune collectivité n'a jamais résisté aux changements imposés par la nécessité de s'adapter aux pressions diverses exercées par les autres. D'où l'idée, suggérée par Mbembe, que ce que l'on appelle « la tradition » n'est au fond qu'une illusion : les us et coutumes qui s'y rattachent fluctuent au cours du temps et se transforment en permanence sous l'effet du métissage et de la vernacularisation. Les coutumes et les traditions n'ont pas été octroyées une fois pour toute à un peuple élu par une Afrique mythique. Elles sont plutôt le fruit d'une adaptation aux exigences imposées de manière continue à chaque collectivité humaine lorsqu'elle interagit avec autrui. Perdre de vue la nature multiple et fluctuante des identités conduit - comme on le voit en maints endroits - à une reconfiguration des valeurs ancestrales qui alimente un nationalisme réducteur et destructeur. Ce dernier débouche alors sur une dichotomie sanglante entre populations « autochtones » et « allogènes », les secondes étant infailliblement accusées de tous les maux - politiques, moraux ou économiques - sur lesquels les problèmes de la société se sont cristallisés à un moment donné. La notion d'ivoirité est un exemple frappant de ce genre de dérive, bien qu'elle n'en soit pas, et de loin, la seule manifestation. Le harcèlement des musulmans dans plusieurs pays en proie à une psychose de la sécurité et le « management des flux migratoires » qui déshumanise les « illégaux » en Europe ont pour origine une idéologie similaire : la création d'une ligne de partage infranchissable entre « eux » et « nous » et la victimisation des « allogènes » par les « autochtones » au nom de valeurs ancestrales figées et érigées en dogmes.
Les définitions du concept d' « africanité » qui s'appuient sur un ensemble de traits culturels ou physiques conduisent à l'impasse. Il est temps, dit Mbembe, de dépasser les vieux clichés essentialistes et de laisser libre cours à une nouvelle éthique de la tolérance. Les valeurs de la modernité africaine sont à construire sur les bases d'héritages raciaux multiples, de systèmes démocratiques, d'économies vibrantes et d'une participation active à la consommation liée aux flux de la globalisation. A cela, me semble-t-il, il convient d'ajouter la nécessité d'envisager de nouvelles questions de recherche et l'abandon de celles qui nous ont conduits à des impasses. Il ne s'agit plus, par exemple, de déterminer arbitrairement qui est africain et qui ne l'est pas, mais plutôt de définir quels types de liens, individuels ou collectifs, expliquent l'attachement d'un individu ou d'une collectivité au continent africain. Quelle est la nature de ces attaches et comment s'inscrivent-elles dans un ensemble complexe d'allégeances, parfois contradictoires ?
Prendre pour principe que la relation des individus/collectivités avec le reste du monde n'échappe jamais au changement - quelles que soient les époques - n'a pas été sans exiger quelques ajustements du site « Lire les femmes et les littératures africaines ». D'abord, le choix des auteurs listées cesse d'être déterminé de manière plus ou moins ad hoc, c'est-à-dire sur la base d'une définition « de bon sens » du terme « africain ». Ce choix s'appuie plutôt sur la relation d'une auteur ou d'un texte avec un continent qui, depuis toujours, participe de la "circulation des mondes". D'où la nécessité d'être ouvert non seulement aux écrits de celles que « quelque chose autorise, ipso facto, à prétende à la "citoyenneté africaine"[3] », mais aussi, de façon plus large, à toutes les écrivaines ayant un rapport privilégié avec le continent. L'accent est donc mis sur les œuvres des écrivaines qui, de par la multiplicités de leurs voix, ont contribué à la construction d'une culture africaine et à la réactualisation permanente de son histoire, de sa diversité, de ses traditions et de la relation du continent avec le reste du monde. Cette démarche s'accompagne donc tout naturellement d'un élargissement de notre projet initial, entre autre la prise en compte de l'apport littéraire de nombreuses femmes dont les textes précèdèrent l'arrivée sur la scène littéraire des premières femmes de lettres d'origine négro-africaine dans les années 1970. Plusieurs femmes ayant séjourné plus ou moins longtemps en Afrique pour des raisons professionnelles ou d'agrément - avant et après les Indépendances - témoignent, elles aussi, de la pérennité de la « circulation des mondes ». Leurs textes dévoilent une facette intéressante de l'interpénétration des cultures. Ils témoignent d'un intérêt nouveau pour ce qui vient d'ailleurs et, aussi, d'une lente accoutumance à l'idée de métissage.
Deuxièmement, l'absence des romancières noires-africaines des programmes d'études littéraires à l'université, est moins criante que par le passé. Au cours de ces dix dernières années, de très nombreux ouvrages ont été publiés par des femmes vivant en Afrique ou originaires de ce continent, et personne ne met plus en doute la valeur littéraire de plusieurs de ces œuvres. De nos jours, le problème qui frappe la littérature africaine au féminin se situe moins au niveau de sa reconnaissance qu'à celui de sa dissémination, marquée par un profond déséquilibre entre la poignée de titres publiés en Afrique et la pléthore de ceux proposés par des éditeurs européens. La globalisation, dans le contexte néo-colonial que nous connaissons, provoque un déséquilibre profond et fausse complètement la production littéraire en Afrique. Les forces hégémoniques qui minent l'édition rappellent d'ailleurs d'autres échecs antérieurs, celui, par exemple, des écrivains coloniaux blancs qui, en dépit de tout leur talent et savoir-faire, furent souvent incapables de traduire de manière satisfaisante la sensibilité propre à la majorité noire. De même, l'incapacité des écrivains masculins - qui occupaient tout l'espace littéraire africain il n'y a pas si longtemps - à exprimer la vision du monde de leurs sœurs et épouses sans intermédiaires. L'hégémonie des multinationales qui ont pris le contrôle du monde de l'édition pour conquérir de nouveaux marchés souffre des mêmes défauts car rien ne peut remplacer la multiplicité des points de vue et la diversification des pouvoirs décisionnaires, d'où le besoin d'accorder un intérêt tout particulier aux livres publiés en Afrique par quelques rares petites maisons d'éditions indépendantes, plutôt que d'avoir pour priorité les ouvrages publiés par des « Africains ».
Enfin, en choisissant de limiter notre site aux livres publiés par des romancières africaines écrivant en français, nous sommes conscients de passer à côté d'un grand nombre d'auteurs africains s'exprimant dans une langue différente, d'où l'importance des traductions. Elles représentent une petite ouverture vers d'autres régions du continent africain et transcendent les frontières linguistiques, politiques et culturelles qu'on a tenté de lui imposer, du dehors et du dedans, depuis la nuit des temps.
jmv - 2007
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/French
Created: 27 Feb 2007
Modified: 31 March 2014
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