A (RE)LIRE "Orounoko ou l'histoire de l'esclave royal" (1688), un roman d'Aphra BEHN Traduction française de "Oroonoko or the Royal Slave" par Bernard Dhuicq, in Alpha Behn. "La belle infidèle". Arles: Editions Philippe Picquier, 1990. (pp. 133-217).
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Les traductions permettent de se plonger dans un univers peu familier, et quand l'action se déroule à une époque éloignée de la nôtre, le dépaysement est double. La lecture d'Orounoko ou l'histoire de l'esclave royal de l'écrivaine anglaise Aphra Behn ne fait pas exception. Publié à Londres en 1688, ce roman poignant nous entraîne à la suite d'un jeune noble Africain arraché à sa terre natale au milieu du 17e siècle pour être vendu comme esclave à Surinam.
Orounoko est encore très jeune, mais déjà, il conduit l'armée de son grand-père de victoires en victoires. Malheureusement, ses succès sur le champ de bataille sont bien mal récompensés par le vieux monarque qui s'amourache d'Imoinda, la jeune fille promise à son petit-fils, et il la fait enfermer dans son harem. Anéantis par cet abus de pouvoir, Orounoko et Imoinda essaient sans succès de faire changer d'avis le vieux roi et finissent par être surpris ensemble dans l'enceinte du palais. Du coup, le roi outragé vend la jeune infidèle à un marchand d'esclaves et Orounoko, déprimé, rejoint ses armées et tente vainement d'oublier son chagrin. L'action rebondit lorsqu'un capitaine anglais ayant invité le jeune prince et sa suite à bord de son navire, fait saisir tous ses invités par surprise, les jette à fond de cale et lève l'ancre précipitamment.
Réduire à l'esclavage un jeune noble qui n'a plus rien à perdre n'est pas chose facile et le capitaine se rend rapidement compte qu'il ne pourra pas venir à bout de la résistance de son prisonnier. Il promet donc sur son honneur de relâcher Orounoko à l'escale suivante et évite ainsi la rébellion qui menace d'éclater sur son navire. Mais, manquant à la parole donnée, il finit par vendre Orounoko et ses compagnons à un planteur anglais à Surinam. Lorsqu'il arrive à la plantation, coup de théâtre, Orounoko y retrouve Imoinda. Toutefois, le plaisir des retrouvailles est bref car l'espoir du jeune prince de rentrer chez lui avec sa bien-aimée s'amenuise de jour en jour et le jeune homme qui n'a jamais consenti à courber l'échine se rend compte que s'il veut recouvrer la liberté, il va devoir la conquérir à la force des armes. Il prend alors la tête d'une rébellion qui tourne court et s'achève dans un bain de sang.
Au-delà de cette intrigue somme toute assez simple, Orounoko bouscule les idées reçues qui nourrissent aujourd'hui encore l'imaginaire de nombreux lecteurs. La conduite d'Orounoko et celle du Capitaine anglais qui le kidnappe sont, par exemple, contraires aux images stéréotypées qui informent la littérature coloniale: Orounoko a tout pour plaire: son intégrité, son courage, son érudition, tout fait de lui un parfait gentleman qui n'a jamais eu à rougir de ses actions. A l'inverse, le capitaine anglais est un affairiste sans scrupule. Il fait feu de tout bois et, comme les brutes sanguinaires qui font régner la terreur dans leurs plantations, il porte préjudice à l'honneur de l'Angleterre. Si ceux qui semblent tolérer les iniquités commises par les chasseurs d'esclaves au nom de bénéfices juteux sont nombreux, la narratrice ne partage pas leur hypocrisie et elle dénonce leur comportement indigne. Bien qu'Orounoko soit un Africain et un esclave, aux yeux de la narratrice, c'est bien lui qui incarne les valeurs auxquelles aspirent les âmes bien nées. Le débarquement du jeune Prince à Surinam en fait foi: « Orounoko était sans défense. Il se contenta de lancer au capitaine un regard plein de férocité et de dédain; ses yeux adressèrent des reproches à l'homme qui, se sentant coupable, rougit de honte. » (p.172).
Les bases mêmes du commerce triangulaire en font un système incompatible avec les concepts d'honneur, de respect et de probité, aussi les promesses faites à Orounoko après son débarquement à Surinam ne sont pas mieux tenues par ses nouveaux maîtres que celles qui lui avaient été faites par l'infâme capitaine. Pour Aphra Behn, les valeurs qui ont fait la grandeur du pays ont été bradées à une bande de brigands dont les autorités de Suriman sont la triste image: « sans vouloir rabaisser les conseillers ou tourner en ridicule les autorités de cet endroit », dit-elle, « le conseil rassemble des gredins d'une si grande notoriété que la prison de Newgate n'en a jamais expédié de tels dans nos colonies. » (p.208). Ce dénigrement de la société coloniale ne fut guère apprécié en Angleterre, on s'en doute, car on y voyait une critique sévère des Anglais et une apologie des Africains, le monde à l'envers en quelque sorte! Toutefois, en y regardant de plus près, il est facile de voir que le jugement hostile porté par l'auteure sur l'univers esclavagiste ne vise ni une race ni un pays mais un certain nombre de conduites choquantes que l'on retrouve chez des individus de toute origine. Le comportement incongru du grand-père d'Orounoko envers son petit fils et le bannissement d'Imoinda le montrent. En dépit de ce qui les sépare, le roi africain et le capitaine anglais évoqués par Aphra Behn se ressemblent beaucoup: déloyaux et perfides, ils attestent que le commerce esclavagiste repose sur la collusion d'individus sans scrupule dont la couleur de peau importe peu.
Si Orounoko raconte l'histoire d'un homme que l'auteur place du côté des justes, le héros n'en est pas pour autant un homme sans tache et sans reproche. Comme le souligne un critique, Aphra Behn nous invite à prendre part à ses malheurs mais elle ne dit pas grand chose de ses compagnons d'infortune; cela s'explique en partie parce que, avant de devenir la victime du commerce des esclaves, Orounoko en a été un des nombreux bénéficiaires. Le début de l'histoire nous l'apprend: « ... un navire anglais se présenta au port. Le maître de ce navire était souvent venu dans ces contrées et était bien connu d'Orounoko, auprès duquel il s'était procuré des esclaves, comme il l'avait fait auprès des généraux qui l'avaient précédé. Ce capitaine était plus raffiné dans ses manières et dans sa conversation, mieux éduqué et plus attrayant que la plupart de ses congénères... Orounoko ... qui prenait grand plaisir à fréquenter ... les hommes doués d'intelligence et d'esprit... vendit à ce capitaine un grand nombre d'esclaves ... et l'invita à rester à la Cour aussi longtemps qu'il le pouvait. » (p.167).
Le capitaine qui entraîne le jeune Prince dans un guet-apens est donc une relation d'affaires, presque un ami dont le crime rédhibitoire n'est pas de se livrer à l'esclavage mais de ne pas être un homme de parole, de faire passer l'argent avant l'honneur. Si Aphra Behn se fait l'avocate de l'égalité des races, si elle blâme la conduite déshonorante de certains de ses compatriotes et si elle dénonce la barbarie des planteurs de Surinam, elle n'est pas pour autant, comme l'ont suggéré certains critiques, une romancière menant campagne contre l'esclavage. C'est la manière ignominieuse dont Orounoko a été enlevé davantage que le fait qu'il ait été vendu comme esclave qui la dérange.
C'est un sentiment identique qui domine l'attitude d'Aphra Behn vis-à-vis des relations de genres. C'est contre les pratiques machistes et discriminatoires de certains hommes et non contre le système en soi qu'elle s'insurge. Cette approche lui permet non seulement de circonscrire son action et de briser l'hégémonie masculine qui dominait le monde littéraire d'alors mais aussi de se faire une place parmi les auteurs de son temps, de devenir l'un des tout premiers écrivains à imposer le genre romanesque dans l'univers des lettres britanniques et d'être une des premières écrivaines, sinon la première, à avoir pu vivre de sa plume. Il n'est dès lors guère étonnant que Virginia Woolf ait écrit un siècle et demi plus tard (en 1929): « toutes les femmes se devraient de déposer une fleur sur la tombe d'Aphra Behn ... car c'est bien cette dernière qui conquit pour elles le droit d'exprimer leur pensée ».
Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, la compagne d'Orounoko est loin d'avoir la pugnacité et la liberté de l'auteure. C'est « une vraie beauté », « une vénus, belle et noble » (p.142), vertueuse, charmante et entièrement dévouée à son Prince charmant. Imoinda est un peu l'antithèse de la bouillonnante Aphra Behn. Son sort est lié de manière indissociable à celui de son amant qui attend d'elle une soumission à la vie et à la mort, comme il le dit à l'heure de se soulever contre une oppression tyrannique: « s'il se trouvait ... une femme trop déchue de l'amour et de la vertu pour préférer rester en esclavage plutôt que de suivre son mari et hasarder sa vie pour partager avec lui sa fortune, cette femme mériterait d'être abandonnée et laissée en pâture à leur ennemi commun » (p.200). La noble Imoinda n'appartient bien sûr pas à cette catégorie de femmes qui abandonnent leur époux et elle meurt de la main même du héros plutôt que de se soumettre à l'ignominie du joug et du fouet.
Très en vue de son vivant, Aphra Behn perdit beaucoup de sa popularité au cours des années suivant sa mort, en 1689. Sa réputation de femme licencieuse et impudique contribua à marginaliser son œuvre et à la rejeter vers l'oubli. Sa liberté irritait les moralistes et ses satires fustigeant les relations inégales entre les sexes n'étaient pas du goût de tout le monde comme en témoignent les propos vindicatifs de l'Evêque Burnet qui qualifiait ses écrits « d'odieux et d'obscènes » [1]. Quant à Orounoko, il pouvait facilement être perçu comme une attaque malveillante à l'encontre de ceux qui faisaient la fortune du Royaume.
Que ce soit l'aplomb d'une femme prétendant se mesurer aux auteurs masculins de son époque pour raconter le monde à sa manière, la portraiture de gentlemen anglais ayant perdu le sens de l'honneur, la condamnation des méthodes utilisées par les esclavagistes pour alimenter leur trafic, la sauvagerie des planteurs ou encore la description positiviste des Indiens de Surinam et l'apologie d'un Prince africain « sublime et glorieux » (p.217), de fait, toute l'œuvre d'Aphra Behn représentait une menace pour l'intelligentzia britannique qui se fit fort de la vilipender et de l'oublier au plus vite.
Orounoko et son auteure ne furent pas mieux accueillis en France où l'esclavage battait son plein. Même l'apparition d'un personnage français fort érudit au côté du Prince ne fut pas en mesure de séduire Versailles. Et pourtant, Aphra Behn rendait un hommage non négligeable à la culture française en « attribuant une partie des qualités d'Orounoko à l'attention que lui porta un Français, homme d'esprit et de savoir, qui après avoir découvert qu'il serait d'un grand intérêt de devenir tuteur, pour ainsi dire, de ce jeune Noir, et après avoir perçu chez celui-ci un grand désir d'apprendre, de l'aptitude pour étudier et de la vivacité pour comprendre, prit un grand plaisir à lui enseigner la morale, sa langue et la science. » (p.140). Pour Paris comme pour Londres, l'Afrique ne devait être peuplée que de sauvages; il n'en fallait pas plus pour enterrer un ouvrage qui ne fut publié en français qu'en 1745, et encore « avec un habit françois », comme l'écrit le traducteur, c'est-à-dire traduit de manière très libre et adapté au goût du jour.
La réhabilitation d'Aphra Behn amorcée par Virginia Woolf et les féministes du début du 20e siècle s'est poursuivie dans le monde anglo-saxon jusqu'à nos jours et les multiples interprétations d'Orounoko qui ont été proposées en soulignent toute la complexité. Mais, comme tous les textes qui touchent à l'Afrique noire et tendent à réfuter les orthodoxies racistes qui ont dominé la pensée hexagonale depuis l'époque de l'esclavage, celui-ci reste encore inconnu en France [2]. C'est dommage, car en l'absence de romans sur l'Afrique écrits en français par les romancières du 17e siècle, l'histoire d'un prince africain admirable initié aux sciences par un savant français et trahi par un infâme capitaine anglais, devrait occuper une place de choix dans toutes les bibliothèques de France, de Navarre, et bien sûr d'Afrique noire.
Jean-Marie Volet
Notes
1. Cité dans "Oroonoko and Aphra Behn" in Johanna Lipking (ed.) "Aphra Behn Oroonoko, an authoritative text, historical backgrounds, criticism, critical essays". New York. W.W. Norton, 1997, p.189.
2. Comme pour me donner tort, à l'heure où j'écris ces lignes, je découvre qu'une nouvelle édition du roman vient de paraître en français chez Flammarion, fin 2009, sous le titre "Oroonoko ou La véritable histoire de l'esclave royal". Traduction de G. Villeneuve.
Les citations sont extraites de « Orounoko ou l'histoire de l'esclave royal », in Aphra Behn. "La belle infidèle". Arles: Editions Philippe Picquier, 1990. Récits traduits de l'anglais par Bernard Dhuicq, pp.133-217.
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The University of Western Australia/School of Humanities
Created: 01-April-2010.
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