A (RE)LIRE "Le deuil des émeraudes", un roman d'Assamala AMOI Paris: La Bruyère Editions, 2005. (300p.). ISBN: 2 7500 0148 X.
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Ndilé vient de rentrer chez elle au terme de ses études de médecine et elle travaille comme pédiatre. Son ami Iroko, lui, est un planteur déterminé à améliorer les conditions de vie des cultivateurs de son pays, le Koulo. Tous deux ont plein de projets mais un obstacle majeur limite leurs ambitions : Dieudonné Gnamian-Ba, le dictateur et Père-de-la-Nation qui n'apprécie guère ceux et celles qui défient son autorité. Tel est le contexte du roman d'Assamala Amoi, Le deuil des émeraudes, dont l'intérêt est de montrer que même si le chemin de la liberté est semé d'embûches, le népotisme des vieux dictateurs doit prendre fin. Se battre pour s'affranchir de leur emprise constitue la seule alternative permettant d'envisager le futur avec confiance.
La vie est dure au Koulo. Dieudonné Gnamian-Ba et sa clique règnent sur le pays de manière tyrannique mais la population aspire au changement. Une nouvelle génération de chefs d'entreprises et de jeunes gens acquis à l'idée d'ouverture sont bien décidés à briser le monopole économique mis en place par le gouvernement et à implanter un nouveau système, juste et transparent. Iroko est le porte-parole d'une jeunesse résolue à braver les interdits afin de trouver de nouveaux débouchés pour la production agraire du pays, mais l'action de cet homme d'affaires dynamique lui vaut d'être « éliminé » par le dictateur. Sa mort ne signifie cependant pas la disparition du mouvement syndical qu'il dirige et les exactions de Dieudonné Gnamian-Ba finissent par précipiter sa perte et la fin de la dictature.
Iroko meurt et c'est Shani, sa sœur jumelle, qui reprend la direction du Syndicat des Planteurs. Shani est un personnage intéressant car son parcours illustre bien les vicissitudes des individus qui s'efforcent de s'affranchir de l'oppression des anciens. Comme c'est la cas de bien d'autres femmes de sa génération, l'émancipation de Shani ne s'est pas faite sans mal. Son refus d'obéir aveuglément aux ordres de son père en a fait le mouton noir de sa famille et le fait de tomber amoureuse d'un homme marié de qui elle a deux enfants qu'elle doit abandonner à son frère la met définitivement au ban de la petite bourgeoisie locale. La loi du père, comme celle de Dieudonné Gnamian-Ba, ne souffre pas la contradiction et ce n'est que la mort des anciens qui ouvre la voie au changement. Au cours du roman, la personnalité de Shani évolue et les traits de sa personnalité qui étaient inacceptables aux yeux de son père son indépendance, son refus de se soumettre, sa prétention de choisir l'homme avec qui elle voulait vivre deviennent autant d'atouts qui lui permettent de faire bouger les choses et de travailler de manière efficace non seulement pour son syndicat mais aussi pour l'amélioration des conditions de vie de tous les travailleurs agricoles de son pays.
Ndilé a été elle aussi victime d'un régime qui exige une soumission absolue aux caciques qui exerçent le pouvoir sans partage. Sa relation avec Iroko et le soutien qu'elle apporte à son ami lui valent d'être radiée de l'Ordre des médecins de son pays pour dix ans, en dépit de son excellente réputation dans le Centre hospitalier où elle travaille. Comme Shani, Ndilé est une femme libre, indépendante et bien déterminée à se battre pour faire valoir ses droits et ceux des gens qui l'entourent. Elle entend choisir elle-même ses amis, son parcours professionnel, son lieu de résidence et ses convictions politiques sans encourir la colère d'un amant, d'un mari, d'un père ou d'un chef abusif. Dieudonné Gnamian-Ba et le père de Shani ne peuvent pas accepter l'idée d'une société basée sur la tolérance et la liberté. Ils essaient d'imposer une domination despotique en s'appuyant sur la violence et la répression, d'où les tensions et le manque de pertinence de leurs valeurs aux yeux d'une population rêvant de liberté, de paix et d'harmonie.
Ndilé et son entourage cherchent une alternative à l'oppression imposée par les classes gouvernantes depuis plusieurs générations. La jeune femme voudrait permettre aux habitants du Koulo de bénéficier de plus de liberté et de justice. Toutefois, elle se rend compte que les réformes souhaitées ne peuvent pas venir du sommet de la hiérarchie et qu'elles doivent émaner de la base, d'un changement d'attitude des gens ordinaires, d'un désir de transformation qui s'appuie sur de nouvelles relations sociales, de nouvelles relations de pouvoir au sein de la famille, de nouvelles solidarités entre voisins. La manière d'être de Ndilé avec ses amis et ses adversaires, avec ses parents, et d'une manière générale avec tous les gens qu'elle côtoie, définit dans les grandes lignes les changements souhaités par la narratrice : reconnaître à chacun la liberté d'exprimer ses opinions, de choisir ses relations, ses activités et ses amis et bien sûr accorder ces privilèges aux femmes comme aux hommes du Koulo . Libre et indépendante, Ndilé refuse les offres alléchantes de Dieudonné Gnamian-Ba, elle résiste aux tentatives d'intimidation des sbires du diactateur et elle n'entend pas davantage être soumise à l'autorité d'un père, d'un frère, d'un amant ou d'un mari.
Contrairement au père de Shani qui fait preuve d'un autoritarisme absolu à l'endroit de sa famille, le père de Ndilé comprend les aspirations de sa fille et il l'encourage à poursuivre la voie qu'elle a choisie. Il accepte son indépendance et sa liberté mais tous les hommes qui traversent la vie de Ndilé n'ont bien sûr pas une attitude aussi ouverte envers la jeune femme et leur comportement conduit à la rupture. En dépit de ses sentiments, elle rompt par exemple avec le jeune homme qu'elle a rencontré lors de ses études parce qu'il refuse de la suivre au Koulo; il y a aussi le confrère qui entend faire d'elle sa maîtresse alors qu'il est sur le point d'épouser la fille du Ministre de la Santé, ou encore le propriétaire de son appartement qui laisse entendre à ses amis qu'il entretient sa locataire, ou même Iroko lorsqu'il essaie de cacher certains aspects de son passé à Ndilé.
Cette liberté de choisir avec qui elle entend entretenir une relation ne va pas sans provoquer des moments difficiles, mais à l'inverse de Shani dont la destinée a été bouleversée par un père tyrannique, les problèmes de Ndilé sont le produit de choix dont elle est seule responsable, pour le meilleur ou pour le pire. La liberté qui domine sa vie personnelle se retrouve d'ailleurs dans tous les domaines, y compris sa vie professionnelle où, plutôt que de chercher des appuis auprès des membres influents du gouvernement ou de l'Ordre des médecins pour asseoir sa carrière, elle entend pratiquer son métier au plus près de sa conscience. Et quand elle est radiée de l'Ordre des médecins par Dieudonné Gnamian-Ba, elle refuse de négocier sa réhabilitation avec le dictateur et se tourne vers de nouvelles activités qui lui permettent de conserver son indépendance en l'occurrence, l'étude de la valeur curative des plantes avec un tradipraticien renommé de la région où elle habite.
Au cours d'une interview, Assamala Amoi affirmait que « dans la réalité les gens ne sont pas lisses et simples : ils sont plutôt complexes, pleins de contradictions, et c'est tout ça qui fait la pertinence, la densité psychologique de l'œuvre. C'est pour ça que j'ai tenu à avoir des personnages qui ne soient pas parfaits » [Amina, https://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINAAmoi2006.html]. Dans le même ordre d'idée, il faut aussi souligner que la narratrice prend soin d'expliquer ce qui a pu conduire certains personnages à devenir des individus fourbes ou malfaisants, des gens qui n'ont pas grand chose à offrir pour leur défense. Assamala Amoi ne laisse par exemple aucun doute sur le caractère pervers de Dieudonné Gnamian-Ba mais elle relève néanmoins que ce sinistre représentant des Pères-de-la-Nation est le produit d'un néo-colonialisme pernicieux qui favorise les magouilles, encourage une répression féroce téléguidée de l'extérieur et organise le pillage systématique du Koulo par des multinationales prêtes à tout pour avoir accès aux richesses naturelles du pays. De même, la forfaiture du directeur de l'hôpital qui signe une déposition mensongère contre Ndilé, permettant ainsi au gouvernement de la radier de l'Ordre des médecins, se comprend mieux lorsqu'on apprend que le vénérable docteur a paraphé le document que lui présentait une quelconque police parallèle, un pistolet sur la tempe; quant aux Ministres véreux qui se succèdent au gouvernement, ils sont tous manipulés par un régime délétère basé sur l'arbitraire.
Le deuil des émeraudes ne s'inscrit donc pas dans la ligne des ouvrages proposant une image négative ou désabusée de l'Afrique, pas plus qu'il n'entend idéaliser le continent; il ne cherche pas à mettre en scène un combat épique entre le bien et le mal. Comme le relevait Wanda Nicot dans Amina, Assamala Amoi propose « un roman à la fois transparent dans son histoire, avec des revirements de situations, des révoltes, des incompréhensions et parfois des ambiguïtés autour des personnages. ». Ndilé, Iroko, Shani et bien d'autres ne sont ni résignés, ni révoltés : ils aspirent tout simplement à vivre dans une société tolérante, ouverte sur le futur, et leur action entraîne des changements de société réels mais difficiles à cerner. Leur mentalité ouvre la voie à davantage de libertés individuelles et elle élargit la relation du Koulo au monde, créant dans la foulée de nouveaux espoirs pour tous les habitants du pays, quelle que soit leur condition.
Certes, le début du 21ème siècle, séduit par les idéologies sécuritaires, n'est guère propice au développement de grands projets humanistes. Les héritiers d'une « vieille garde » autoritaire qui renaît génération après génération, ne facilitent en rien les mutations qui pourraient conduire à un mieux-être de la population. Nombreux sont les tyranneaux prêts à poursuivre la politique de Dieudonné Gnamian-Ba, à partir en guerre, à imposer de nouvelles brimades aux démunis, à abolir les libertés individuelles de la population en général et des progressistes en particulier, à fomenter de nouvelles discordes entre ethnies afin de diviser pour régner, à créer un climat délétère qui favorise la peur de l'autre, en bref à précipiter leurs concitoyens dans les affres de l'oppression. Aucune victoire n'est définitive et celle d'Iroko ne fait pas exception : dès lors l'avenir de Ndilé reste incertain en dépit de son engagement pour un monde plus égalitaire et plus juste, d'où sa consternation lorsque la radio locale annonce que le Général Bessoulomi vient de prendre le pouvoir « au nom du peuple ». « Sous le coup de l'émotion », dit-elle, « je me coupe profondément le doigt ... et j'entends mon fils me demander à plusieurs reprises : Man'Ndi pourquoi tu pleures ? Pourquoi tu pleures ? » (p.298). Est-ce parce que l'Histoire est un éternel recommencement ?
Jean-Marie Volet
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-March-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_amoi09.html