A (RE)LIRE "Les enfants du khat", un roman de Mouna-Hodan AHMED Saint-Maur-des-Fossés: Sépia, 2002. (174p.). ISBN: 2-84280-067-2.
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Publié il y a une dizaine d'années, alors que le hijab et la burqa n'avaient pas encore déchaîné les passions et que personne ne se formalisait de ce qu'une jeune Musulmane s'habillât d'une manière reflétant ses convictions religieuses, Les enfants du khat de la romancière Mouna-Hodan Ahmed est un roman qui va au cœur du problème de l'être et du paraître. Il évoque d'une manière fascinante la vie d'une jeune Djiboutienne, à la fois sensible, entreprenante et pleine d'énergie, qui affronte avec détermination les vicissitudes du monde qui l'entoure.
Asli est l'aînée d'une famille nombreuse. Comme la plupart des jeunes filles de son âge, elle s'occupe de ses petits frères et sœurs et joue le rôle de « petite maman » alors que sa mère travaille sans relâche à l'extérieur pour nourrir les siens. Pour Asli, la dureté des temps est avant tout le résultat de l'addiction des hommes au khat, cette drogue consommée par une très large proportion de la population, y compris son père qui ne fait rien si ce n'est battre sa femme, concevoir des enfants et dilapider les maigres ressources de la famille pour financer son addiction : « Pourquoi se fatiguer à chercher un hypothétique et insaisissable travail quand la femme parvient à faire bouillir la marmite ? » (p.23), affirme-t-il, toujours prêt à utiliser sa canne pour corriger celles qui seraient tentées de le contredire.
La mère d'Asli et la plupart des femmes du quartier sont donc contraintes à travailler de longues heures alors que leurs maris « n'ont pour toute occupation que le sommeil et le farniente des longues heures de broutage de khat » (p.24). Dès qu'elles ont atteint l'âge de raison, c'est aux filles aînées de prendre en charge une bonne partie des tâches ménagères, de s'occuper de la fratrie et d'aider leurs mères dans leurs activités. Ceci, bien sûr, laisse peu de temps pour s'instruire et l'on n'est guère surpris d'apprendre qu'Asli a dû quitter l'école très tôt alors que deux de ses frères ont pu partir étudier au Canada, alourdissant d'autant les obligations financières de la famille que la mère peine à assumer. Cet état de chose ne perturbe pas le père d'Asli qui, comme ses compagnons de mabraze, Abdo et Walieh, ne voit pas plus loin que sa botte de khat journalière. « Ce sont des pauvres femmes luttant pour nourrir leur progéniture nombreuse qui doivent débourser obligatoirement l'argent nécessaire à satisfaire le vice de leurs maris", affirme la narratrice avant d'ajouter : "Que de coups reçus par leurs épouses pour avoir osé dire : 'aujourd'hui je n'ai pas assez d'argent, car je n'ai pas eu beaucoup de clients'" » (p.24).
Le khat est l'un des ressorts principaux de l'économie locale [1]. Il « réglemente la vie quotidienne et même l'officielle, et rien ne se fait sans lui » (p.51). Pendant que le père mâchouille son herbe, le travail de la mère d'Asli consiste à écouler une infime partie des tonnes de « fourrage » qui arrivent chaque jour à Djibouti grâce à un pont aérien qui relie la capitale somalienne et les pays producteurs. (p.50). La douloureuse contradiction entre l'activité de sa mère et l'addiction de son père n'échappe pas à la narratrice : « Maman est vendeuse de khat, le vecteur le plus virulent de cette destruction sociale qui ronge nos bases. Et pourtant, c'est en même temps notre source nourricière » (p.20). Ce « paradoxe » (p.20) ne change rien à la réalité des faits : « Maman partant avant midi et rentrant avant minuit, toute engourdie d'être restée longtemps assise devant sa caisse aux toiles mouillées. Et moi, son bras droit, faisant sans cesse le va-et-vient, quotidiennement, ponctuellement, portant l'eau pour rincer les fameuses toiles où sa majesté le khat doit attendre au frais, dans les plis boursouflés, les caresses voluptueuses du mâcheur transi et envoûté » (p.20).
Au fil des années, la narratrice prend conscience de la futilité de son existence. Elle se demande si sa destinée est définitivement scellée, si elle va devenir la réplique exacte de sa mère. Elle est encore jeune mais elle a déjà souffert les ravages de la violence domestique, de la drogue, des discriminations et des inégalités entre les sexes. Sa brève échappée vers la promiscuité et les milieux interlopes de la capitale à l'âge de l'adolescence ont laissé un goût amer sur ses lèvres. Loin de trouver la liberté à laquelle elle aspirait, elle a découvert là aussi un univers trompeur et superficiel. De plus, le monde des riches et des puissants qu'elle a pu observer de loin ne vaut pas mieux que celui dans lequel elle se meut. Le climat malsain qu'elle observe chez son amie Dibiteya, par exemple, le montre bien. « Coincée entre une chipie de mère chiquant du waweyn [2], hystérique à ses heures de jalousie, des gens de maison terrorisés et un père rasant les murs et n'entrant que pour décharger ses sacs de riz du HCR [qu'il vend au marché noir], Dibiteya avait de bonnes raisons de squatter les boîtes de nuit, mendiant une pinte d'amour et d'attention » (p.91). Tout comme la drogue, la corruption et l'enrichissement des élites sont des fléaux qui conduisent inexorablement le pays et ses habitants à la ruine.
Aux prises avec un milieu qui menace de la broyer, Asli décide de prendre en main sa destinée. « L'argent n'est pas la seule chose qui compte dans ce foutu monde », dit-elle, et « il ne sert à rien de se fuir soi-même. Il faut voir la vérité en face, se demander pourquoi on est là, pourquoi on est venu et où on va » (p.89). Poser ces questions ne signifie bien sûr pas qu'on soit en mesure d'y répondre mais cela permet déjà à Asli d'acquérir la certitude que : « Etre libre, ce n'est sûrement pas se carboniser les gencives et écarter les cuisses à tous vents. » (p.89). D'où sa réponse aux anciens camarades qui l'interpellent et la huent à son passage parce qu'elle porte le voile : « ... j'ai vu que le chemin que j'empruntais auparavant était un cul de sac. J'ai tourné en rond, j'ai avancé dans le sentier, je suis revenue sur mes pas, à mi-chemin je me suis assise. J'étais de plus en plus perdue, j'ai questionné des passants bienveillants. Ils m'ont prise par la main et m'ont montré le bon chemin ... Je ne me targue pas d'avoir des idées mieux tournées que les vôtres, mais je n'ai qu'une réponse à vous donner : mon salut se trouve dans la voie que Dieu le tout-puissant m'a tracée et le hijab est l'un des accessoires de ma soumission au seigneur des mondes » (p.43)
Une telle ferveur religieuse ne fait pas nécessairement bon ménage avec la confiance en soi et l'esprit critique, mais le paradoxe du roman de Mouna-Hodan Ahmed, c'est de montrer de manière convaincante que la décision d'Asli de se soumettre à un certain nombre de règles et principes contraires aux aspirations légitimes d'émancipation des femmes, représente aussi un défi lancé à une société décadente et à tous ceux qui se laissent avilir sans réagir par des relations humaines dominées par la drogue, les chimères, la violence, les inégalités, la désespérance et l'errance. Pour Asli, porter le voile n'a pas pour dessein d'éviter tout contact avec l'autre sexe mais bien plutôt de signaler sans ambiguïté qu'elle n'est plus la fille soumise et tributaire d'un pouvoir patriarcal impérieux et multiforme qui entend régir sa vie. Son ex-petit ami l'apprend à ses dépens lorsqu'il essaie de lui voler quelques caresses : « ... Il me gratifie d'un sourire verdoyant, les quenottes dangereusement déchaussées, les gencives vermoulues, mais il est heureux ... Que veux-tu ? lui dis-je. Tu sais très bien que j'ai tourné la page. Eh bien, tournons-la ensemble ! Et continuons notre tendre lecture ! me répond-il... Joignant le geste à la parole, il tire sur mon voile pour me l'enlever. J'arrache violement le tissu de sa main ; il ricane et essaie de répéter son geste. Plus vive que lui, je lui assène une gifle magistrale. Il reste interdit, comme pétrifié. Ses yeux s'agrandissent, il porte sa main droite vers sa joue bafouée et commence à la caresser de sa paume comme pour la consoler. Il me fixe, les sourcils froncés. C'est un type violent un jour je l'ai vu battre sa pauvre sœur Amina. Il lui donnait des coups vicieux dans les reins. J'ai voulu la secourir. D'une seule bourrade, il m'a envoyée culbuter derrière une chaise. Je ne pouvais que pleurer et sécher mes larmes. Mais aujourd'hui, je soutiens son regard, je serre les lèvres, lui signifiant que je suis prête pour le combat. Je ne baisse pas les yeux, signe de faiblesse féminine ... Il semble réfléchir : mon corps interdit, ce barrage de tissu entre nous, ma dignité soudaine, la gifle reçue ... il tourne et retourne ces données nouvelles dans sa petite tête squattée par les chimères khatiques ... Il revient enfin de sa torpeur et me fait un sourire d'ange pour m'amadouer ... et se découvre un talent de poète pour me dire dans son plus beau fransomal : "Asliyeh oubahey, Asli dée jt'aimedée" [3]. » (p.59) Comme le terme « liberté », celui d' « amour » a pris un nouveau sens pour Asli et elle n'accepte plus d'être le jouet de consommateurs de khat violents, irrespectueux et incapables d'assurer l'avenir de leur partenaire et de leur progéniture.
Le règne de la violence, de l'injustice et des contraintes ne peut pas, bien sûr, être imputé aux seuls hommes et Asli refuse également d'entrer dans le jeu des femmes qui assoient leur notoriété sur les apparences, les calomnies et la propagation de rumeurs qui détruisent la réputation de leurs innocentes victimes. Elle refuse de les laisser dire sans réagir, ce qui n'est pas sans danger non plus. Il faut du courage pour s'opposer aux prétentions d'un père ou d'un prétendant qui se sent offensé et il en faut tout autant pour contredire les mégères à la langue bien pendue qui font et défont les réputations. Dès lors, son intervention en faveur de sa voisine Salma n'est pas du tout du goût des harpies réunies pour « remuer la boue » : « Fadoumo me transperce du regard en buvant son thé du coin de la bouche et murmure entre ses dents en retenant le thé ingurgité : "Depuis que tu es voilée, tu veux défendre tout le monde ! Tu ferais mieux d'aider ta pauvre mère à finir ses bottes de khat en faisant un clin d'œil prometteur à chaque acheteur !". Hilarité générale, on tape dans ses mains pour mieux s'émoustiller... » (p.85). C'est donc écœurée par « ces sans-gêne à la langue impudique », mais en règle avec sa conscience et ses convictions religieuses, qu'Asli quitte Fadoumo et ses amies.
Asli ne considère son voile ni comme un ornement, ni comme une protection qui la préserverait de la perversité de ses contemporains. Pour elle, le port du hidjab signale au contraire une nouvelle confiance en soi, la volonté de dénoncer les injustices commises au nom de pouvoirs délétères ou archaïques. C'est donc avec courage et détermination qu'elle prend aussi le parti de ses jeunes sœurs non seulement lorsque ces dernières sont en difficulté mais également lorsqu'elles ont besoin d'aide, de conseils ou d'affection. Elle protège sa sœur Idylle lorsque cette dernière tombe enceinte sans être mariée, elle encourage Khadîdja dont les résultas scolaires sont excellents à se concentrer sur ses études et la met en garde contre les dangers qui menacent les jeunes filles de son âge, et elle s'oppose vigoureusement à la décision de sa mère lorsque cette dernière veut faire exciser sa fille cadette : « Maman, dit Asli, tu sais que cette pratique n'a pas sa place dans la religion, on peut même la laisser tomber. C'est un péché de transformer l'œuvre de Dieu, c'est lui qui fait toujours quelques chose de parfait. Pourquoi sommes-nous obligés de retoucher son chef-d'œuvre ? Sommes-nous plus savant que lui ? ... Arrête cette mutilation pharaonique. » (p.146). Cette attitude pleine de défi provoque la colère de la vieille exciseuse invitée à performer l'opération: « Mutilation ? Cette petite impertinente m'échauffe les oreilles ... Ces wahda [4], de malheur, il faut les dévoiler, les fouetter, et les emprisonner comme jadis en Somalie ! Ah ! c'était la belle époque ! » (pp.146-147). Cette diatribe ne suffit cependant pas à désarçonner Asli qui entend bien épargner à sa sœur la mise en exécution d'une pratique désuète et barbare et elle ne s'avoue pas vaincue, sortant finalement victorieuse de cet affrontement : « Maman, je t'en prie, excise la selon la nouvelle méthode, c'est-à-dire faire tomber juste une goutte de sang sans faire couler une mare et ne pas infibuler, sinon je fais un scandale et tout le quartier va en être témoin ! Cette menace du scandale vainc ma mère qui acquiesce. La matrone hausse les épaules...» (p.147)
Si la soumission d'Asli « au seigneur des mondes » s'accompagne d'un certain nombre d'exigences, entre autres vestimentaires, elle signale aussi une émancipation de la jeune femme vis-à-vis des habitudes et des relations de pouvoir qui régissent les rapports sociaux et familiaux. Elle l'invite et de son point de vue, la contraint à adopter une ligne de conduite qui la pousse à « lutter contre la démagogie sociale » poussant les femmes à s'automutiler, physiquement et moralement. Cette attitude empreinte de volontarisme permet à Asli de faire changer le monde autour d'elle : sa mère décide d'arrêter de vendre du khat et décide d'ouvrir une petite gargote sur les quais ; quant à son père, même s'il continue à vivre au rythme de la mastication de ses bottes de khat, il fait amende honorable et arrête de brutaliser les membres de sa famille pour un oui et pour un non.
Les enfants du khat de Mouna-Hodan Ahmed propose une analyse pénétrante du rôle de la femme dans la société djiboutienne, en marge des clichés. Il s'agit là d'un roman unique qui montre de manière convaincante qu'une jeunesse à l'avenir compromis peut apporter des réponses aux problèmes qui la paralysent. L'impact désastreux du khat, la violence domestique, l'excision, le désœuvrement des jeunes, l'inégalité des chances, le chômage, la guerre ... sont autant de freins au développement qui semblent insurmontables. Mais, alors que l'establishment, le pouvoir coutumier, et les pères de famille cherchant une réponse à leurs problèmes dans la drogue se laissent entraîner vers les abysses insondables de la déchéance, Asli apporte la preuve que chacun peut influencer de manière déterminante son environnement immédiat et faire renaître l'espoir d'un monde plus ouvert et plus exaltant. L'Islam, affirme la narratrice avec conviction, propose la feuille de route qui permet non seulement à chacun de redonner un sens à sa vie mais aussi de renouer avec le bonheur tout simple de vivre ensemble, harmonieusement.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Une brève de la BBC datant de 2006 suggère que 20 tonnes de khat étaient envoyés chaque jour par avion en Somalie depuis le Kenya. [https://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/6142688.stm consulté le 8 octobre 2010].
2. Variété de khat.
3. « Mais je t'aime Asli » en Fransomal, c'est-à-dire un mélange de somali et de français.
4. Wahda : femme voilée connaissant les rudiments de la charia.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 16-October-2010.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_ahmed10.html