A (RE)LIRE "La Traductrice", un roman de Leila ABOULELA Genève: Editions Zoë, 2003. (246p.). ISBN: 2-88182-472-2. Traduit de l'anglais par Christian Surber. Titre original: "The Translator" [1999].
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La Traductrice de Leila Aboulela illustre parfaitement les propos de l'auteure mentionnés sur son site Internet: « Mes romans reflètent une logique musulmane, mais mes personnages n'ont pas nécessairement un comportement de "bons" musulmans. Ils ne sont ni parfaits ni des modèles à suivre mais des personnages complexes qui essaient de pratiquer leur foi et de donner un sens à la volonté d'Allah dans des conditions difficiles »[1]. Cet ouvrage raconte les tribulations d'une jeune femme d'origine soudanaise qui quitte Khartoum pour s'établir à Aberdeen à la suite de la mort de son mari. On y découvre les différends qui l'opposent à sa famille et sa relation passionnée avec un professeur écossais pour qui elle travaille comme traductrice. Effacée et esseulée, ses convictions religieuses donnent un sens à sa vie mais lorsque l'amour frappe, sa vie se complique singulièrement.
L'histoire est poignante, la personnalité des personnages principaux complexe et les problèmes auxquels ils ont à faire face communs à bon nombre de personnes, quelles que soient leur religion, leurs origines ou l'endroit où elles ont élu résidence. Le cosmopolitisme de l'auteure qui est née au Caire, a grandi à Khartoum, obtenu un Master en statistiques à Londres et vécu à Aberdeen, Jakarta, Dubaï, Abu Dhabi et Doha lui a permis d'observer de près les difficultés qui attendent les femmes musulmanes appelées à quitter leur famille et le confort de leur entourage. Mais les préoccupations de son héroïne dépassent le milieu dont elle se réclame pour toucher à l'universel tant il est vrai que les chocs culturels, les pressions familiales, les exhortations incitant à la dévotion, les problèmes d'intégration, l'isolement et maints autres assujettissements se retrouvent sous tous les cieux.
A la mort de son mari, Sammar se brouille avec sa belle famille et elle part pour l'Ecosse où elle trouve un poste de traductrice à l'université d'Aberdeen. C'est là qu'elle tombe amoureuse du professeur d'Etudes islamiques pour qui elle travaille. Les sentiments de la jeune femme sont partagés et malgré la différence d'âge qui sépare les protagonistes, rien ne semble pouvoir faire obstacle à leur Amour. Mais pour Sammar, il y a bel et bien un obstacle infranchissable qui ne lui permet pas de donner libre cours à ses sentiments: elle ne peut épouser qu'un musulman et Rae ne l'est pas. Certes, ce dernier en sait long sur l'Islam et il défend ardemment une religion pour laquelle il a beaucoup d'admiration. Son intérêt pour les textes dont il fait l'exégèse est toutefois moins religieux qu'analytique. Et si la distance maintenue entre ses convictions personnelles et ses activités professionnelles lui a permis d'acquérir une solide réputation dans le monde universitaire où l'on accorde une grande importance à la liberté d'expression, à la pensée critique et à l'impartialité du chercheur par rapport à son sujet, ce hiatus s'avère rédhibitoire lorsqu'il veut épouser Sammar.
Pour la jeune femme, il est difficile de comprendre, et plus difficile encore d'admettre qu'on puisse savoir tant de choses sur l'Islam, son histoire et ses rites, et refuser de se convertir. A ses yeux, les raisons de Rae, évoquées par sa secrétaire, ne tiennent pas debout: « Ce serait un suicide professionnel [dit cette dernière] parce que plus personne ne le prendrait au sérieux après ça. Qu'est-ce que ce serait ? Un autre ex-hippy parti rejoindre une secte bizarre. Pire qu'une secte bizarre, la religion des terroristes et des fanatiques. C'est comme ça qu'il serait vu » (p.30); Pour Sammar, cependant, reléguer la foi en marge de la vie professionnelle n'a pas de sens. Et la jeune femme est anéantie lorsqu'elle se rend compte que Rae n'est pas prêt à se convertir pour l'épouser. Tous ses espoirs sont réduits à néant lorsque Rae lui avoue sans ambages: « Je ne suis pas naturellement religieux. J'ai étudié l'islam pour comprendre les affaires du Moyen-Orient. Je ne l'ai pas étudié pour mon propre compte. Je n'étais pas à la recherche d'une dimension spirituelle [...] Un de mes amis est allé en Inde où il s'est fait bouddhiste. Mais je n'étais pas comme ça, moi. J'étais persuadé que ce que je pouvais faire de mieux [...] c'était d'être objectif, détaché. Au milieu de tous ces préjugés et de l'hypocrisie, je voulais compter parmi le petit nombre qui disent ce qui est raisonnable et juste » (p.154).
Pour Sammar, se contenter d'être un observateur, même attentif et bien informé, participe d'un engagement largement insuffisant. Seule une profession de foi reconnaissant que les versets du Coran ne sont ni l'œuvre d'un poète, ni une simple matière à étudier, mais « une révélation divine, la vérité incontestable » (p.152) permettrait leurs épousailles. Mais Rae ne se sent pas prêt à faire une déclaration aussi solennelle, et faute d'acquiescer à la volonté de la femme qu'il aime pourtant plus que tout, l'idylle prend fin à peine ébauchée et Sammar rentre à Khartoum. La décision de la jeune femme de tourner le dos à l'amour et de retourner chez elle témoigne de sa détermination mais elle souligne aussi les périls d'un dogmatisme religieux dont certaines contraintes archaïques empiètent sur les libertés individuelles. L'exigence qui est faite aux musulmanes d'épouser un musulman (alors qu'un musulman peu épouser une femme qui n'est pas musulmane) semble par exemple contraire aux principes de justice et d'égalité entre les sexes qui prévalent à notre époque; mais pour Sammar, unir sa destinée à un infidèle irait non seulement « à l'encontre du consensus » [2] mais aussi contre la volonté de Dieu lui-même. Dès lors nulle souffrance ne lui semble aussi insupportable que l'idée d'épouser un non-croyant.
De son côté, Rae a bâti sa réputation sur d'innombrables recherches de terrain et une étude attentive de l'Islam. Ses connaissances approfondies en ont fait un grand spécialiste du domaine. Mais en dépit d'une vie universitaire très active et de l'agitation qui l'entoure, il se sent terriblement seul. Son attachement à la jeune femme prenant rapidement les teintes d'un amour partagé, il redécouvre le plaisir de se confier à une âme sœur et il reprend goût à la vie. Toutefois, les choses n'étant jamais aussi simples qu'elles apparaissent de prime abord, il se rend aussi compte de la difficulté de sa situation car il sait que, d'une part, une femme musulmane ne peut pas épouser un non-croyant et que, d'autre part, sa conscience ne lui permet pas d'embrasser aveuglément les dogmes d'une religion qu'il respecte sans pour autant la considérer comme la Mère de toutes les vertus.
De la conversion du roi Henry IV pour qui "Paris valait bien une messe" à celle non moins intéressée d'un personnage du film My Big Fat Greek Wedding converti à la foi orthodoxe grecque pour pouvoir passer la bague au doigt de sa belle en passant par les Africains soumis jadis au prosélytisme de missionnaires subjuguant le continent « la tartine de miel d'une main, le martinet de l'autre » [3], des millions de personnes ont été pressées d'abandonner leurs croyances pour en adopter d'autres. Toutefois, savoir l'ampleur du phénomène ne rend pas la chose plus facile à gérer pour ceux et celles qui, de nos jours encore, contraints et forcés, s'exécutent alors qu'ils ne le désirent pas vraiment ou pas du tout. Et en dépit de l'exaltation de Rae, lorsqu'en fin de compte il devient musulman et retrouve Sammar, cette conversion a le goût amère d'un renoncement, d'une contrainte imposée à un libre-penseur plus intéressé par les hommes que par les dieux, par l'empathie que la piété, la liberté de pensée que les préceptes religieux. Mais pour Sammar, la conversion de Rae a un tout autre sens. C'est la meilleure chose qui puisse être arrivé à l'homme qu'elle aime car son allégeance au premier pilier de l'Islam lui ouvre les portes du paradis. Et le lecteur imagine entendre la voix de l'auteure derrière la profession de foi de Rae: « J'ai fini par découvrir que ça n'avait rien à voir avec tout ce que j'ai lu ni avec le nombre de faits que j'avais appris concernant l'islam. La connaissance est nécessaire, c'est vrai. Mais la foi, elle, vient directement d'Allah » (p.236).
L'attitude de Sammar est intéressante car la liberté d'être et de penser inhérente à son caractère se heurte sans cesse aux exigences religieuses et familiales auxquelles elle entend se soumettre. Dès lors, si c'est bel et bien elle qui est en charge de sa destinée, elle ne cesse de réaffirmer sa certitude d'être entièrement soumise aux volontés d'Allah. La conversion de Rae qu'elle considère, par exemple, comme un miracle dû à la volonté du Tout Puissant pourrait tout aussi bien, et avec raison, être attribuée à la mise en demeure qu'elle adresse à Rae s'il entend l'épouser. De même, son départ pour l'Ecosse est dû à des contingences humaines plutôt que spirituelles même si elle voit la main de Dieu derrière tout ce qui lui arrive: « ...elle avait pris l'avion après s'être disputée avec sa tante, ayant vendu ses bracelets d'or pour un aller simple. Elle s'était décidée pour Aberdeen en raison des liens avec [son feu mari] Tarig et parce qu'elle avait travaillé à temps partiel pour l'université et qu'elle y retrouverait peut-être un travail. Elle avait eu de la chance. On demandait des traductions d'arabe en anglais, pas beaucoup de concurrents. Son destin avait été tracé par une loi qui lui avait donné un passeport britannique, puis par le fait qu'à un moment donné la demande de traducteurs d'arabe en anglais avait été supérieure à l'offre. Non, se rappela-t-elle, ce n'est pas la vérité vraie. Mon destin est tracé par Allah le Tout-Puissant: si je vais me marier et avec qui, ce que je mange, le travail que je trouve, ma santé, le jour où je mourrai, tout est disposé selon Sa volonté. Penser autrement, s'est se laisser couler, sentir le monde rétrécir, morne et compact » (p.91).
La tension qui oppose Sammar à elle-même est fascinante car les forces qui s'opposent en elle dessinent les contours de sa relation avec Dieu, avec sa famille et avec le reste du monde. Et son existence sous l'emprise de maîtres aux exigences contradictoires n'a pas de place pour la monotonie. Le lecteur, toujours maintenu en haleine, est souvent surpris par la manière résolue avec laquelle la jeune femme agit face aux événements qui l'interpellent. Certes, personne n'échappe à un destin pétri de hasards déterminant en grande partie le cours d'une existence, mais contrastant avec cette vérité, chaque page du roman s'applique à souligner que malgré la modestie de son apparence, sa timidité, son respect du code vestimentaire imposé aux femmes par l'Islam, l'héroïne est aussi dotée d'une volonté de fer et d'un esprit de décision qui lui permettent d'influer sur le cours du destin, même si elle refuse de l'admette, en prenant les décisions les plus difficiles comme si elles allaient de soi.
Contrairement à son amie Yasmine qui divise le monde entre « nous » et « eux », (p.17), le "nous" voulant dire l'ensemble du tiers-monde » et le "eux" englobant tous les habitants des pays du Nord, Sammar jauge la personnalité des uns et des autres en fonction de leurs comportements et de leurs attitudes. Cette approche de l'altérité fondée sur l'observation directe fait fi des opinions réductionnistes et des stéréotypes qui obscurcissent le regard. Elle permet d'éviter les caricatures et d'explorer les dilemmes des personnages. Confrontés à des problèmes que personne ne peut résoudre à leur place, les personnages réagissent de différentes façons mais c'est surtout la manière dont ils sont perçus par leur entourage qui souligne la complexité de leur personnalité.
Un incident raconté par Diane, une doctorante de Rae qui n'a pas la langue dans sa poche et partage son bureau avec Sammar , montre par exemple, que l'homme attentif et sensible que Sammar a idéalisé n'est pas toujours le parfait gentleman qu'elle a imaginé dans le secret de son cœur. Comme Diane revient d'une réunion avec Rae, pestant contre son directeur de thèse qui était d'une humeur massacrante, elle ne mâche pas ses mots. Au lieu de lui prêter les articles dont elle avait besoin, Rae lui a fait un sermon sur les heures d'ouverture de la bibliothèque avant de la morigéner pour la note, beaucoup trop généreuse à son avis, qu'elle voulait donner à une étudiante dont elle avait corrigé le travail. Aux yeux de son assistante, il est clair que Rae n'est pas à la hauteur de la situation et que, dans son emportement, il a abandonné ses bonnes manières et le sens de ce qui est important, d'où les propos irrévérencieux de Diane envers son patron: « Quatorze, ça aurait encouragé cette élève, mais ce salaud-là est tellement pinailleur » (p.92).
Le langage direct de Diane et le silence de Sammar face aux propos de sa collègue qui accuse Rae de mauvaise foi, d'intimidation et de mépris pour le bien des élèves, permettent de contraster la personnalité des deux femmes. Mais plus important encore, ils révèlent une face cachée à la personnalité de Rae que Sammar se plaît à ignorer. Dans le même ordre d'idées, l'explosion de colère de Sammar lorsque Rae lui apprend qu'il n'est pas en mesure de se convertir à l'islam montre que la jeune femme n'est pas non plus conforme à l'image dans laquelle on pourrait être tenté de l'enfermer, c'est-à-dire celle d'une personne effacée et toujours prête à accepter les coups du sort avec une sereine résignation. En dépit de son apparence modeste et de sa volonté de se conformer aux usages, elle est aussi une femme prête à se battre, à défier sa belle-mère, à abandonner son fils, à épouser un homme de son choix et à prendre en charge son existence.
Le talent de l'auteur, sa fine exploration de la psychologie des personnages, le jeu des attentes contradictoires qui déterminent la vie et des uns et des autres, et la démystification des clichés qui dominent notre époque font de ce livre une lecture fascinante. Leila Aboulela a obtenu le Prix Caine pour l'Ecriture africaine en l'an 2000 et son œuvre continue à être d'une pertinente actualité. A lire [4].
Jean-Marie Volet
Notes
1. Site de l'auteure. https://www.leila-aboulela.com/ [Consulté le 29 mai 2013].
2. https://www.scholarofthehouse.org/oninma.html [Consulté le 25 mai 2013].
3. Lucie Cousturier. "Mes inconnus chez eux". Paris, F. Rieder et Cie, 1925. p.69.
4. Tous les écrits de Leila Aboulela valent le détour. La nouvelle "Le Musée" est particulièrement recommandée. [Leila Aboulela. "Le Musée". Carouge-Genève: Editions Zoé, 2004, 48p. Titre original: "The Museum" dans le recueil "Coloured lights", 2001].
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 1-August-2013.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_aboulela13.html