A (RE)LIRE "Avale", un roman de Sefi ATTA Traduit de l'anglais par Charlotte Woillez. Titre original : "Swallow" [2010] Arles: Actes Sud, 2011. (284p.). ISBN: 978-2-7427-9712-7.
|
This review in English |
Avale de l'auteure nigériane Sefi Atta est sans conteste un roman qui mérite le détour. Cet ouvrage nous emmène au Nigeria, un pays où l'héroïne Tolani et sa colocataire Rose sont aux prises avec l'arbitraire, la corruption et un patron licencieux. « Ici une femme ne peut pas se permettre d'être gentille » (p.10), affirme Rose, mais au-delà des coups durs dont sont victimes les deux femmes, Avale décrit aussi un monde où l'ouverure d'esprit de Tolani, son respect des valeurs humaines et sa détermination s'inscrivent en faux contre les slogans vides de sens du gouvernement.
Tolani et Rose vivent dans la capitale nigériane depuis de nombreuses années. Elles ont la quarantaine et leurs rêves de liberté et de fortune se sont évanouis petit à petit. Faute d'argent, elles ont été contraintes à louer un logement misérable dans une banlieue éloignée et elles passent de nombreuses heures dans des bus bondés, livrées aux désagréments d'un trafic mal réglementé et meurtrier. Elles haïssent leur travail, leur environnement et la précarité de leur existence.
Les conditions de vie peu enviables des deux femmes se détériorent plus encore lorsque Rose perd son emploi après avoir giflé son patron qui la harcelait. Et la situation devient quasiment catastrophique lorsque le même individu s'en prend à Tolani et que cette dernière est elle aussi renvoyée après avoir porté plainte contre ce « chefaillon lubrique » [1]. Obtenir réparation s'avère impossible et retrouver un emploi tout aussi aléatoire, mais les deux femmes refusent de vivre dans le dénuement et de s'adonner au désespoir.
Rose est d'un naturel pugnace et ses emportements l'ont coupée de sa famille et de la plupart de ses amis. De plus, sa pétulance ne lui a pas permis de trouver un compagnon prêt à partager sa vie, et toutes ses relations amoureuses se sont soldées par des séparations houleuses: « Entre les hommes et nous, c'est la guerre », dit-elle. « Six mois, pas de mariage, je passe à quelqu'un d'autre, c'est la règle » (p.11). Aussi, dit Tolani, « depuis que je la connaissais, Rose avait fréquenté huit hommes différents » (p.12). Lorsque Rose perd son emploi, cependant, sa préoccupation principale n'est plus de trouver l'âme sœur mais bien plutôt de mettre la main sur quelqu'un qui soit en mesure de l'aider financièrement. N'entrevoyant aucun moyen légal de s'en sortir, elle s'accoquine avec un trafiquant de drogue qui lui promet monts et merveilles si elle accepte de transporter sa marchandise. C'est donc sans états d'âme qu'elle accepte de devenir « une mule »: à ses yeux, la fin justifie les moyens.
Tolani réagit violemment lorsqu'elle apprend la nouvelle. Le fait de s'en remettre à la pègre pour sortir d'un mauvais pas ne lui semble guère raisonnable. Aussi s'éloigne-t-elle de Rose, bien décidée à trouver une solution moins risquée pour se remettre en selle. Mais lorsque son petit ami se fait arnaquer et perd tout ce qu'elle lui a prêté, Tolani se retrouve comme Rose au pied du mur, sans travail et sans argent; du coup, elle commence à penser que faire une petite entorse à ses principes ne serait sans doute pas rédhibitoire. Comme le dit Rose: « Nos chefs d'Etats sont des voleurs, les membres de notre conseil d'administration sont des voleurs. Qui leur demande d'où vient leur argent? Les gens chantent leurs louanges. Ils leur courent après et les supplient de distribuer leur fortune » (p.135). Comme son amie, Tolani est « fatiguée d'être pauvre ». On devine la suite.
En fin de compte, c'est surtout le hasard qui décidera du sort des deux femmes, mais leur relation avec leurs familles respectives joue aussi un rôle important dans le dénouement du récit. Alors que Rose a grandi dans un milieu familial fragmenté et dysfonctionnel, Tolani peut, au contraire, s'appuyer sur un héritage familial dominé par l'image de femmes fortes et déterminées, des personnes volontaires qui se sont engagées pour l'abolition des coutumes surannées et l'octroi de nouvelles libertés aux femmes. Le nom sa grand-tante Iya Alaro, par exemple, est attaché à la gigantesque marche des femmes sur le palais du Roi, une manifestation qui avait mis un terme aux mariages forcés imposés par le monarque. Et sa mère Arike devint la première femme de la région à braver les préjugés de son époque en sillonnant les environs au guidon de sa Vespa.
La vie d'Arike racontée en alternance avec celle de sa fille Tolani ajoute une profondeur de champ intéressante à la narration. Elle permet de situer les avatars du présent dans le contexte d'un continuum qui souligne la longue lutte des femmes yorubas contre un obscurantisme réactionnaire bien enraciné. Arike évoque les batailles menées par chaque génération pour permettre aux femmes de s'adapter aux exigences et aux promesses d'une société nigériane en pleine évolution. « Ma grand-mère préparait des soupes aux légumes sur un feu de bois », dit Tolani. « Le feu était la seule source de lumière la nuit, ça sentait la fumée dans le compound qui rassemblait six maisons . . . . Les femmes faisaient du commerce et les plus âgées surveillaient les enfants . . . . A l'aube, ils se levaient et balayaient le sol . . . . le soir, ils écoutaient des histoires . . . . C'était le Makoku de l'enfance de ma mère. Mon Makoku à moi, celui où j'ai grandi, était plus moderne. Le chemin de terre rouge s'était transformé en une large route goudronnée . . . . Le Good Health Chemist avait des produits introuvables sur le marché, comme des pastilles pour la gorge au citron et au miel et du lait en poudre. L'Hôtel du Niger vendait du Coca-Cola. La station essence Mobil proposait des pâtés à la viande et au curry épicés . . . . Chaque fois que je retournais à Makoku, je remarquais que ceux de la ville offraient de plus en plus de services: il y avait des garages, des échoppes de tailleurs, des locaux de photocopie, des salons de coiffure. Les fermes parmi lesquelles ma mère avait grandi rapetissaient. Les bûcherons avaient abattu la moitié des arbres des forêts alentour. Qu'allaient donc manger les gens des villes? Des débris de voitures? Des montres? Des vidéos, des vêtements, des chaussures, des sacs, des jouets fabriqués à Taiwan? » (pp.39-41).
Les interrogations et les craintes de la jeune femme sont légitimes, mais comme sa mère et sa grand tante avant elle, elle n'entend pas être la victime de coutumes qui maintiennent les femmes en servitude et les laissent pour compte. Elle comprend les dangers d'un développement économique anarchique qui menace l'auto-suffisance alimentaire du pays, mais elle ne veut pas pour autant accepter qu'une élite corrompue essaie de la maintenir en marge des services et des avantages offerts par un matérialisme conquérant. Comme ses devancières, elle est mue par le désir de réaliser ses rêves, et comme elles, ses aspirations se heurtent à des injustices et à des inégalités qu'elle entend combattre. A une époque où l'argent ouvre toutes les portes, faute de nourrir la population, elle avoue de manière candide: « Les gens n'ont pas besoin de beaucoup pour survivre dans les campagnes. Moi . . . . pourquoi le nier, j'ai besoin d'argent, plein plein d'argent. » (p.143)
Les attitudes contradictoires des parents de Tolani face au pouvoir de l'argent dans l'économie familiale avait déjà joué un rôle important dans les relations du couple. Le père de Talari qui avait hérité de son propre père la fonction de tambourinaire, ne vivait que pour sa musique et distribuait tous ses revenus sans se préoccuper du lendemain. Il accueillait chez lui d'innombrables hôtes sans regarder à la dépense. « Ton père gagnait beaucoup en tant que musicien de Tunde Twinkle », affirme Arike, « Il voyageait beaucoup aussi et, à son retour, il dépensait aussi beaucoup. . . . Notre maison était devenue un lieu de passage. Certains visiteurs restaient pendant des jours » (p.158). Cette invasion ne dérangeait pas du tout le père de Tolani qui, magnanime et prodigue, ne demandait à personne de justifier sa présence sous son toit et ne fermait jamais sa porte à un visiteur.
Accueillir la famille et les voyageurs est de mise à l'époque de Tolani, et cette dernière n'est pas femme à refuser l'hospitalité à qui que ce soit. Ce qui lui déplaît, cependant, c'est que certains hôtes de passage profitent indûment de la coutume et de la générosité de son mari. Comme elle le dit, « les propres à rien, comme je les appelais, venaient parce qu'il voulaient traîner dans les parages avec ton père . . . . Leur truc à eux, c'était de manger gratos et de repartir avec des cadeaux » (p.166). Si Arike s'insurge contre la prodigalité de son mari, c'est entre autres parce que cet afflux d'écornifleurs pèse lourd sur ses activités, son budget et ses ressources.
Alors que son mari maintient la porte de la maison grande ouverte, c'est à elle, et à elle seule, que revient le devoir d'accueillir dignement tous ces visiteurs. Une tâche coûteuse et harassante qui n'est reconnue ni par son mari ni par ses hôtes. Nourrir et héberger des parents et des gens de passage aussi longtemps que cela s'avère nécessaire fait partie des devoirs d'une épouse et Arike s'en accommode. Ce qu'elle n'accepte pas, par contre, c'est que la concession soit ouverte à tous les parasites de la région et que les efforts qu'elle consent pour satisfaire son mari ne soient jamais reconnus. « Sa générosité m'inquiétait », dit-elle, « De nouveaux amis faisaient leur apparition, qui avaient entendu dire qu'il n'avait aucun mal à se délester de son argent . . . . un jour j'ai pris conscience que je cuisinais pour ces gens, et que ton père ne semblait pas concerné par ce qui m'arrivait. Je préparais parfois à manger pour près de vingt personnes en une seule journée. Il ne demandait jamais qui avait cuisiné, d'où ça venait, combien ça coûtait » (p.159).
La situation explose lorsque le père de Tolani donne à son « ami » Taofik une forte somme appartenant à Arike, sans même en parler à sa femme. Furieuse, Arike interpelle Taofik qui s'est installé chez eux depuis plusieurs semaines et elle exige la restitution de ses économies. Le refus d'obtempérer de son mari et les propos vindicatifs de Taofik mettent le feu aux poudres et provoquent une réaction violente d'Arike qui expulse l'hôte indésirable sur le champ et refuse désormais de subventionner la mansuétude de son mari avec son propre argent. Elle ne veut plus être la complice d'un système qui encourage le parasitisme et exploite de façon éhontée son labeur. D'où ce conseil prodigué à sa fille: « Dans la vie, tu vas rencontrer des gens qui ne marchent pas droit et, si tu adoptes l'état d'esprit de ton père, tu vas essayer de les aider. Il te trouvera bien des raisons de ne pas prendre les gens de haut, mais moi je peux te donner une bonne raison de le faire. Si tu dors dans la crasse, ça finira par se sentir. » (p.156)
A première vue, on pourrait penser que le Nigeria d'antan et les problèmes d'Arike n'ont rien en commun avec l'univers urbain contemporain où se meuvent Tolani et Rose. Toutefois, à y regarder de plus près, on voit que certaines choses se retrouvent d'époque en époque: les inégalités dont sont victimes les femmes sont encore criantes; la « valeur » d'une épouse est encore souvent fonction du nombre de fils qu'elle a mis au monde; et c'est bien souvent à la femme de se charger de l'entretien et de l'éducation de tous ses enfants; le parasitisme a le vent en poupe et l'argent continue à permettre aux nantis d'acheter leur notoriété et de monnayer leur popularité. L'exploitation reste un des piliers de l'activité économique et la violence le moyen privilégié de maintenir en place un système inégalitaire. La violence n'est d'ailleurs pas l'apanage des hommes comme le montre Rose qui est toujours prête à en venir aux mains pour faire valoir son point de vue, et Mme Durojaiye qui corrige sévèrement ses enfants pour leur inculquer l'obéissance et les bonnes manières.
Tolani a hérité de la sereine placidité de son père mais comme sa mère et sa grand-tante Iya Alaro, les circonstances la contraignent à s'affirmer, à se battre contre un environnement hostile afin de trouver le meilleur moyen de vaincre les obstacles qui se dressent sur son chemin sans perdre la face et en conservant sa dignité. Trouver une solution satisfaisante sans être broyé par le système n'est pas plus facile en 2010 à Lagos que cela ne l'était à Makoku un demi siècle auparavant. Superficiellement, les préoccupations des uns et de autres semblent être fort différentes mais il n'est pas nécessaire de creuser très profond pour découvrir que la recherche du bonheur, les espoirs, les désillusions, les émotions et les espérances qui nourrissent les consciences n'ont guère changé au cours des ans.
Le portrait plein de vie du Nigeria et l'intrigue originale que nous propose Sefi Atta contribuent certainement au succès du roman mais c'est surtout l'univers relationnel des individus en présence qui est fascinant. De manière naturelle et directe, les personnages imaginés par l'auteure évoquent la complexité du monde et leurs préoccupations s'en font l'écho. Tolani, Rose, Mme Durojaiye, Arike, Iya Alaro et les autres sont animées d' « un salutaire esprit de révolte » [2]; la rage de vivre les pousse à l'action. Du coup, chacune d'entre d'elles pourrait reprendre à son compte le constat d'Arike comme, sans doute, la plupart des lecteurs du roman: « Ma vie est tout sauf simple. Une vie simple, est-ce que c'est possible? » (p.282). A lire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. et 2. Quatrième de couverture
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-March-2012.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_atta12.html