A (RE)LIRE "Mariama Bâ ou les allées d'un destin", une biographie de Mariama Bâ par Mame Coumba NDIAYE Dakar: Nouvelles Editions du Sénégal, 2007. (260 p.) ISBN: 978-2-7236-1646-1.
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Une si longue lettre, de l'écrivaine sénégalaise Mariama Bâ, est l'un des romans les plus célèbres de la littérature africaine du vingtième siècle. Publié en 1979, primé lors de la Foire du livre de Francfort en 1980 et traduit en dix-sept langues, cet ouvrage incarne le premier succès retentissant d'une Africaine francophone dans le domaine de la littérature. Ce livre raconte l'histoire de Ramatoulaye, une institutrice sénégalaise aux prises avec les vicissitudes de la vie, et bien que Mariama Bâ eût affirmé à la sortie de son roman qu'elle n'avait « ni la grandeur d'âme, ni les qualités de son héroïne » (p.131), il était difficile de savoir dans quelle mesure l'œuvre n'était pas d'inspiration autobiographique. La récente publication de la biographie de Mariama Bâ par sa fille Mame Coumba Ndiaye met fin aux spéculations et permet de découvrir une existence dense, « dramatique en péripéties » et différente de celle que l'on retrouve dans le roman.
Mariama Bâ est née en 1929 à Dakar. A la mort de sa mère, alors qu'elle est encore toute petite, ce sont ses grands-parents maternels et surtout sa grand-mère qui vont se charger de son éducation. D'origine noble, très attachée aux valeurs ancestrales et dédaignant l'influence des Français, cette grand-mère va jouir d'un ascendant considérable sur sa petite-fille. Le père de Mariama dont l'influence fut d'égale importance était quant à lui « peu soucieux des traditions ». Il affichait des idées libérales et était « taxé de progressiste ». (p.17) Né en 1892, il avait combattu dans les rangs des Tirailleurs sénégalais pendant la première guerre mondiale, puis il avait gravi les échelons du monde politique pour devenir Maire adjoint de la ville de Dakar en 1947 puis Ministre de la santé. Ce fut lui, contre l'avis de ses beaux-parents, qui insista pour que sa fille soit inscrite à l'Ecole française et ce fut aussi lui qui suivit de près les études de Mariama et lui permit de les mener à bon terme.
Les espoirs du père de Mariama furent amplement récompensés lorsque sa fille sortit première de sa promotion lors du Concours d'admission à l'Ecole Normale d'institutrices de Rufisque. Cette belle réussite, toutefois, ne fit que souligner l'espace qui séparait les convictions conservatrices des grands-parents et les idées progressistes du père en matière d'éducation des filles. Alors que voisins et amis célébraient dans l'allégresse une réussite qui semblait rejaillir sur le quartier tout entier, les grands-parents, inquiets pour l'avenir de leur petite-fille devenue la proie d'une popularité éphémère, décidèrent qu'il était grand temps de mettre le holà à une aventure insensée. Aussi, comme Mariama Bâ le raconta ultérieurement, « Mon père absent (à Niamey), madame Berthe Maubert dut vaincre seule la résistance familiale qui trouvait suffisantes "mes allées et venues" sur ce chemin qui ne menait nulle part. » (p.36)
A la rentrée scolaire 1943-44, Mariama Bâ qui n'avait jamais quitté le cocon familial jusque-là, se retrouva donc interne dans la vieille ville de Rufisque où elle allait passer quatre ans au terme desquels elle obtint son diplôme d'institutrice. Elève brillante, elle eut tôt fait de dévoiler les mystères du monde colonial, ses conventions, ses valeurs et sa manière de voir les choses. Elle n'avait pas vingt ans mais savait tout de la France, cela avant même d'avoir mis le pied en métropole. Toutefois, le savoir acquis à l'Ecole Normale ne signifiait pas un changement d'allégeance chez la jeune femme pour qui les valeurs familiales, la religion, les traditions ancestrales et la culture restaient des éléments essentiels de l'existence. Comme elle le soulignait dans un délicieux petit texte autobiographique rédigé au cours de sa dernière année d'étude à Rufisque : « ... j'avais huit ans et je criais "Tam-tam emporte moi". Puis un jour, vint mon père, vint l'école, et prit fin ma vie libre et simple. On a blanchi ma raison ; mais ma tête est noire, mais mon sang inattaquable est demeuré pur, comme le soleil, pur, conservé de tout contact. Mon sang est resté païen dans mes veines civilisées et se révolte et piaffe aux sons des tam-tams noirs. »1 (p.189). Cet attachement contradictoire à la tradition et à la modernité va dominer la vie de Mariama Bâ, influencer ses faits et gestes tout au long de son existence et, suggère-t-elle, expliquer du moins en partie ses relations conjugales difficiles. « C'est, dit-elle, de l'intérieur d'un contexte réactionnaire, fait de tensions multiples, entre l'ancien et le moderne, de crises avec nous-mêmes, avec nos partenaires masculins, que la plupart d'entre nous ont tenté d'asseoir un amour neuf qui était condamné avant de naître » (p.46).
Peu après sa sortie de Rufisque, Mariama Bâ rencontra son premier mari. « Bassirou avait des idées en avance sur son temps, dit-elle. Il m'étonnait. Ses mots forçaient mon admiration. Nous étions portés par le même vent d'évolution » (p.46), mais il y a loin de la théorie à la pratique et c'est « en véritable héritier des privilèges du passé » que Bassirou s'installe dans leur vie commune. Cette attitude incompatible avec les rêves d'épanouissement et de liberté de Mariama entraîne donc l'effondrement de cette première union. « Ce n'était pas du mariage que je voulais sortir, ajoute-t-elle, mais d'un lien étouffant qui semblait m'éloigner de ma véritable personnalité. Entre le genre de femme que j'étais et celle que désirait Bass, l'abîme qui nous séparait me semblait infranchissable. » (p.47). Le second mariage de Mariama Bâ avec Ablaye Ndiaye ne dura guère plus longtemps et ce n'est qu'à sa troisième tentative qu'elle réussit à établir des liens plus durables, même si ce nouveau mariage fut lui aussi ponctué de plusieurs désaccords, brouilles et séparations temporaires car de l'avis unanime de tous ceux qui étaient proches du couple, on ne pouvait trouver deux personnes au tempérament plus différent.
Obèye Diop, militant socialiste de longue date, faisait partie d'un cercle d'intellectuels brillants qui voulaient libérer l'Afrique du joug colonial. « La passion intellectuelle nous a réunis, affirme Mariama Bâ, et cela nous a donné envie d'aller plus loin. » (p.54) Pour sa part, Obèye Diop évoque son mariage en ces termes : « J'ai épousé Mariama Bâ sur la base d'un malentendu. Amical, passionné et passionnant, intellectuel, affectueux, tendre, orageux, le malentendu a duré un quart de siècle ... la rencontre de deux tempéraments opposés, de deux réflexions bouillonnantes, de deux gourmandises intellectuelles voraces, de deux philosophies différentes, n'est pas facile à gérer. Mais nous disposions d'un support solide : nous avions le même regard sympathique sur la vie. » (pp. 140-141)
L'action militante de Mariama Bâ au sein des organisations féminines locales prit son essor à la fin des années 1960. Le ronron de sa vie d'institutrice, d'épouse et de mère, ses neuf enfants qui avaient grandi et le temps qui se libérait, l'incitèrent à étendre sa lutte pour la promotion des droits des femmes de la sphère privée à une participation directe aux organisations féminines encourageant l'entraide et les actions communes. C'est à cette époque qu'elle commença à gérer une gigantesque Tontine2, qu'elle devint membre de la Fédération des associations féminines du Sénégal puis Secrétaire générale du Club soroptimiste de Dakar de 1979 à 1981. Ses débuts littéraires datent de la fin des années 1970 et répondent eux aussi à la volonté d'exposer de manière méthodique, claire et précise les revendications des femmes « larguées au bord de la route » (p.120). La biographie proposée par Mame Coumba Ndiaye permet d'y voir plus clair dans une destinée hors du commun. Elle souligne de manière utile les raisons qui ont conduit Mariama Bâ à prendre la plume à l'orée de la cinquantaine. Et les pages évoquant les derniers moments de l'auteure, alors qu'un cancer la ronge, sont émouvantes, tout particulièrement le texte légué à ses enfants et à la postérité peu avant sa mort en 1981. (pp. 88-93)
Source utile de renseignements complétant une image très parcellaire de la vie de l'auteure, Mariama Bâ ou les allées d'un destin est aussi un ouvrage qui propose in extenso plusieurs textes mal connus de Mariama Bâ. Sans compter « Petite patrie », une perle datant de la fin des années 1940 proposée sous le titre un peu encombrant de « Composition française de quatrième année de Mariama Bâ à l'Ecole Normale de jeunes filles de Rufisque », le lecteur trouvera aussi une allocution de l'auteure prononcée en 1976 en l'honneur de l'ancienne directrice de l'Ecole Normale, Madame Le Goff ; un compte rendu de deux années d'exercice au poste de secrétaire générale du Club soroptimiste de Dakar ; une intervention dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale à l'occasion de la journée nationale de la femme en 1979 ; un essai écrit à l'occasion de l'année de l'enfance 1979 ; un essai sur la polygamie (pp. 158-163) et une intervention à la Foire du livre de Francfort (1980) sur la fonction politique des littératures africaines écrites (Foire au cours de laquelle elle reçut le Prix NOMA).
L'image sympathique et nuancée de Mariama Bâ proposée par sa fille est à même de séduire tous les admirateurs de cette Grande Dame de la littérature africaine. Et en mettant à disposition plusieurs textes inédits, Mame Coumba Ndiaye permet aussi à la critique de mieux contextualiser une œuvre littéraire qui n'a, somme toute, pas grand chose d'autobiograhique mais concrétise, sous forme de romans, toutes les préoccupations de l'auteure à l'automne de sa vie.
Jean-Marie Volet
Notes
1. "Petite patrie" in Ndiaye, pp.187-189.
2. Association regroupant un certain nombre de personnes qui décident de se soutenir financièrement, et cela à tour de rôle.
Editor ([email protected])
The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 22-Aug-2009.
https://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_ba09.html