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Microédition et attentes lectorales |
Depuis le milieu des années 1990, les modifications apportées régulièrement à notre site rendent compte de l'évolution permanente d'Internet et du développement spectaculaire le la littérature de langue française proposée par des écrivaines ayant une relation privilégiée avec le continent africain. En 2007, constatant une détérioration de l'édition au sud du Sahara, nous soulignions la nécessité d'accorder un intérêt tout particulier aux livres publiés en Afrique par les quelques maisons d'éditions indépendantes qui entendaient résister aux distorsions associées à une production littéraire placée sous le control de forces extérieures [1].
Six ans plus tard, la publication d'un nombre grandissant d'ouvrages mis sur le marché par de nombreux pseudo-éditeurs ne respectant plus le code de déontologie de la profession, ajoute un élément nouveau aux préoccupations antérieures. Pour des raisons purement économiques, les normes littéraires de jadis sont souvent négligées bien qu'elles continuent à peser de tout leur poids sur l'univers « globalisé » de la littérature. Quel que soit le lieu de résidence des lecteurs, ces derniers s'attendent à ce que les auteurs respectent un certain nombre de conventions lexicales, orthographiques et grammaticales permettant une lecture facile et agréable des textes proposés. Ignorer ces attentes lectorales nuit au rayonnement d'une littérature par ailleurs riche et variée.
Pour les écrivaines des années 1970, assujetties dès leur jeune âge à la domination souveraine du français imposée dans les écoles coloniales, la nécessité de se conformer aux règles en vigueur ne posa pas de problème. Il en fut de même des auteures de la décennie suivante dont les textes furent évalués par des comités de lecture compétents avant d'être publiés par des maisons d'éditions expérimentées, telles que Les Nouvelles Editions Africaines, après une correction minutieuse des manuscrits. Le problème des écrivaines de cette époque n'était pas de remplir le contrat tacite qui les liaient à leurs futurs lecteurs en se conformant aux conventions littéraires en usage mais plutôt d'éviter d'être spoliées de leur statut d'écrivain et reléguées en marge du monde des lettres en vertu de leur sexe et de leurs origines. La publication du premier manuscrit d'Amina Sow Mbaye et de Delphine Zanga Tsogo dans une collection destinée aux enfants enlevait par exemple à jamais à ces deux ouvrages la possibilité d'être considérés comme des livres d'intérêt général. Et l'excellent roman L'Ombre en feu de Mame Younousse Dieng qui ne fut publié que vingt après avoir été accepté par le comité de lecture des Nouvelles Editions Africaines, pour une raison mal définie, montre également que si les problèmes liés à l'édition étaient déjà nombreux, ils n'étaient pas d'ordre stylistique ou linguistique.
L'arrivée de l'informatique, des ordinateurs personnels et de la numérisation des documents offrit de nouvelles possibilités pleines de promesses au monde de l'édition. Pour une somme très modique, il devint par exemple possible de sortir un livre de bonne facture et de l'offrir à ses amis. Publier un ouvrage quelconque n'était plus l'apanage d'une coterie d'éditeurs autocrates qui imposaient impunément leurs décisions souvent arbitraires à des auteurs sans défense. Malheureusement, l'avenir radieux promis par la microédition s'estompa rapidement à l'horizon des espoirs déçus; les désavantages qui lui étaient liés ne tardèrent pas à devenir manifestes. L'abandon des linotypes au profit d'ordinateurs légers et d'imprimantes portables, mettait la mise en page des documents et l'impression d'un livre à la portée de tous, mais cette révolution technologique qui permit à chacun de devenir un homme orchestre assumant toutes les étapes de la publication d'un livre, de son écriture à sa distribution, fut aussi le théâtre d'un abandonnement des conventions éditoriales qui faisaient partie intégrante du savoir d'éditeurs, aussi attentifs à la forme qu'au contenu des ouvrages qu'ils publiaient.
Pour concevoir un mécanisme littéraire qui permette aux lecteurs d'atteindre le nirvana, l'imagination créatrice d'un auteur et le bricolage informatique ne suffisent pas. Le concours d'une équipe éditoriale qualifiée est aussi essentiel. Il faut d'abord un éditeur qui lit les manuscrits et n'hésite pas à demander aux auteurs d'apporter à leurs textes les changements voulus pour qu'ils satisfassent aux exigences de qualité que les lecteurs attendent. Quelqu'un qui voue un soin tout particulier à la relecture et à la correction des ouvrages acceptés pour publication et qui connaît bien les circuits de distribution. Le plaisir de lire n'est possible que lorsque le lecteur, oubliant le déchiffrage mécanique des mots et des phrases, laisse son esprit vagabonder dans les espaces infinis de l'imagination. Ecrire est une occupation solitaire mais donner à un livre la meilleure chance possible d'être lu ne l'est pas. D'où le résultat souvent décevant de l'auto-publication qui laisse souvent à désirer en termes de présentation, de conventions typographiques, de syntaxe, de grammaire et d'orthographe. Il y a certes quelques exceptions, mais en règle générale, un texte gagne à être relu par un tiers, que l'auteur du manuscrit soit un écrivain expérimenté ou l'auteur d'un premier roman.
Le problème est d'autant plus préoccupant que l'arrivée de l'informatique dans le monde de l'édition a favorisé la prolifération de pseudo-éditeurs friands de bits, d'octets et de bénéfices rapides mais incapables d'évaluer la valeur littéraire d'un manuscrit et encore moins d'y apporter les corrections nécessaires, ni même, souvent, d'en assurer la mise en page. Exigeant un document prêt à être imprimé, ces éditeurs fictifs demandent à l'auteur de tout faire et ils se contentent d'ajouter l'ouvrage imprimé à un petit nombre d'exemplaires à leur catalogue ou sur leur site Internet, facturant au passage un montant très excessif au vu de leur prestation. De surcroît, les malheureux auteurs, souvent dépouillés de leurs droits d'auteurs, sont aussi obligés d'assurer eux-mêmes la promotion et la vente de leur livre. [*]
La publication artisanale d'ouvrages destinés à un lectorat particulier a certainement sa place. Il est des domaines où les préoccupations normatives du lecteur passent au second plan. Par exemple, les mémoires ronéotypés d'un vieil oncle racontant sa vie et sa passion pour la musique, alors qu'il était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, rencontra un vif succès dans ma famille. La réception du charmant petit texte publié par la maman de Jessica Mandziya-Sathoud alors que sa fille n'avait que huit ans rencontra certainement un accueil similaire. D'innombrables ouvrages dus à la plume de personnes aimant écrire sans pour autant se considérer comme des écrivains, ont réjoui leur entourage. Le droit d'écrire appartient à tout le monde et il s'exprime de diverses manières. Il n'en reste pas moins vrai que la plupart des lecteurs qui s'intéressent à la Littérature sont très attachés à leurs habitudes; ignorer leurs attentes est rédhibitoire.
Il est donc impératif que les auteurs se conforment aux règles, mais cela ne suffit pas en soi à déterminer la littérarité d'un ouvrage. Alors que les règles d'or de l'orthographe, de la grammaire et de la mise en page sont largement partagées, les éléments qui déterminent la qualité littéraire d'un texte sont beaucoup plus intuitifs et subjectifs, et dès lors, aléatoires. Un texte peut être d'une facture impeccable mais laisser le lecteur insensible, d'où d'interminables divergences de vues sur le bien-fondé d'admettre tel ou tel ouvrage, tel ou tel genre au sein de l'univers littéraire. Il y a une cinquantaine d'années, par exemple, les cénacles littéraires français étaient persuadés que les femmes africaines n'avaient jamais rien écrit qui pusse être considéré comme un texte ayant une valeur littéraire quelconque. Ce n'est que bien des années plus tard que la fausseté de cette thèse fut mise en lumière, lorsqu'il apparut de plus en plus clairement que plusieurs élèves de l'Ecole Normale de Rufisque ayant fréquenté cet établissement dans les années 1940 avaient acquis non seulement une maîtrise parfaite de la langue française mais aussi ce petit quelque chose qui permet à l'écrivant de devenir écrivain et de donner à la prose ordinaire les pouvoirs évocateurs du texte littéraire.
Bien que sans enthousiasme, l'Université et la critique s'ouvrirent petit à petit à l'idée que l'art de dire les choses, et de les bien dire, n'était pas une question de sexe ou de race mais de talent, et que plusieurs Africaines n'en manquaient pas, telles Marie-Charlotte Mbarga Kouma dans le domaine du théâtre (1967), Clémentine Nzuji dans celui de la poésie (1969), Aoua Kéita dans celui de l'autobiographie (1975), Mariama Bâ et Aminata Sow Fall dans celui du roman (1979), pour ne citer que quelques noms. Un des premiers buts de notre site Lire les femmes écrivains et les littératures africaines était de documenter cette entrée des Africaines dans l'univers des lettres et de rendre compte de son évolution. A cette fin, un grand nombre d'ouvrages disant l'Afrique au féminin ont été rassemblés et signalés dans nos pages. Et la décision de ratisser large nous conduisit à mettre l'accent sur la diversité des livres proposés, leur originalité, l'engagement socio-culturel des auteures, leur dénonciation des inégalités dont elles étaient victimes, leur enracinement dans la terre ancestrale, le déracinement, l'exil, etc.
Dans les années 1970 et 80, c'est-à-dire avant que l'usage des ordinateurs personnels ne se popularise, les questions de forme ne se posaient guère car la grande majorité des maisons d'édition se faisaient un point d'honneur de peaufiner leurs manuscrits. Et même les ouvrages publiés à compte d'auteur comme par exemple D'un Fouta-Djalloo à l'autre de l'institutrice retraitée Sirah Baldé de Labé publié en 1985 étaient minutieusement relus. Vingt ans plus tard, la publication assistée par ordinateur a profondément modifié la production littéraire. D'un côté, cet outil à double tranchant a permis à n'importe qui d'imprimer, ou de faire imprimer un manuscrit qui n'avait plus besoin d'être vendu qu'à quelques exemplaires pour que l'auteur rentrât dans ses frais. De surcroît, il n'était plus besoin de conserver un ouvrage en stock car on pouvait sans peine réimprimer de nouvelles copies en fonction de la demande.
Malheureusement, cette évolution fort positive fut aussi accompagnée du délaissement du savoir-faire des éditeurs et des compétences des correcteurs qui formaient l'épine dorsale du monde de l'édition. Un dictionnaire électronique ne remplacera jamais une vraie correctrice, et même l'ordinateur le mieux programmé reste tout à fait incapable de retravailler un texte de manière à le rendre plus lisible et intéressant. L'éditique a certes permis à un nombre croissant d'auteures de publier leurs écrits, mais faute d'avoir bénéficié des conseils d'une éditrice compétente et de l'aide efficace d'une correctrice qualifiée, bon nombre des ouvrages proposés ne répondent pas aux exigences des lecteurs passionnés de littérature.
A la lecture de romans anglophones traduits en français, on est souvent émerveillé par le talent de la traductrice, et il m'est arrivé plus d'une fois de me demander si la traduction d'un ouvrage donné n'était pas supérieure à l'original. De fait, un roman peu attrayant peut devenir un petit joyau lorsqu'il est translaté de manière habile et innovatrice. Et ce qu'une traductrice est en mesure d'apporter au texte, les éditeurs peuvent aussi l'offrir et en faire bénéficier les manuscrits qu'on leur confie. La prise en main du roman de Christine Garnier qui fut publié sous le titre de Doellé par Bernard Grasset en 1950, n'est qu'un exemple devenu célèbre [2]. L'approche pratique et déterminée des éditeurs n'a bien sûr pas disparu. Elle est salutaire lorsqu'elle sert les intérêts de l'auteure et des lecteurs. Elle prend du temps et coûte cher à une époque où le mot d'ordre est de produire plus à moindre frais, mais c'est à ce prix-là qu'un manuscrit illisible à l'état brut peut devenir un livre plaisant et digne d'être imprimé. Deux versions du même manuscrit publié à quelques années d'intervalle me sont tombées sous la main récemment. La comparaison des deux livres souligne l'importance de l'éditeur. La première édition publiée par un pseudo-éditeur dont les compétences se limitaient à brancher son imprimante sur son ordinateur pour y imprimer le manuscrit « camera ready » qu'il avait reçu par courrier électronique ne faisait pas justice à un roman, certes assez mal écrit mais dont l'intrigue et les personnages étaient intéressants. En contraste, la personne qui remania le style et la structure narrative de la seconde édition rendit non seulement service à l'auteure mais aussi aux lectrices qui pouvaient découvrir avec plaisir un texte à la fois fort, combatif et évocateur dont la version précédente ne permettait pas de mesurer la valeur.
La rencontre d'un éditeur avisé, d'un rewriter de talent et d'une auteure ayant une histoire intéressante à raconter peut déboucher sur un succès de librairie car si le lecteur oublie les mots sur la page lorsqu'il est captivé par l'histoire, il oublie aussi tous ceux qui ont contribué à la manufacture du livre qu'il a entre les mains. Que l'ouvrage émane d'une personnalité célèbre ayant eu recours à un nègre pour raconter sa vie, ou d'une femme très ordinaire évoquant un drame villageois; qu'il soit dû à une universitaire expatriée ou à une commerçante noyée dans l'agitation permanente d'une mégapole africaine, l'auteure ne peut prétendre à être lue que si son ouvrage est conforme aux attentes du public.
Et la facture d'un ouvrage littéraire qui est si importante pour un lecteur « ordinaire » l'est plus encore aux yeux d'une enseignante à la recherche de textes susceptibles d'être inclus dans ses cours de littérature. Peu de temps avant la mise en ligne ce site, par exemple, la professeur Ormerod qui était en charge des littératures africaines et antillaises à l'Université d'Australie occidentale, n'eut aucune hésitation à ajouter Mariama Bâ au programme de licence. Dix ans plus tard, les titres disponibles devenaient de plus en plus nombreux et variés mais un grand nombre d'entre eux ne pouvaient plus être recommandés aux étudiants parce que trop de fautes de frappes, d'erreurs grammaticales ou de syntaxe les rendaient inappropriés en dépit de leur originalité, d'une intrigue ou d'un contenu par ailleurs intéressants. Cette situation malheureuse touche aussi les Facultés de lettres africaines où des enseignantes progressistes ont souvent été contraintes, pour les mêmes raisons, à écarter des romancières pourtant bien enracinées dans leur pays et évoquant un monde proche de celui de leurs étudiantes. La situation était regrettable et elle le reste aujourd'hui, en dépit des efforts d'un nombre croissant de petits éditeurs africains et métropolitains bien décidés à guider leurs auteurs sur le chemin du succès en s'assurant que leurs manuscrits ne sont plus publiés à l'état brut.
Le désir d'être témoin de l'élargissement de l'univers littéraire africain sans avoir à en dessiner les contours a toujours été l'un des principaux objectifs de ce site. L'idée d'offrir un large aperçu des ouvrages sur l'Afrique, disponible en français et écrits par des femmes demeure donc importante et un large éventail des publications disponibles continue à être proposé au rythme des sorties de presse, quel que soit le mérite littéraire des ouvrages publiés. Toutefois, une égale importance n'est plus donnée à tous les ouvrages. Certains ne sont que cités, d'autres recommandés et les nombreuses pages consacrées aux auteures sont progressivement archivées. Lors de la mise en ligne de ce site, très peu de renseignements concernant les écrivaines africaines et leurs livres étaient disponibles, d'où l'utilité de nos petites bio-bibliographies résumant en quelques mots la vie et les livres des personnes mentionnées. Aujourd'hui, la plupart des romancières africaines les plus connues et toutes les maisons d'édition ont leur propre site sur Internet. De plus, les moteurs de recherche permettent de trouver toutes sortes de renseignements sur les auteures africaines et leurs œuvres, ce qui rend du même coup nos pages redondantes.
Les pages soulignant la valeur littéraire de certains ouvrages plutôt que l'augmentation et la diversité des auteures, prennent donc toujours plus d'importance, ne serait-ce que parce que Lire les Femmes écrivains et Les littératures africaines est une ressource largement utilisée par les étudiants et les enseignants. Il devient de plus en plus nécessaire d'établir une distinction nette entre les livres dont nous recommandons la lecture et ceux dont la valeur littéraire est laissée à l'appréciation des lecteurs. A cette fin de nouvelles rubriques ont été étoffées. Par exemple, les livres listés sur la page « L'Afrique écrite au féminin depuis les années 1960 » [3] témoignent de la diversité et de la qualité de la contribution des femmes à la littérature africaine écrite ou traduite en français. Bien que sélective et donc incomplète cette liste répond mieux à la demande des enseignants et des lecteurs en général que la liste des ouvrages qui ont été publiés chaque année, au cours de la première décennie du millénium. De même, les livres mentionnés dans la rubrique « A (re)lire » [4] proposent un échantillon de perles littéraires souvent ignorées. Certains des livres analysés dans cette subdivision appartiennent à une époque révolue, mais beaucoup d'autres sont des titres récents qui ont échappé aux effets délétères de l'éditique et, confiés à des éditeurs responsables, méritent le détour. Les excellentes traductions en français de plusieurs écrivaines anglophones, augmentent aussi l'intérêt d'un corpus qui doit être jugé en fonction de sa lisibilité et de sa valeur littéraire plutôt que sur la base de ses origines géographiques. Les littératures « africaines » disponibles en français touchent un large éventail de lecteurs et leur popularité est moins due à une expression essentialiste de l'identité africaine, qu'à l'interaction multiforme de toutes sortes de personnes avec le continent.
Dans le même ordre d'idées, le sort des ouvrages n'est plus abandonné aux mains d'un petit groupe de critiques et de spécialistes influents. Il est aussi décidé par les coups de cœur de lectrices ordinaires qui, grâce à l'interactivité des sites Internet qui s'est développée bien au-delà des liens hypertextes d'il y a vingt ans peuvent maintenant ajouter leurs commentaires et remarques aux compte rendus de lecture qu'elles consultent. Les échanges fascinants entre des lecteurs dispersés dans le monde entier nous ont conduits à ajouter une nouvelle section intitulée « Notes de lecture » [5]. Elle inclut des recensions de livres lus par des lectrices férues de littérature et intéressées à l'avis d'autres lecteurs. En plus d'un élargissement du champ de la critique littéraire, cet ajout est aussi une manière de reconnaître que, malgré et aussi, paradoxalement, grâce à ses règles d'allure inflexible, la littérature est en mesure de plaire à la fois aux professionnels de la littérature et aux amateurs qui, oubliant le monde qui les entoure, prennent le même plaisir à se plonger dans un « bon livre ».
Une intéressante note de lecture publiée dans la revue Ethiopiques [6], il y a quelques années, rappelait aux lecteurs que, des siècles durant, l'orthographe et la ponctuation avaient été abandonnées à l'inconstance des scribes. Un consensus autour des normes à respecter est donc non seulement un phénomène assez récent, mais aussi un terrain d'entente très aléatoire dans la mesure où, la langue évoluant sans cesse, ceux qui essayent de la codifier sont sans cesse mis au défit par ceux qui en font usage. Les membres de « l'Ouvroir de littérature potentielle » jouant avec les contraintes imposées à l'écriture et Marie NDiaye proposant un roman composé d'une longue phrase dont le seul point est le point final [7] ne sont que deux exemples montrant que le génie littéraire se moque des règles au sein desquelles on voudrait l'enfermer. Cela est incontestable; mais il n'en reste pas moins vrai qu'en se pliant aux conventions en usage à un moment donné, les auteurs non seulement facilitent la tâche mais aussi augmente le plaisir de lire des lecteurs de leur époque. Cela, bien sûr, exige de se poser les questions élégamment formulées par Ken Bugul dans son article « Questions, Enjeux, Défis » [8]: « ... écrire pour qui ? Et quoi écrire? Et pourquoi écrire? ... Quel genre? ... Dans quelle langue? » Toutes ces questions sont évidemment liées. Quand l'auteure sénégalaise Mame Younousse Dieng écrivit Aawo bi, [9] un des premiers romans en wolof, elle avait clairement en tête ses compatriotes sénégalais, même si elle s'appropriait un genre littéraire qui n'appartenait pas aux traditions narratives du Sénégal. Le lecteur implicite de son second roman [10] est lui aussi sénégalais, mais parce que l'auteure a choisi la langue française pour raconter son histoire, le roman s'affranchit d'un lecteur implicite qui en sait long sur le pays quand il tombe entre les mains d'un lecteur réel domicilié à Montréal, Yaoundé, Bruxelles, Abidjan, Genève ou quelque autre endroit dans le monde. L'intérêt de l'ouvrage est non seulement dû à l'intrigue, aux personnages, à l'affinité de l'auteur avec son pays, mais il l'est aussi au style et au respect des conventions lexicales et grammaticales qui permettent au lecteur d'imaginer à sa manière un Sénégal dont il ne sait souvent pas grand chose et de partager les épreuves de l'héroïne l'espace d'une lecture.
Faute de maisons d'édition bien établies sur place, de nombreuses romancières se sont souvent rabattues sur des éditeurs prêts à imprimer n'importe quoi contre rémunération. Quant aux grands éditeurs prompts à recoloniser la littérature africaine pour satisfaire les attentes lectorales hexagonales, ils demeurent la chasse gardée d'une petite élite de privilégiés. La mondialisation de l'édition, à la sauce néo-libérale-coloniale, ne joue malheureusement pas en faveur des romancières africaines restées au pays. De nos jours, on constate certes un petit recul de l'hégémonie de l'Occident sur l'édition africaine grâce à l'arrivée de nouveaux éditeurs indépendants, actifs et déterminés. Le problème principal des auteures n'est donc plus d'être publiées mais bien plutôt de manquer du soutien éditorial qui leur permettrait de mettre sur le marché des livres qui soient à la hauteur des attentes des lecteurs. Comme Ahmadou Kourouma et d'autres l'ont montré magistralement, transgresser les conventions linguistiques et adapter la langue française au contexte culturel d'un auteur peut revitaliser la langue et donner naissance à un chef-d'œuvre, mais les structures peu orthodoxes ne peuvent avoir un effet positif que si l'essentiel du récit est conforme aux attentes d'un lecteur toujours à l'affût de nouveautés mais farouchement attaché au patrimoine de Paul Robert et de Maurice Grevisse.
jmv 2013
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Quelques pages du dernier roman de Liss Kihindou, Chêne de Bambou (Paris: Editions Anibwe, 2013, pp.282-285), évoquent très bien le désarroi d'une jeune femme aux prises avec un éditeur charlatanesque alors qu'elle cherche à publier son premier roman: "... au cri de joie a succédé un cri d'effroi. En effet, on me disait, après m'avoir déclaré qu'on était heureux de m'annoncer que mon manuscrit avait été retenu pour publication, qu'il fallait "juste" que je participe aux frais de publication, que je prenne notemment en charge la maquette du livre! Tu n'imagineras jamais combien on me demandait. C'est tellement énorme par rapport à mes moyens que je n'ose même pas te dire le montant. [...] J'avais la nette impression qu'il s'en foutait presque de mon manuscrit, pourvu que je paye...". [Note ajoutée en octobre 2013]