A (RE)LIRE "Le jardin d'Adalou", un roman de Josette DESCLERCS ABONDIO Abidjan: Les Classiques ivoiriens, 2012. (312p.). ISBN: 979-10-90625-13-6.
|
This review in English |
Lorsque le détrousseur de cadavres Gaston Mandé tombe sur une enfant cachée non loin de la dépouille d'une femme sauvagement mutilée, il remercie la Providence: en sus de l'argent et des objets de valeur qu'il a découverts non loin de là, il va pouvoir vendre un bon prix cette petite fille ayant échappé à la folie meurtrière des milices qui l'ont précédé. Le cheminement difficile qui conduira la jeune Espéranza à l'indépendance va se poursuivre dès ce moment-là au gré des terribles épreuves que la vie lui réserve.
Le jardin d'Adalou tient les lecteurs en haleine tout au long d'un roman qui suit pas à pas les tribulations de la fillette, depuis la mort de sa mère et sa fuite vers un avenir incertain dans le sillage de Gaston Mandé, jusqu'au moment où la petite fille, devenue adulte, apprend enfin qui elle est et d'où elle vient. Mais avant d'en arriver là, le long périple d'Espéranza la jette brutalement dans un monde régi par d'innombrables despotes abominables. Tout au long de son enfance et de son adolescence, de nombreux clones de Gaston Mandé vont abuser d'elle de maintes façons. Abandonnée par une société qui a perdu ses repères, elle n'échappe à une brute que pour tomber entre les mains d'une autre.
C'est donc un miracle qu'en dépit de l'environnement mortifère qui la voit grandir, violentée et traitée comme une esclave, personne n'arrive à briser sa conviction intime de découvrir un jour le mystère de ses origines. Et sa certitude d'être capable, à un moment donné, de s'affranchir de son ignorance et du joug de tous ceux qui entendent la maintenir éternellement à leur service semble renforcée par l'intervention quasi miraculeuse d'individus sortis de nulle part pour la secourir. Ces derniers la tirent de situations désespérées, même si, à l'instar de Gaston Mandé qui ne la sauve que dans l'idée de la vendre, la plupart de ces anges salvateurs au comportement répréhensible sont de vulgaires tyranneaux. Si un élément positif émerge de leur conduite immorale, ce n'est dû qu'au hasard.
Dans ce contexte, on pourrait s'attendre à ce qu'Espéranza mette à la même enseigne toutes les canailles qui l'ont exploitée et ne lui ont offert que des contraintes et des coups en retour de sa peine. Elle devrait les haïr tous avec la même intensité mais elle ne peut s'y résoudre car, se rend-elle compte, les détrousseurs de cadavres, les enfants soldats, les mercenaires criminels et tous les hommes de main prêts à exécuter les pires exactions ne sont pas à l'origine des conflits et de la misère noire qui en découle. Derrière ces sous-fifres dépourvus de scrupules se cachent les vrais coupables, ceux qui se tapissent dans l'anonymat, tirent les ficelles, abusent de leur pouvoir et perpétuent la violence et l'arbitraire. Ce sont ces hommes sans visage qu'Espéranza entend démasquer et contraindre à répondre de leurs crimes. Certes, les crapules qui ont abusé d'elle tout au long de son enfance méritent d'être châtiées et rien ne peut effacer les atrocités commises par des tueurs en service commandé qui ont massacré sa famille; mais la jeune femme se rend aussi compte que rien n'est immuable, que les gens peuvent changer, pour le meilleur et pour le pire. Dès lors, elle prend la mesure des individus qui l'entourent en fonction de ce qu'ils sont plutôt que de ce qu'ils ont été.
Si la majorité des mains qui se sont tendues vers elle pour la secourir ont eu tôt fait de l'emprisonner, il y a aussi eu de temps à autres quelques individus en quête de rédemption qui lui ont offert une aide désintéressée. Le sicaire français qui, à l'automne de sa vie, prend Espéranza sous son aile et lui apprend à lire et à écrire, par exemple. Je ne regrette rien de ce que j'ai fait, dit ce dernier: « C'est la vie ! [...] Mais je voudrais faire une chose propre, une seule. [...] Tous ces désordres nous les avons construits. Et rien ne changera avant longtemps. Je devrais m'y sentir à mon aise, et pourtant, à l'heure du repos, je me surprends à désirer plus de calme et une terre moins tachée du sang que j'ai contribué à verser. [...] Je ne me suis jamais fait violence pour exécuter les ordres. L'intrigue et les coups tordus étaient ma spécialité. C'était mon fonds de commerce. [...] Toi, c'est une chose imprévisible qui s'est imposée à moi; tu es un accident que je n'avais pas vu venir. [...] Tu seras mon testament, toi ma belle ! Tu feras, je l'espère, mentir, tous ceux qui disent que l'on doit désespérer des êtres humains » (pp.148 et 158).
On pourrait aussi citer cet ancien enfant-soldat qui, des années plus tard, sauve la vie de l'héroïne alors que des tueurs à gages sont à ses trousses. Toutefois, au delà des individus, c'est surtout la bonne étoile d'Espéranza qui lui permet d'échapper à la mort à de nombreuses reprises. Face au monde qui l'entoure, son pouvoir est insignifiant; mais une capacité innée à faire face aux situations les plus désespérées et à se plier aux conditions de vie les plus difficiles lui permet non seulement de survivre, mais aussi de s'aguerrir; de devenir une femme sagace et endurante qui comprend de mieux en mieux la société dans laquelle elle vit. Intelligente et perspicace, elle dévoile les mécanismes qui conduisent à l'aliénation des individus en général et à celle des femmes en particulier; et cela lui permet de lutter à armes égales avec tous ceux qui tolèrent sans broncher les idées réactionnaires et les usages en cours.
La première partie du roman est dominée par le douloureux asservissement de l'héroïne confrontée à la violence et aux forces destructrices qui la menacent jour après jour, année après année. « La guerre itinérante qui avait fait rage au Libéria voisin, puis chez les voisins du voisin [...], la porosité des frontières » (p.5) et l'insécurité qui accompagne une guerre rampante, favorisent tous les excès du dérèglement. Tout cela crée un terrain propice aux abus de pouvoir et à l'immoralité. Le lecteur se rend rapidement compte que dans le monde sans morale qui emprisonne Espéranza, la violence fait force de loi. Les miliciens qui ont tué sa mère aussi bien que les individus lubriques qui abusent d'elle se sont arrogés tous les droits; et ce n'est pas la guerre en soi qui est responsable de la brutalité qu'elle doit endurer, mais l'attitude de personnes pour lesquelles l'issue du conflit importe peu pourvu qu'elle permette à leurs vices de perdurer. L'émancipation progressive de la jeune femme est donc indépendante du dénouement d'une guerre qui saute d'un endroit à l'autre sans raisons précises; elle est au contraire liée à une lente inversion du rapport de force qui la lie aux différentes personnes associées de près ou de loin au conflit.
La guerre et ses conséquences funestes ne sont d'ailleurs pas à l'origine de toutes ses difficultés. A la force des armes s'ajoutent une panoplie de traditions qui pérennisent une relation inégale entre les femmes et les hommes. Comme Espéranza s'en rend compte petit à petit alors qu'elle avance à pas mesurés sur la route de l'indépendance, quels que soient l'âge et la situation des femmes qui l'entourent, ces dernières ont à faire face aux discriminations et à d'innombrables obstacles sociaux et familiaux qui limitent leur liberté. La seconde partie de l'ouvrage souligne les efforts de la jeune femme pour échapper aux rapports contraignants qui l'ont maintenues sous la coupe de maîtres abusifs pendant toute son enfance; en d'autres termes, pour acquérir la liberté de fréquenter les personnes de son choix, de partager leurs joies et leurs difficultés sans avoir à en référer à quiconque.
Comme le montrent les femmes avec qui elle se lie d'amitié dans la capitale ivoirienne, ce sont surtout les hommes qui décident ce que les femmes peuvent et ne peuvent pas faire; et leurs décisions, souvent arbitraires et sans appel, sont à l'origine de propos acrimonieux et de drames familiaux. Le fait que les maris puissent par exemple tromper leurs épouses en toute impunité alors que l'inverse n'est pas autorisé, attire sur les femmes adultères des peines sévères. C'est cette anomalie qui conduit Espéranza à s'engager activement dans l'association de femmes dont elle devient malgré elle la présidente quand, non seulement une de ses amies est battue à mort par son époux, mais que la "Justice" acquitte le mari criminel en vertu d'un droit coutumier qui veut que les hommes peuvent battre leurs femmes quand ils le jugent nécessaire.
Toutefois, « entendre l'exigence de justice et travailler le corps du politique pour que cette justice trouve une forme garantissant son effectivité » [1] n'est pas toujours aussi aisé que de condamner très publiquement un mari meurtrier et un déni de justice. Dès lors, le roman soulève un certain nombre de dilemmes moraux auxquels Espéranza est confrontée à mesure que son pouvoir augmente. Par exemple, se demande-t-elle, est-il préférable de lutter contre les dénis de justice et d'exiger la juste rétribution des crimes commis hier et avant hier, ou d'abandonner le passé au passé, de chercher à apaiser les esprits et de regarder devant soi au nom de la paix? A quoi cela sert-il de transformer en boucs émissaires quelques seconds-fusils alors que les vrais coupables, eux, restent toujours dans l'ombre et ne sont jamais amenés à rendre des comptes?
Difficiles dilemmes pour une femme qui est plus intéressée par les promesses de l'avenir que par les malheurs du passé; par un modus vivendi permettant à chacun de vivre sa vie plutôt que par une victoire définitive des uns sur les autres; par le bonheur conjugal plutôt que la codification des devoirs des conjoints. A ses yeux, l'amour et le pardon sont des atouts qui permettent à l'humanité de se dépasser. Dès lors, si la justice est pour Espéranza une vertu cardinale, la jeune femme ne veut pas non plus, dit-elle, amener de l'eau au moulin des victimes qui cultivent la haine et l'esprit de vengeance, perpétuant à l'infini le cercle vicieux de la haine (p.294). Cela ne l'empêche pas pour autant de prendre ses responsabilités. L'inaction et la soumission nourrissent l'appétit insatiable des fauteurs de guerre, des profiteurs et des agresseurs. Alors qu'elle aspire à la paix, elle ressent aussi la nécessité d'essayer de démasquer les coupables de crimes impardonnables et de les contraindre à rendre des comptes. D'où sa dénonciation d'un système de justice inadéquat et sa décision d'être un témoin à charge dans le procès du puissant chevalier d'industrie, corrompu jusqu'à l'os, qui a attenté à sa vie, fait exécuter son amant et détruit sa famille.
La guerre tournante qui a ravagé le Libéria, la Sierra Leone, la Côte d'Ivoire et bien d'autres pays encore, a tué et mutilé des centaines de milliers de civils, pour la plupart victimes de spadassins assoiffés de sexe et de sang. Et mises à part quelques obscures officines où se trame l'avenir du monde, il est bien difficile de savoir qui bénéficie de ces affrontements destructeurs ? qui arme les belligérants jusqu'aux dents ? et qui tire les ficelles. Personne ne bénéficie d'une anarchie mortifère qui entraîne la misère, la cupidité et les préjugés ethniques. Personne, et les femmes moins que quiconque. Aussi, Espéranza affirme-t-elle que « la guerre lui a volé son histoire » et « qu'en Afrique, bien plus [qu'ailleurs], les femmes sont arrimées à des boulets trop lourds, forgés par des mains puissantes, gourmandes, brutales, qui donnaient et reprenaient, donnaient et reprenaient, donnaient à nouveau et reprenaient aussi vite ce qu'elles avaient donné, des mains avides, des mains assoiffées, des mains qui telles des serres ne lâchaient pas leurs proies tant que le moindre carré de terre vierge subsistait encore, tant que la moindre goutte du sang noir de la terre n'avait pas encore été siphonnée, tant enfin que l'envie prenait le pas sur les grands principes. [...] Il était évident que l'avidité, la convoitise et le profit avaient laissé des traces indélébiles dans les chairs des femmes africaines, tant dans les cales nauséabondes que dans les brousses truffées de guerres et d'intrigues qui dépassaient bien souvent les satrapes locaux satisfaits, imbus de leur importance et d'une ignorance crasse, qui pour quelques colifichets et des babioles, depuis des temps immémoriaux, livraient leurs mères, leurs filles et leurs sœurs à l'appétit charnel de tous les fantassins. » (pp.256-257)
Les femmes africaines payent un lourd tribut aux conflits qui ensanglantent le sol africain et un nouveau type de relations entre les sexes, en temps de paix comme en tant de guerre, semble être un des préalables à une stabilité durable. Toutefois, suggère la narratrice, une stratégie adéquate ne peut émaner que des femmes africaines, même si, ajoute-t-elle, cette prise en charge des femmes par elles-mêmes ne suffit pas, à elle seule, pour garantir la paix: trop d'intérêts contraires sont en jeu et faussent les données. Ceux des commanditaires de juteux trafics d'armes, par exemple. Aussi, suggère-t-elle, les femmes de la communauté internationale auraient peut-être mieux fait de s'attaquer d'abord aux usines d'armement avant d'essayer de faire éclore une pensée féminine africaine. (p.257) Au-delà de ces propos épigrammatiques, on peut détecter une variation vivifiante du slogan « Penser globalement, agir localement ». Ils plaident en faveur de l'autodétermination et soulignent le droit des Africaines à définir l'ordre du jour de la coopération internationale dans les domaines qui les concernent. Ils soulignent à la fois la puissance et la nature précaire du pouvoir des individus dans le contexte de contraintes socioculturelles dont on doit tenir compte si l'on entend réussir. On ne peut pas comprendre une situation propre à un endroit et à une époque si l'on ignore les aspirations des protagonistes et les pressions extérieures qui leur sont imposées.
Ce bildungsroman fascinant raconte une histoire poignante et riche en rebondissements. Il aborde des questions d'actualité et montre que les forces obscures qui s'allient pour faire perdurer les conflits, que ce soit au Libéria, en Côte d'Ivoire ou ailleurs, avilissent les femmes, livrent des milliers d'orphelins à un futur incertain et contribuent à renforcer les inégalités entre les sexes. Espéranza est l'une des innombrables victimes de ce triste état de fait, mais elle ne s'attarde pas sur ce qu'aurait pu être sa vie dans une Afrique rendue à la paix et libérée de ses « lianes étouffantes » (p.310). Elle préfère regarder les choses en face et, avec les maigres moyens dont elle dispose, faire revivre « le jardin d'Adalou » de ses rêves. Ce faisant, et à son insu, elle répond à l'appel lancé en 2006 par Ellen Johnson-Sirleaf la première femme à avoir été élue présidente d'un pays africain : "Je conseille à toutes les femmes de poursuivre leurs grands objectifs: Allez-y! Tous comptes faits, je suis contente d'être une femme et je pense qu'au Libéria aujourd'hui, il est temps pour les femmes de montrer ce dont elles sont capables » [2]. Un excellent roman chaleureusement recommandé.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Pour reprendre une formule d'Olivier Dekens dans son analyse de Lévinas.
2. Mehri Madarshahi. "Interview with Liberian President Ellen Johnson-Sirleaf". MaximsNews.com, U.N. 17 March 2006. [https://www.maximsnews.com/1006mehrimadarshahi17march.htm Consulté le 24 novembre 2013].
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-December-2013.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_abondio13.html